Quel est l'animal doté de 800 millions d'habitants, de 42 millions de kilomètres carrés de territoire, de près de 40 % du produit intérieur brut mondial, d'un quart du commerce de marchandises et de 1.000 langues ? ", demanda le sphinx. A quoi OEdipe répondit : " Les Amériques ", ce qui épata le sphinx, et le mit en demeure de répondre à son tour à une autre question. Elle ne tarda pas à fuser : " Quel est le plus formidable défi jamais adressé à l'Union européenne ? " " L'élargissement ? ", tenta d'abord le sphinx - méfiant et sur la défensive. " Le projet de Constitution ? ", risqua-t-il ensuite - sans plus de succès. " L'OMC ? ", proposa-t-il enfin, persuadé d'avoir décroché la martingale. " Eh bien, non ! se réjouit OEdipe, heureux de terrasser son adversaire, c'est la Zléa. "
" Zléa ", qui n'est pas du persan, signifie " Zone de libre-échange des Amériques ", que l'anglais résume par le sigle " FTAA " et l'espagnol par " Alca ". Cette Zléa, le concept en a été proposé à Miami en 1994 au 1er Sommet des Amériques, et elle concerne 34 des 35 pays américains du nord de l'Alaska à la Terre de Feu (le 35e, Cuba, étant écarté pour cause de non-conformité démocratique aux règles définies par les Etats-Unis et le Canada). En 1998, après une première phase d'évaluation, il fut décidé (Déclaration de San José) que la Zléa verrait le jour au plus tard le 1er janvier 2005. Dès lors, le 3e Sommet des Amériques, qui se tiendra à Québec du 20 au 22 avril, apparaît comme une étape clef dans la finalisation de ce processus d'intégration, d'autant que les Etats-Unis et le Chili souhaitent réduire le délai à 2003.
Mais, dira-t-on, une " intégration ", pourquoi et comment ? D'abord, une intégration fiscale et commerciale, constitution d'un vaste ensemble régi par un corpus de normes et de règles communes, valables en son sein et le protégeant de fait du reste du commerce international auquel la majorité des pays de la région (les plus faibles) reprochent les difficultés qu'ils éprouvent à y accéder. Ensuite, une intégration monétaire, via la dollarisation effective de toute la zone, dans le sillage de l'Equateur et de pays centre-américains qui sont allés jusqu'à renoncer à leur monnaie nationale au profit du dollar US, de l'Argentine, qui y est liée par un système de parités, du Canada, dont nombre de dirigeants ne voient plus l'utilité du dollar canadien, sans parler du Mexique. Puis, une intégration juridique et sociale dont l'une des manifestations les plus discutées, dans le cadre de l'Alena (précurseur nord-américain de la Zléa), est l'utilisation de ce " chapitre 11 " qui permet à des compagnies privées de poursuivre des gouvernements en justice si elles estiment que les décisions de ces gouvernements peuvent nuire à leurs intérêts. Mais aussi, par la médiation d'accords commerciaux qui en apparaissent comme le cheval de Troie, une intégration politique et stratégique dont le plan Colombie a livré la préfiguration, et qui signifie rien de moins que le retour à la politique bicentenaire du " gros bâton ". Et encore, une intégration linguistique, dans un continent où, si mille langues sont parlées, pour la plupart amérindiennes, sept seulement sont langues nationales officielles, quatre (anglais, espagnol, français et portugais) langues de travail des institutions régionales, et deux (l'anglais et l'espagnol) se disputent la part du lion... Enfin, une intégration culturelle, bien loin de se limiter à l'invasion des marchés sud-américains par les " produits " des majors nord-américaines, et qui prendrait la forme d'un mouvement plus essentiel, dont des critères communs de langue, d'éducation et de formation seraient les clefs de l'élaboration et de la pérennisation.
A cette aune-là, les thèmes officiels du 3e Sommet des Amériques (" renforcement de la démocratie ; création de la prospérité ; réalisation du potentiel humain "), ainsi que la déclaration du ministre du Commerce canadien, pour qui la Zléa ne serait pas le sujet de ce sommet, apparaissent comme de parfaites dénégations... non dénuées d'humour.
Ingénieux Ulysse, celui qui porta la Zléa des fonts baptismaux jusqu'à la présente négociation, lui donnant les atours d'un pur accord commercial ! Rien d'un vaste " traité " à l'européenne, rien de politique, rien qu'un peu de " libre-échange ", à peine d'" économique "... Mais ce qu'il en adviendra est l'affaire de tous, ici aussi bien que là-bas.
Là-bas, d'abord, car si les Etats-Unis pensent écrire la partition, il n'est pas sûr que la musique soit celle qu'ils escomptent. Ainsi, comme on lui demandait si les Sud-Américains n'allaient pas " perdre leur âme " dans le cadre de l'Alena, Carlos Fuentes rétorqua-t-il naguère : " Vous n'y êtes pas, c'est nous qui sommes porteurs des vraies valeurs, et l'infléchissement ne se fera pas à notre détriment, mais à notre bénéfice. " L'Histoire étant familière de ces ruses, elle tranchera. Mais la tenue d'un 2e " Sommet des peuples des Amériques " à Québec, sommet des alternatives du continent, qui aura lieu avant et pendant l'" officiel ", prouve assez que rien n'est joué. Les sociétés civiles y défendront leur pluralité, y décortiqueront les conséquences multiformes de la Zléa, y formuleront leurs propres propositions sociales, économiques, culturelles et cosmopolitiques.
Ici, ensuite, car cette affaire aurait avantage à devenir une priorité pour tous les Européens, qui, tels les Troyens, dorment, tandis que les Américains prennent possession de la Cité-Monde à marche forcée. C'est qu'avec la Zléa on vise à faire de l'intégration juridique, fiscale, monétaire, le paradigme réducteur de toutes les intégrations. Avec la Zléa, on cherche à forger un modèle pour l'OMC, et même un axe autour duquel l'OMC pourrait " s'enrouler " ! Avec la Zléa, on valorise aussi un modèle de mondialisation : à savoir une " globalisation " par l'économie des plus forts, qui triomphe en dépit des peuples et mue par un appétit de domination sans partage. Enfin, avec la Zléa, on vise l'Union européenne, et on lui répond d'une manière cinglante - qui pourrait s'avérer définitive si les Sphinx continuent de plastronner et les Troyens de dormir !
Article publié le 18 avril 2001 par Les Echos (Paris) et le 20 avril 2001 par Le Devoir (Montréal)