Ref. :  000031046
Date :  2009-01-16
langue :  Français
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Réévaluer « l’économie de la création » à l’âge de la dématérialisation numérique


Remarque liminaire :
Les thèses suivantes visent à esquisser des outils permettant de déplacer une perspective qui a failli sur la longue durée. Leur objectif est que « le débat » concerné redevienne un débat, et que le « nouveau monde » de la dématérialisation et des échanges illimités rencontre enfin des concepts et des propositions à la hauteur de ses enjeux et de ses défis. Ces thèses n’ont pas d’autre ambition, et il serait illusoire d’y rechercher quelque idéologie ou parti pris.

Thèse n°1 : La nature du « changement »
Le « changement » de paysage auquel nous sommes confrontés est essentiellement de nature anthropologique et sociologique, bien plus encore que d’ordre technologique et économique. En réalité, nous avons affaire à une « révolution copernicienne ». On ne saurait donc continuer de l’aborder avec des concepts usés, des pratiques désuètes et des termes de comparaison inopérants. C’est pourtant ce que l’on persiste à faire depuis plus d’une décennie, en refusant de s’interroger sur le dommage historique engendré par une telle obstination. De fait, c’est le sens même de la « création », de l’accès aux savoirs, aux cultures et aux expressions en général qui se trouve dématérialisé et modifié en profondeur. Or, non seulement il n’a pas été tiré les conséquences de ce constat, mais presque tout ce qui a été élaboré en « réponse » sur les plans juridique et politique l’a été sur le postulat d’une mutation d’abord techno-économique. Le résultat en est une inadéquation critique entre les conceptions et les usages sociaux, d’une part, la gestion des dossiers et des contentieux liés, d’autre part.

Thèse n°2 : Les modèles aujourd’hui en vigueur
Qui prétend interpréter justement et fixer le sort de la révolution copernicienne dont nous sommes tous les acteurs ? C’est, en première instance, le droit privé, le jeu de la concurrence et l’économie financière des « industries culturelles » et des groupes de communication. Cela s’explique par les considérables enjeux financiers liés pour les grands opérateurs des industries concernées et leurs pays de domiciliation. On comprend donc le prisme d’un « débat » qui piétine depuis des années entre « DRM » et « P2P », modèle iTunes et « copie illégale », « riposte graduée » et « licence globale ». Mais s’est-on intéressé avec un peu de liberté et d’exigence à l’impact mortifère d’une telle consanguinité du débat et d’une telle réduction de la perspective sur l’évolution de la connaissance et de l’économie, en général ? S’est-on préoccupé de voir ce débat privatisé par un nombre très réduit d’acteurs, et tenir à distance les artistes, les intellectuels, les chercheurs, les acteurs éducatifs et sociaux ?

Thèse n°3 : Le « piratage » et la « création »
L’histoire apprend que face à toute révolution majeure, qu’elle soit scientifique, économique ou politique, c’est d’abord et toujours la répression qui triomphe, avec son attirail d’arguments et de moyens — avant que de s’incliner devant le « sens de l’Histoire »… Nous le constatons une fois de plus, avec ce moyen privilégié qu’est la privatisation du langage. La répression explique ainsi ce qu’est le « piratage » et qui sont les « pirates » ; ce qu’est la « création » et comment elle doit se développer ; ce qu’est une « copie illégale » et ce qui ne l’est plus. Mais le seul résultat objectif de cette privatisation langagière est que l’on suscite d’innombrables vocations de « pirates » toujours plus fiers de l’être, tandis que les problèmes effectifs subsistent et se renforcent au contraire de n’être pas entendus.

Thèse n°4 : La question de la domination
Cette question est centrale, dans les différents sens d’un tel adjectif. En effet, la question de la domination est au cœur de toutes les évolutions contemporaines du paysage des cultures, des savoirs, de l’information et de la communication, que ces évolutions soient liées ou non au « monde numérique ». Or, il est spectaculaire que cette problématique soit marginalisée et faiblement prise en compte dans le « débat » mentionné. À un moment où la donne des échanges a été aussi fortement modifiée, ouvrant des chemins naguère inconnus, comment négliger que le comportement « illégal » de certains accusés puisse aussi s’analyser comme une contestation par d’autres moyens de la domination (culturelle, scientifique, médiatique) des grands diffuseurs de contenus ? Il apparaît ainsi indispensable de remettre cette question sur le devant de la scène, à défaut de se priver par avance de toute pertinence et effectivité.

Thèse n°5 : Le partage des savoirs, des expressions et des contenus
Corollaire de celle de la domination est bien sûr la question du partage, elle-même conduite à une reformulation historique dans le cadre de la révolution copernicienne en cours. On s’intéresse ici à cette part essentielle du partage concernant les expressions artistiques ou non, les savoirs dans leur pluralité revendiquée et les contenus « culturels » au sens large. À cet égard, la référence première, parce qu’approuvée formellement par la quasi-totalité de la communauté internationale, reste la Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle (2001), ainsi que la Convention (2005) élaborée dans son sillage et ratifiée en 2007. Mais on n’omettra pas non plus que la question du partage équitable (1) dans les champs mentionnés n’est fixée ou épuisée par aucun texte juridique en vigueur à ce jour. Bien au contraire, cette question contraint les différentes communautés politique, économique et scientifique à confronter leurs approches à son sujet et à en tirer les conséquences utiles.

Thèse n°6 : Légiférer, réglementer, sanctionner : pourquoi et comment ?
C’est une question critique car ce qui a été accompli ou est proposé pour l’avenir proche se caractérise jusqu’à présent par l’obsolescence immédiate, la différance et la production de nouveaux obstacles. Tout d’abord, les lois et mesures expérimentées ou envisagées sont obsolètes avant même que d’être mises en œuvre : elles semblent condamnées à un perpétuel retard sur la société, la technique, les idées, les usages (2). Ensuite, ces dispositifs ont pour effet paradoxal de pérenniser les problèmes et de repousser dans le temps leur traitement sur le fond. Enfin, parce qu’ils font « perdre du temps » et que ce temps laisse émerger de nouvelles mutations techniques et sociales tandis que les positions des parties se sont rigidifiées, ils se révèlent en réalité contre-productifs. La question devient dès lors : faut-il encore légiférer en la matière, ou bien le politique n’aurait-il pas intérêt à proposer une tout autre démarche ?

Thèse n°7 : L’évolution inéluctable vers un « modèle de la gratuité » à réinventer
Nous sommes au cœur d’une situation qui pourrait paraître cocasse, si elle n’avait des conséquences très dommageables sur l’économie des entreprises, le devenir de la création, les conditions de vie des « auteurs » au sens large et les pratiques culturelles des citoyens. Cette situation, c’est celle du « secret de Polichinelle ». En effet, tout le monde sait depuis longtemps que le « modèle de la gratuité » — une gratuité apparente qui ne se concrétisera dans les faits que par une redistribution de revenus — ne peut que s’imposer dans les champs et secteurs concernés. Le seul doute qui subsiste est celui du rythme (ou de l’agenda) de cette mutation, et aussi celui de son extension précise. Dans ces conditions, tout en se tenant à distance respective des deux écueils du consensus mou et de la paralysie, le « principe de responsabilité » censé les guider dans toute démarche devrait inciter les acteurs politiques en charge à une curiosité redoublée sur l’univers des possibles et du souhaitable en la matière, mais aussi à une extraordinaire prudence, vigilance et modération.

Thèse n°8 : Ouvrir le champ de la création et des échanges liés
À « nouveau monde », nouveaux concepts et moyens, mais aussi nouvelles missions. Parmi ces missions que la dématérialisation et le « monde numérique » favorisent, et que les politiques comme les entreprises et tous les acteurs de la société civile doivent assumer et promouvoir, on doit mettre au premier rang celle d’ouvrir le plus largement possible le champ de la création et des échanges. En effet, sur le court comme sur le long terme, cela ne peut que démultiplier les opportunités économiques tout en accroissant le patrimoine social et culturel de la société dans son ensemble. Il faut donc être sans crainte et sans frilosité face à un tel processus et, au contraire, tout faire, en particulier sur le plan politique, pour y contribuer par des mesures de facilitation et d’encouragement, quels que soient les arguments budgétaires.

Thèse n°9 : Eduquer au « nouveau monde » et à ses « nouveaux usages »
Corollaire inséparable de la facilitation politique : une éducation adaptée à tous les âges et tous les cursus, bénéficiant de moyens ad hoc et du soutien sans faille des acteurs politiques et économiques. De manière bien éloignée des logiques répressives de la « criminalisation » et de la « riposte », il est devenu indispensable d’éduquer chacun aux opportunités et aux limites nouvelles, aux avantages et aux inconvénients différents du monde numérique.
Par exemple, pour que ladite « piraterie » cesse, il est décisif que la démarche concernée devienne inutile et même ridicule. Il faut qu’elle soit socialement et culturellement critiquable pour que son adepte l’abandonne. Il faut que ses « pairs » lui en fassent grief, tandis qu’il ne peut être que stimulé par la transgression de la loi, à partir du moment où son acte est perçu comme défi à une société inéquitable. De fait, le vrai et authentique défi en la matière, c’est d’abord celui d’une éducation pertinente, capable de se situer au plus près du nouveau réel.

Thèse n°10 : Les rôles respectifs revisités du politique et de la société civile
Le café du commerce pare ces vieux ennemis que sont la « société civile » et le politique de toutes les vertus possibles comme de toutes les tares avérées, de toutes les responsabilités et de tous les manquements. L’évolution contemporaine de la dématérialisation numérique et de « l’économie de la création » n’a quant à elle pas manqué de creuser un peu plus le fossé entre eux. Mais cet éloignement progressif est plus qu’un luxe : il a un prix social, économique et culturel considérable. Il semble donc temps que l’une et l’autre mobilisent leurs efforts, leurs réseaux, leurs moyens, pour contribuer à une réévaluation durable des conditions d’accès aux et d’échange des œuvres, expressions et contenus culturels, scientifiques, informatifs. Et ce bien sûr en coordination étroite avec les acteurs éducatifs, sociaux, économiques. Pour autant, cela n’apparaît possible que si la société civile (celle des « auteurs » ou « créateurs », en particulier) et le politique, tout en résistant à la tentation de ces faux consensus dont il ne résulte que de nouvelles déceptions, se fondent sur un diagnostic commun beaucoup plus nuancé et ouvert que ceux qui dominent aujourd’hui, et sur un objectif également commun qui pourrait être articulé autour du concept organisateur de « partage équitable ».



Notes :

(1) En particulier en faveur des différents publics (élargissement des accès aux savoirs et aux œuvres), mais aussi entre créateurs et détenteurs de droits, et encore entre pays développés, émergents et « les moins avancés ».
(2) On se souvient de la mobilisation autour de la Loi DADVSI, météore juridique, et l’abandon du corpus de mesures qu’ils avaient soutenu par les acteurs industriels qui avaient poussé le gouvernement à la promouvoir.


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