Gilles Bœuf, Président du Muséum national d’histoire naturelle, explique la nécessité de donner une valeur aux ressources du vivant, celles des océans en particulier. Il n’est pas sain d’un point de vue économique que celles-ci soient disponibles gratuitement, explique-t-il. Il évoque par ailleurs la manière dont le nombre d’espèces présentes et passées est évalué.
Cet entretien a été réalisé à l’occasion d’une conférence organisée en janvier 2010 à l’UNESCO intitulée « Science et politiques de la biodiversité ».
Propos recueillis par Bernard Giansetto, Bureau de l'information du public de l'UNESCO.
Pourquoi dit-on que l’océan est « un bien public non comptabilisé » ? Est-ce la raison pour laquelle on considère le thon rouge, par exemple, comme «gratuit », alors qu’il s’agit pourtant d’une espèce menacée ?
- Effectivement, la plante ramassée ou l’espèce capturée appartient à celui qui va la chercher. Evidemment, il ne s’agit pas d’un système économiquement soutenable à terme. D’où l’idée mise en avant d’accorder une valeur non seulement aux écosystèmes mais aussi aux espèces qui s’y trouvent. Il y a un vrai combat à mener pour que toute espèce - du thon rouge à la sardine en passant par les gisements de dents fossiles de requins de Nouvelle-Calédonie - soit inscrite dans un système de gestion des ressources.
Les décideurs commencent-ils à être sensibles à ces questions ?
- Oui, tout à fait. D’ailleurs, des pays s’y sont mis, des pays où l’on est prêt à fixer une valeur à la ressource. Des gens ayant une activité économique commune s’organisent en coopératives ou en sociétés qui sont les seules à exploiter certains écosystèmes. Car, bien sûr, quand on est propriétaire d’un écosystème, on le protège beaucoup mieux et on protège beaucoup mieux la ressource. Si c’est facile à expliquer pour la mer côtière, ça le sera beaucoup moins pour la mer ouverte. Je pense en particulier aux gisements de nodules polymétalliques, ces galets riches en métaux tapissant les grands fonds marins à des profondeurs abyssales.
- Pourquoi ?
- Ceux qui auront les moyens d’aller les chercher auront tendance à considérer qu’ils leurs appartiennent. Vous voyez pourquoi il faut légiférer afin d’imposer le versement de droits pour puiser dans la ressource, ces droits étant réinvestis dans la protection de ces écosystèmes, dans leur gestion intelligente et soutenable dans le temps. Les coopératives de pêcheurs au Japon sont un exemple de ce type de gestion, ce qui donne en retour un droit de contrôle de la gestion de la ressource.
- Comment évalue-t-on le nombre d’espèces ainsi que le rythme de leur disparition?
- On connaît le nombre de celles déposées dans les musées, soit un peu moins de deux millions. Mais nous avons plein de « synonymes ». C’est le cas quand quelqu’un décrit une espèce sous un nom, s’il n’a pas bien vérifié que ça a déjà été fait ailleurs. Comment estime-t-on le nombre de celles que l’on ne connaît pas ? En faisant des inventaires très précis. On clôture un kilomètre carré de forêt à Bornéo ou en Amazonie par exemple ; puis, on compte tout, on séquence tout. Même chose en mer : on prend un mètre cube d’eau de mer, on enlève les poissons, on filtre tout sous deux microns et on séquence toute l’ADN qui s’y trouve. Où que l’on soit, on trouve à peu près 20% de connu, 80% d’inconnu : donc, il y a au moins cinq fois plus d’espèces. Ce qui veut dire, en fait, entre 10 et 30 millions d’espèces inconnues car on estime que beaucoup passent au travers des mailles du filet. C’est d’ailleurs un problème pour nous quand on évoque la question devant des responsables qui ne manquent pas de nous rappeler notre ignorance quant au nombre d’espèces. Et si on compte aussi les micro-organismes, les microbes et les bactéries, c’est encore plus compliqué...
- A-t-on une idée du nombre d’espèces qui ont disparu ?
- On estime qu’il y a eu deux milliards d’espèces depuis les origines de la vie. Il en reste entre 1% et 1,5%, les autres ayant été éliminées naturellement. Aujourd’hui, nous les faisons disparaître à un rythme 1.000 fois plus important - que lors des 100 derniers millions d’années, selon les calculs des paléontologues. Une espèce sur 1.000 disparaît normalement tous les millénaires. Mais au 20e siècle, il en est disparu entre 600 et 1.000 fois plus que ce à quoi on aurait pu attendre, selon l’Evaluation des écosystèmes pour le millénaire (EM).
(*) Evaluation des écosystèmes pour le millénaire (EM) : rapport établi en 2005 par 1.360 experts du monde entier à la demande des Nations Unies. L’Évaluation des écosystèmes pour le millénaire a pour objectif d’évaluer les conséquences des changements écosystémiques sur le bien-être humain. Cette évaluation doit également établir la base scientifique permettant de mettre en œuvre les actions nécessaires à l’amélioration de la conservation et de l’utilisation durable de ces systèmes.
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