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Date :  2008-05-09
langue :  Français
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Une société de dématérialisation générale


A ceux qui en douteraient encore, on confirmera que l'affaire Société Générale est bien d'origine systémique et ne peut en aucune manière reposer sur les seules épaules d'une ou de quelques personnes. Le souligner ainsi ne signifie pas que l'on exonère les responsabilités individuelles, qui existent assurément, mais que ces responsabilités sont à resituer dans un cadre qui les dépasse de loin.

Quel est ce cadre systémique ? C'est celui de la dématérialisation des actifs monétaires, financiers, boursiers, et patrimoniaux en général (on peut aujourd'hui acquérir de l'immobilier papier ou de l'or dématérialisé). Une dématérialisation qui ne date pas d'hier, mais de naguère : quelques années, ce qui n'est rien d'un point de vue historique. Une dématérialisation qui fut saluée comme un immense progrès, surtout par les professions concernées par les échanges de monnaies, de valeurs, de biens de toute nature, mais qui s'est accompagnée d'une fragilisation corrélative des activités et des marchés impliqués. Une dématérialisation qui a permis d'accroître de façon exponentielle les échanges financiers, qui a fait décrocher sans retour prévisible leur volume par rapport à celui des échanges commerciaux (disons, pour simplifier : d'un ratio de 1 à 1.000), et qui a finalement favorisé toutes les formes ordinaires ou les plus perverses de spéculation.

La Société Générale, nom qui ne veut plus dire grand-chose, pourrait ainsi être rebaptisée du nom même et authentique de notre société : société généralement dématérialisée, société généralisant la dématérialisation, ou société de dématérialisation générale.

Le premier problème que nous vérifions à nouveau avec « l'affaire » récente, c'est que cette société de dématérialisation générale n'est pas connue et reconnue comme telle par le grand nombre de ceux qui en sont seulement les acteurs passifs (plutôt que « les victimes »). Constat assez dommageable : la plupart des gens ne savent rien ou presque de l'immensité des conséquences de la dématérialisation sur les échanges de biens, les activités de banque, de change, de courtage, d'investissement, de placement, d'assurance, etc. Ils « pensent », parce qu'un « conseiller de clientèle » le leur a certifié, sur la foi ignorante des notes pédagogiques de son institution d'appartenance, que « cela ne change rien ». Que leur livret d'épargne dématérialisé est bien et exactement la même chose que leur livret « physique », rangé sur l'étagère. Ils ont pensé de même lorsque les titres au porteur qu'ils rangeaient dans le coffre-fort familial furent remplacés par une ligne de portefeuille figurant sur un relevé informatique, et qu'on leur a soutenu qu'une telle attestation de propriété était « bien plus sûre ». Ils pensent, mais hélas ! ne savent pas, ne mesurent pas, se contentent de colporter la doxa sur le sujet. Car seuls savent quelques juristes de haut vol, hommes d'affaires avisés... mais aussi tous ceux qui gardent un certain bon sens en partage !

Le deuxième problème est que la société de dématérialisation générale est simultanément devenue une société de déréalisation générale. Les encaisses, les monnaies, les titres, les « biens » de toute espèce se faisant toujours plus virtuels, leurs détenteurs, et plus encore, leurs négociants, gestionnaires, brokers et traders se sont éloignés de la réalité matérielle qui leur procurait (une bonne part de) leur valeur. Voilà pourquoi 50 euros, 50.000, 50 millions, 50 milliards, ces valeurs incommensurables pour tout « bon sens paysan » tendent à s'égaliser, à devenir indifférentes les unes aux autres, du point de vue altéré de ceux qui n'aperçoivent le monde que via une lunette électronique. C'est une des révolutions coperniciennes de notre époque, et certes pas la plus heureuse. Le prix de la baguette et d'un café au comptoir, le « train de vie » (l'addition des dépenses de subsistance) qu'autorise un SMIC, la rémunération des dirigeants des grands groupes, l'offre d'achat de Microsoft sur Yahoo!, de tels repères sont rendus miscibles, homogènes, indiscernables au sein de la nouvelle « nuit où tous les chats sont gris » qu'un Hegel ne manquerait pas d'analyser avec férocité, s'il revenait dans ce monde du panthéisme financier unitaire, de l'Un-Tout absolument « spéculatif » (mais pas au sens hégélien !).

Le troisième problème majeur est que cette société de dématérialisation et de déréalisation a également muté en société de déresponsabilisation. En un temps où les pouvoirs, les processus de décision, les arbitrages sont aussi diffus et virtuels que les « supports » sur lesquels ils s'exercent, personne ne trouve plus normal d'assumer - « seul », en tout cas - les résultats, le cas échéant désastreux, des décisions virtuelles qui furent prises... on ne sait plus très bien par qui ! Bien entendu, la déresponsabilisation triomphante n'a pas pour seuls ressorts la dématérialisation et la déréalisation qui l'accompagnent. Mais la virtualité croissante des opérations concernées viendrait en quelque sorte atténuer, puis dissoudre la responsabilité de ceux qui les mènent, comme si le droit devait s'adapter incessamment et par une course éperdue aux évolutions technologiques, comme si la morale n'était qu'une vague option soumise aux expédients de ladite « société de l'information ». La déresponsabilisation se trouve ainsi érigée au rang de troisième pilier de la nouvelle trinité païenne, et non le moindre. En effet tout se passe comme si cette déresponsabilisation de la base au sommet des entreprises, des administrations et des Etats était devenue l'un des critères constitutifs de ce que l'on habille du beau nom de « gouvernance ».

Voilà donc le système que l'on pourrait désigner comme celui des « 3 D » : dématérialisation, déréalisation, déresponsabilisation. Toute l'affaire Société Générale tient dans le syndrome affreusement commun qui rassemble et lie ces trois formes de privation, de dépossession. Le reste est littérature. Quant au pire, selon l'usage, il pourrait être à venir...



Article paru dans Les Echos, le 9 mai 2008


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