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Date :  2006-05-15
langue :  Français
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La Mondialisation dans tous ses états

Source :  Louis Baeck


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Les mondialisations sont spécifiques et plurielles

La mondialisation a déjà parcouru des phases marquantes pendant lesquelles son axe opératoire, sa signification et ses modalités de contrainte ont montré des mutations notoires. Dans un premier temps, les gestionnaires des grandes firmes multinationales ont célébré la mondialisation des structures de production économiques comme un mantra. Dans leur foulée, la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International et l’Organisation Mondiale du Commerce ont préconisé la gouvernance mondiale sous l’empire du néolibéralisme. Après cette première phase économique, les médias, les acteurs intellectuels de la superstructure et du life style ainsi que les ONG ont véhiculé des flux d’idées et de valeurs du centre occidental vers le reste du monde. Tous se présentaient comme des agents « porteurs » de la mondialisation culturelle. Dans les zones asiatiques d’ancienne culture, dans le monde islamique comme en Afrique Noire, cette mondialisation a ramené à la surface des réactions. La propagation à l’échelle de la planète non seulement du système économique de l’Occident, mais aussi de ses idées, ses méthodes de pensée, ses normes, son style de vie ainsi que de son dessein pour l’avenir de tous, ont suscité des résistances identitaires. Dans cette deuxième phase les penseurs des cultures non-occidentales utilisent plus volontiers le vocable occidentalisation.

La pénétration du centre dans le fonctionnement matériel et les systèmes de la superstructure des périphéries y a provoqué des lames de fond contre la démarche occidentale et engendré des élans créateurs et une résurgence d’authenticité. Les périphéries ont été dynamisées et elles ont riposté de manière différente selon les sources de leur propre génie et les termes de leur ambition. La Chine, fouettée par son régime autoritaire, a opté pour la croissance économique et la conquête des marchés américains et européens. L’Inde s’est profilée comme deuxième locomotive, mais dans le respect de sa tradition culturelle et démocratique. Le monde de l’Islam a manifesté une résistance animée par un vif réveil religieux et culturel. Dans les pays à forte densité de populations indiennes d’Amérique Latine, les animateurs ethnoculturels ont célébré une renaissance « indigenista ». Il est remarquable et significatif que même deux noyaux centraux de l’Occident (Europe et États-Unis) assument la mondialisation avec des trajectoires spécifiques et des perspectives divergentes.

Depuis l’orée du XXIè siècle, le discours sur la convergence et sur l’uniformisation planétaire est devenu moins pertinent et ne semble plus crédible. Car, même les prophètes du modèle d’occidentalisation standardisée se rendent à l’évidence que les acteurs historiques de notre temps projettent et réalisent des types originaux de mondialisation. Cette originalité est accompagnée d’une agitation considérable. Elle est source de succès éclatants mais aussi de dérapages. Or, ce tumulte ne peut que partiellement occulter le désarroi du centre devant l’émergence et l’impact de pôles rivaux en pleine croissance Cet état d’esprit contraste avec le triomphalisme occidental des années 1990. L’affirmation des locomotives asiatiques et le réveil de l’Islam mettent en cause et relativisent la suprématie morale et politique du centre. L’aura d’universalité de notre modèle est révolue. Nous vivons une pluralité de mondialisations.


I. - La trajectoire propre des locomotives asiatiques

La taille des locomotives asiatiques (Chine 1.300 millions d’habitants, Inde 1.100 millions) comme leur extraordinaire croissance économique fascinent et inquiètent.

1.1. - En Chine , après la mort de Mao Zedong, les nouveaux dirigeants ont remplacé l’idéologie égalitaire par un rêve plus matériel et pragmatique : dynamiser l’économie par une réforme de restructuration et d’ouverture au moteur du commerce mondial. Deng Xiaoping a eu le coup de génie de libérer une partie grandissante de l’agriculture ce qui a stimulé la productivité de la masse paysanne et la formation du capital nécessaire pour la création de nouvelles industries. Ce deuxième volet de modernisation a consisté dans l’ouverture de zones bien délimitées et concentrées sur les métropoles du littoral. Là, quelques pôles de croissance sont réservés pour l’implantation de firmes étrangères actives dans l’assemblage de produits industriels de consommation de masse à bas coût et destinés à l’exportation. Ce mercantilisme auquel se sont associés les Chinois les plus prospères de la diaspora, a produit sous la supervision et le contrôle de fer gouvernemental, un record économique mondial. Ce championnat déconcerte et nous dérange d’autant plus que la mondialisation « à la manière chinoise » s’écarte considérablement du canon néolibéral prôné par la Banque Mondiale et le FMI. La stratégie du Grand Dragon est l’anti-thèse du « bon gouvernement » basé sur la transparence démocratique avec la participation active de la base aux projets de développement

Au contraire, le régime autoritaire chinois parvient à mobiliser et encadrer le peuple et à s’associer la bourgeoisie montante avec la consommation accrue et l’augmentation du confort. La bourgeoisie qui se chiffre à quelque 150 millions ou 12% de la population, préfère apparemment ses privilèges aux mirages des droits de vote. Donc, la croissance de rattrapage rapide a priorité sur tout autre projet. Car son impact sur les marchés mondiaux positionne ce colosse d’ancienne culture au rang de grande nation avec un poids grandissant dans les affaires du monde. L’élite est privilégiée et flattée, la masse reste soumise et suit.

Les pôles de croissance de la côte maritime sont des complexes géants qui causent une rupture sociale entre zones intérieures et les métropoles maritimes d’ouvertures sur le monde. Ces dernières dont quelques-unes ont plus de 10 millions d’habitants, attirent la plus grande masse des investissements étrangers. Elles sont en train de réaliser des projets pharaoniques : un ensemble de ports géants, la montée fulgurante de méga usines et de barrages titanesques. Elles attirent une masse migratoire flottante de l’intérieur qui est un fournisseur de prolétaires sans protection sociale. Mais les résultats économiques sont éclatants. La Chine est une charnière de sous-traitance de la région, avec des effets intégrateurs entre l’Asie orientale et les marchés occidentaux. Les firmes multinationales importent des produits semi-finis des « petits dragons » voisins. Ces firmes d’assemblage réalisent, après achèvement par sa main d’œuvre abondante et bon marché, un surplus d’exportation. En 2005, le surplus avec les États-Unis se chiffrait à 200 milliards de dollars et à 78 milliards d’euros avec la Communauté Européenne. Cette énorme accumulation de pouvoir d’achat extérieur constitue un levier financier que la Chine utilise sur l’échiquier géopolitique. Le Grand Dragon est un allié « objectif » de Washington car Pékin achète pour des centaines de milliards de dollars en Treasury Bonds à Wall Street, ce qui conforte le déficit américain Une autre partie de la masse grandissante de devises sert au déploiement de leurs investissements en Afrique, en Amérique Latine et en Eurasie. Cette stratégie répond à une nécessité : se procurer un flux garanti en matières premières et en pétrole.

La Chine fait exception à la règle de la dépendance de l’Occident en matière d’investissements étrangers. La majorité des 55 millions de Chinois de la diaspora vivent en Asie où ils ont fait fortune. En 2005, les transferts en revenus et en capital venant de la diaspora chinoise se chiffrent à 21,3 milliards de dollars. Les investissements étrangers proviennent pour 80% des firmes multinationales des pays déjà plus développés d’Asie orientale qui insèrent les usines d’exportation du littoral chinois dans leur chaîne globale de production en tant que maillon au plus bas coût salarial. Cette intégration de la Chine côtière dans un espace déjà plus mondialisé et dont la dynamique a pour moteur les échanges intra-asiatiques et l’exportation vers l’Occident, coupe l’univers de développement du Grand Dragon en deux segments régis par une logique différente. L’espace national se scinde en un complexe hétérogène de polarisation sociale et géographique Il y a rupture entre la partie maritime dont le moteur se situe à l’extérieur et l’immense hinterland mis en marche par des ressorts endogènes et davantage soumis au pouvoir central.

Des analystes critiques du régime comme Wang Shaoguang et Hu Angang, dénoncent la partition économique de la Chine. La partie « utile et en expansion » a basculé vers l’est au terme d’une transformation qui mine le contrôle du centre politique sur le développement. Une telle dynamique correspond à la logique de la mondialisation avec ses souverainetés floues, des réseaux flexibles. Paradoxalement cette dynamique solidifie Pékin dans le monde car elle projette hors de Chine une puissance géopolitique en pleine floraison. En fait, la Chine réalise un solde positif avec l’Occident en termes de capital et en flux de marchandises mais elle se trouve en déficit vis à vis des petits Dragons et Tigres voisins. Au colloque organisé par la Banque Fédérale de San Francisco en février 2005, un groupe d’économistes thématisait que l’Asie avec ses surplus commerciaux et financiers a renversé les vecteurs historiques entre centre et périphérie. Le fait que cette partie du monde joue à l’ange gardien des déficits extérieurs américains, présente selon les ténors de ce colloque « a new paradigm for development » .

1.2.- L’Inde est agitée par deux dynamiques : celle d’une grande puissance économique à haute vitesse de croissance et celle d’une société multiculturelle travaillée par la fièvre hindouiste. Durant les quatre décennies régies par la famille Nehru l’économie est largement administrée sur base d’une planification. Celle-ci favorise le développement derrière de hautes barrières de protection douanière avec des taxes d’importation de 80% en moyenne ! Le régime social est un socialisme modéré afin d’éviter que l’éventail des revenus de ce pays à castes ne s’ouvre outre mesure. Dans les années 1960, l’Inde participe dans la révolution verte agricole qui délivre le pays des famines. À partir de 1991, à l’initiative du ministre des finances qui est l’actuel Premier ministre, l’Inde joint la réorientation mondiale vers plus de libéralisme en économie. Libérée du carcan bureaucratique, la société peut déployer ses ailes pour décoller.

Ses atouts en capital humain lui permettent d’accéder au haut plateau de l’industrie scientifique. Les brahmanes appartenant à la caste des lettrés avaient depuis le début de l’époque historique un penchant pour l’étude et la recherche. Depuis les réformes économiques, les centres de recherche scientifique et de gestion de haut niveau fonctionnent comme passerelles vers le développement de nouvelles industries technologiques et en programmation informatique de pointe. Depuis belle lurette, l’Inde exporte des scientifiques vers la Grande Bretagne et surtout vers les États-Unis. Deux millions y ont trouvé un lieu de travail, souvent dans les technologies de pointe. Ils comptent parmi les plus riches immigrés asiatiques en Amérique. Certains d’entre eux y sont devenus les dirigeants de grandes entreprises C’est que l’Inde compte aussi une large caste de marchands (les vaishya ). Libérés des contraintes administratives, ces marchands se sont déployés comme des entrepreneurs innovateurs qui dynamisent le développement de leur vaste pays-continent. La Chine se profile comme l’atelier d’assemblage de la planète mais l’Inde est en passe de devenir un grand laboratoire du monde, grâce à son grand nombre de scientifiques. Selon la belle formule « mondialisation vue d’ailleurs » de l’anthropologue Jackie Assayag, celle-ci est porteuse à la fois de mutations profondes et d’une réappropriation de son passé culturel et religieux.

L’Inde compte le plus grand nombre de musulmans (140 millions) après l’Indonésie. Elle héberge en outre une myriade de minorités ethnoculturelles. Malgré l’agitation dans le Gujarat, le haut lieu du fondamentalisme hindou et le contentieux avec le Pakistan concernant le Cachemire, la « plus grande démocratie du monde » s’est montrée capable de gérer la complexité avec une remarquable stabilité. L’extension de la scolarité a eu comme effet qu’une plus grande partie de la population a facilement accès et peut se familiariser avec les textes sacrés de la tradition hindoue. Cette sanskritisation a positivement influencé la promotion sociale des basses castes. La recomposition de l’ancrage religieux a joué comme levier d’intégration dans l’arène politique pour un nombre grandissant Grâce à cette émancipation graduelle des basses castes l’enjeu politique est devenu un peu moins élitaire. Mais l’aile moderniste de la classe moyenne montante s’est émancipée de la filière de la sanskritisation. Ces novateurs se positionnent sur l’échiquier politique et social sur la base de principes « modernes » véhiculés par la mondialisation. L’élargissement de la base démocratique n’a pas tardé à infléchir la politique vers un peu plus d’égalité sociale. L’Inde est un continent dont les contrastes régionaux, religieux, sociaux et économiques sont plus transparents que ceux de la Chine autoritaire. Les acculturations incessantes des acteurs sociaux, les recompositions et enchevêtrements du local et mondial parfois hybrides, caractérisent cette charnière originale en mondialisation. Selon le spécialiste français Christian Jaffrelot, l’Inde démocratique vit une révolution silencieuse.

Pour les Européens, le positionnement de l’éléphant hindou comme acteur musclé dans la mondialisation se manifeste comme un choc quand Mittal Steel lance une OPA sur le géant de l’acier Arcelor. Depuis 2000, le pays ambitionne de rattraper son retard avec des taux de croissance de 8 à 9% par an. Il est peu dépendant de l’investissement étranger. L’Inde qui est le champion mondial pour les transferts reçus de ses nationaux vivant dans la diaspora (22 milliards de dollars en 2005) suit fièrement sa propre destinée. Avec son grand nombre de diplômés de l’enseignement supérieur connaissant à fond l’anglais (la langue de la mondialisation), l’économie s’est nichée dans les services informatiques. L’Inde est devenue rapidement un atelier électronique qui offre ses services de programmation et de software aux bureaucraties du monde entier. Les hauts lieux de ces enclaves de modernité sont centrés autour de New Delhi, Mumbai et le corridor sud : Bangalore, Hyderabad et Chennai. Ces pôles de croissance laissent derrière eux de grandes poches de pauvreté dans l’hinterland. Après les fièvres de la campagne électorale de 2004 la société hindoue a mis en sourdine sa rhétorique extrémiste et donne une image équilibrée et modérée avec tolérance pour la communauté musulmane. Avec une classe moyenne au nombre de 160 millions, une élite cultivée et une presse libre, l’Inde est une démocratie asiatique d’exception. Comme l’a formulé l’éminent sociologue Sunil Khilmani : « À un moment où l’Occident entretient une relation tendue et passionnée avec l’Islam, et où les musulmans se sentent de plus en plus isolés, le modèle indien constitue un exemple fort de cohabitation entre de très anciennes religions dans un cadre politique unique ». Cette trajectoire fait de l’Inde une icône de la mondialisation alternative.


II.- La résistance identitaire en terre d’islam

Alors que la Chine renoue avec le pragmatisme et le matérialisme d’avant le maoïsme, et que l’Inde combine sanskritisation et percée technologique avec haute croissance économique, la résistance islamique contre les pénétrations culturelles, économiques et militaires de l’Occident s’est radicalisée. Les réactions de masse soulevées par l’insulte des caricatures du plus haut symbole religieux ont montré sa vigueur dans toute l’aire musulmane. Or, ces manifestations de colère n’étaient que l’écume d’une lame de fond qui gronde du Maroc jusqu’en Indonésie. L’umma compte 1.3000 millions de musulmans dont la partie arabe représente 12% et la confession chiite 14%. Donc, les musulmans d’Asie centrale (républiques ex-soviétiques, Inde, Pakistan, Bangladesh) et orientale forment une majorité, avec rien qu’en Indonésie 200 millions de fidèles. En dehors de l’Iran, des enclaves chiites sont enracinées en Irak (60% de la population), mais aussi au Pakistan, en Inde, au Liban et dans le Yémen Depuis l’orée du XXe siècle les chiites ont été des précurseurs dans le réveil culturel et religieux. Ils sont encadrés par une hiérarchie cléricale avec plus de formation intellectuelle et d’influence dans l’orientation théologique en comparaison avec les imams sunnites. Leur théodicée à tendance messianique avec l’accent sur la justice sociale, produit des incitations fortes pour l’action politique.

Avec la diffusion du fondamentalisme wahhabite financée par les Saoudiens dans la décennie 1990, la mouvance chiite voyait s’effriter son audience dans l’umma et perdait son aura de guide. Mais les invasions militaires en Afghanistan et en Irak, et la présence de bases américaines près des lieux saints ont revitalisé les semences de l’Islam politique L’imposition d’élections en Irak par un gouvernement soutenu par des armées étrangères a catapulté la mouvance chiite de nouveau au centre de l’échiquier. Le jeu électoral positionne les chiites irakiens comme force majoritaire au parlement ce qui a acerbé les rapports communautaires avec la minorité sunnite. Suite au désarroi causé par cet imbroglio, Washington devra solliciter l’aide de l’Iran (le soi disant « état voyou » qui en plus aspire à l’arme nucléaire) pour endiguer « ensemble » la guerre civile qui s’annonce. En Palestine, le Hamas radical a gagné les élections, comme le FIS il y a quelques années en Algérie. L’électoralisme a toujours récompensé en politique, ceux qui ont misé sur la religion de la masse musulmane.

Les messianiques de la démocratisation de la Maison Blanche semblent l’ignorer. Mais, les régimes autoritaires le savent bien et retardent ou manipulent les élections libres. Au Pakistan, les radicalistes sont en agitation antigouvernementale manifeste muselée par un gouvernement autoritaire, conduit par un général : Musharaf y est caricaturé comme Busharaf. Depuis le 11/9/2001 et les attentats terroristes en Europe, l’Occident est devenu de plus en plus islamophobe. Et les terres d’Islam ressentent la mondialisation nouvelle vague « soutenue par des forces armées » avec amertume.

Alors que notre opinion et nos médias stigmatisent la résistance identitaire avec le slogan « choc des civilisations », les intellectuels musulmans préfèrent le terme « choix de civilisation ». Les Occidentaux comprennent le matérialisme chinois dans lequel ils se reconnaissent et ils sont davantage au diapason avec les rivalités économiques des locomotives. Ce sont des défis prévus, car engendrés par notre mondialisation libérale. Par contre, l’assertion religieuse et l’altérité culturelle sont perçues comme un choc aberrant et un contresens historique. Le fait que la région regorge de gisements pétroliers exacerbe le contentieux de la différence.

L’Europe sécularisée et laïcisée ne sent plus battre le cœur et les valeurs du monde islamique qui font vivre la religion comme porteuse de sens et ferment de culture. Il se manifeste dans ce monde une aspiration culturelle profonde que la mondialisation ne peut satisfaire : l’enchantement ou le sentiment de l’extraordinaire qui repose sur le socle transcendant et le désir d’authenticité. La religion y apparaît comme voie royale d’accès à la compréhension de la vie en société. Elle produit un ethos qui imprime une orientation à la conduite et aux comportements collectifs. La théorie de la modernité en vogue dans la décennie 1960, postulait que « dé-velopper » présume la sortie de l’enveloppe de la culture traditionnelle pour s’émanciper de la soumission religieuse. Après les greffes de modernité par des régimes socialisants et ceux en liaison avec le capitalisme occidental, sont venus les déboires et le désenchantement. La sortie de l’enveloppe traditionnelle et l’importation des méthodes étrangères par les mutagharibin ou occidentalisés enthousiastes, ont entraîné la bédouïnisation de la culture islamique sans porter les fruits escomptés.

Le réveil religieux s’est interposé comme barrage devant l’invasion culturelle sur le thème « al islam kuwa al hall » , ce qui veut dire : l’Islam est la solution par excellence. Les masses musulmanes qui désirent « normaliser » la brutalité du changement, se soumettent à la protection culturelle tandis que les intellectuels théorisent sur l’originalité de la trajectoire islamique. Pour les islamistes, le religieux est aussi, et surtout, un instrument pour penser le changement, le formuler, l’organiser et lui donner un sens. Dans cette perspective, le religieux est bel et bien un facteur de production de la modernité. Les fondamentalistes postulent le retour aux principes purs de l’origine. Et les réformateurs militent pour un aggiornamento sur base d’interprétations contextuelles et raisonnées des textes sacrés. L’approfondissement du système de pensée islamique provoque le décrochage des modèles occidentaux préconisés par les mutagharibin. Les solutions et méthodologies importées et donc sujettes à caution, sont remplacées par des productions intellectuelles propres (al fiqri al islami). C’est un bricolage hybride qui, selon les fondamentalistes, doit mener à la dés-occidentalisation mais pour les novateurs modérés vers une herméneutique de synthèse entre modernité et authenticité.

L’aire islamique ne présente pas un bloc monolithique. Car l’Islam est enraciné dans de multiples sociétés où les formes sociales et culturelles de base (tribus, liens familiaux, solidarités régionales et communautaires, coutumes) sont assez différentes. Selon le contexte concret, elles ont aussi réagi différemment face au rouleau compresseur de l’extérieur. Le catalyseur de l’islamisation est souvent le même : un régime autoritaire, qui en liaison avec le capitalisme international impose une mondialisation avec des effets négatifs sur l’artisanat et le petit commerce local. Ces laissés-pour-compte de la classe moyenne traditionnelle et leurs jeunes sans avenir, joignent les rangs de l’Islam contestataire. C’est le cas de l’Égypte, du Pakistan, de l’ Arabie Saoudite, du Maroc et de l’Algérie. En Indonésie où l’Ordre Nouveau (Pembangunan) du général Suharto avait privilégié la minorité chinoise durant 35 ans, les partis islamiques revendiquent «reformasi », c’est-à-dire correction et réforme. La contestation islamiste y exprime le rejet du système soutenu par l’Occident pendant des décennies. Citons aussi l’Islam de la Malaisie qui, face à l’influente et prospère diaspora chinoise du pays, se profile comme force modernisante. Là, les maîtres islamiques ont su élaborer une doctrine en phase avec la démarche malaisienne de développement réussi et couronné de succès.

Depuis la fin des années 1990, les intellectuels de Chine et du monde musulman thématisent intensément sur leur trajectoire originale. En Chine les discours sont aussi critiques des politiques officielles et le régime les tolère uniquement dans la tour d’ivoire de l’université, celles de Shanghai et de Pékin. Cette littérature offre deux tendances idéologiques : une néolibérale et la thèse de la nouvelle gauche. Dans l’aire musulmane par contre, le discours sur la mondialisation est avant tout critique de l’Occident. Les grands centres d’études du Caire, de Beyrouth, de Rabat et de Lahore, ont produit une kyrielle d’analyses : par des fondamentalistes comme Mohamad Imara et par des réformateurs comme le philosophe iranien Abelkarim Soroush. Des versions populaires de ces doctes analyses sont diffusées à une masse plus grande par la filière des écoles coraniques. Les politiques de discrimination et la xénophobie (voire le racisme) dont souffrent les immigrants musulmans en Europe, sont sévèrement jugées et dénoncées. Cette iniquité est stigmatisée comme indigne d’une civilisation qui prêche les Droits de l’Homme. Le rejet des immigrés paraît à leurs yeux comme un paradoxe de la part des pays européens qui ont grandement besoin de la main d’œuvre étrangère.

Ripostant à l’arrogance et au complexe de supériorité, bon nombre d’analystes islamiques, comme Yusuf al Qaradawi, soutiennent que des segments importants de notre continent vivent une fin de cycle dont témoignent les éléments suivants: la dé-christianisation, le taux élevé de divorces et la dissolution des familles, le vieillissement de la population, la crise de l’État providence, le chômage structurel et le spectre de la délocalisation des industries. Selon le philosophe égyptien Hasan Hanafi, l’Islam vit un moment conscience historique de réveil dans une perspective d’avenir, alors que l’Europe a liquidé sa croyance dans l’extraordinaire et dénié ses utopies sociétales. Contre la mondialisation du matérialisme, l’Islam déploie sa créativité dans deux sphères de la superstructure : l’enchantement religieux et le ressourcement culturel. Les penseurs novateurs projettent un modèle de mondialisation multipolaire, donc pas centré sur les seuls intérêts de l’Occident, et pluriculturelle, c’est à dire ouverte aux valeurs « des autres ».


III. - L’ hyperpuissance américaine et ses déficits financiers

Par son poids et son ambition hégémonique, le colosse américain est au cœur de la mondialisation. Il se trouve au troisième rang des pays les plus peuplés, après la Chine et l’Inde. La Chine atteint seulement 60% du produit national brut des États-Unis, le Japon 34%, l’Inde 29%, l’Allemagne 21%, la France 16%, la Grande Bretagne 15%, la Russie 12,5% et le Brésil 12%. Mais la valeur des exportations définit une hiérarchie différente : l’Allemagne arrive en tête avec 10% ; suivent : États-Unis 9.6%, Japon 6.3%, Chine 5.8%, France 5.2% et Grande Bretagne 4.1%. En termes d’importations, les États-Unis occupent le premier rang avec 17%., ce qui illustre le fort de son commerce extérieur. Sur le plan de la capacité militaire, c’est une hyperpuissance. Toutefois, cette capacité est relative contre des résistances de nationalisme culturel comme en Irak et contre le terrorisme, mondialisé lui aussi.

Alors que le président Clinton était élu sur le slogan « priority to the economy », son successeur a renversé la vapeur. Le président Bush se laisse conduire par l’agenda des néo-conservateurs politiques et des évangélistes de la théologie messianiste. C’est grâce aux campagnes et moyens financiers des neocon et theocon qu’il est à la Maison Blanche. La « sainte » alliance entre ces deux soutiens qui sont connus pour leur fondamentalisme et leur messianisme, explique que la politique extérieure du président soit expansive. Sa devise est claire : « la géopolitique a priorité sur les concepts d’équilibre économique ». Après les attentats du 11/9/01, ce postulat se transforme en slogan patriotique. L’option de frappes préventives et d’actions militaires devient la nouvelle stratégie de sécurité nationale. Le récent rapport sur la sécurité nationale (Washington, mars 2006) illustre que les leçons de l’Irak n’ont pas encore toutes été apprises. La liste des ennemis visés est longue : l’Iran, la Corée du Nord, la Syrie, Cuba, la Biélorussie, la Birmanie, et le Zimbabwe. Alors qu’en 2002 la lutte était focalisée sur le terrorisme, le rapport de mars 2006 a amplifié la tâche. Elle inclut « la bataille des idées » : implanter la démocratie et le système de marché. En raison des moyens financiers qu’exige pareille entreprise, la politique actuelle fait une part plus large à la coopération internationale.

La mondialisation économique illustre deux « exceptions américaines » aux normes conventionnelles : le benign neglect pour le concept d’équilibre dans les agrégats économiques et la dépendance grandissante des ressources financières et matérielles de l’étranger. Tarzan vit au dessus de ses propres moyens et marchera donc, si les déficits continuent, sur des pieds d’argile.

1. La concurrence sur les marchés étrangers s’est affaiblie considérablement et les exportations atteignent à peine 55% de la valeur des importations. Le déficit de 800 milliards $ se répartit comme suit : 26% avec la Chine, 14% avec l’Europe, 12% avec les pays pétroliers, 11% avec le Japon, 8% avec les petits Dragons d’Asie, 6% avec l’Amérique Latine; il existe aussi avec des économies à haut salaire comme l’Allemagne et la France.
2. Le budget de l’État fédéral est en déficit pour 6% du PNB. Les pays asiatiques (dont la Chine pour une part significative) ont un abonnement comme acheteurs de Bons du Trésor. Ils sont donc les anges gardiens du Président en manque de moyens financiers.
3. Depuis 2000, les investissements étrangers en Amérique augmentent plus vite que l’investissement américain à l’étranger. Cet essoufflement fait que le déficit du stock en capital international est monté à 2.640 milliards de dollars, soit 24% du PNB. Les pays de l’ancienne Europe des Six sont les fournisseurs principaux de capital pour l’investissement privé : ce noyau européen investit 60% de son surplus d’épargne aux États-Unis. Cette sortie d’investissements entraîne une atlantisation économique au profit de la croissance américaine

Au niveau des ménages le même glissement vers l’endettement va bon train. De janvier 2000 à janvier 2005, la dette des ménages américains est passée de 6.833 milliards $ à 10.293 milliards $, soit une augmentation de 50.6%. A première vue cette spirale d’endettement pour financer la boulimie de consommation va droit à la faillite des ménages. Pourtant, le système réussit à combler le déficit de l’épargne des ménages par les gains issus de la spéculation. L’extraordinaire montée en valeur du papier boursier entre 1995 et 2000 a formé la première « bulle ». Les gains de la plus-value en bourse a encouragé la consommation au-dessus des revenus de travail des ménages Quand cette bulle a éclaté, la politique monétaire des taux d’intérêt très bas (au début en-dessous de zéro) a stimulé la spéculation dans le secteur de l’immobilier. La valeur financière des maisons et appartements a augmenté de 67.4% entre janvier 2000 et septembre 2005. Comme le taux d’endettement n’a augmenté que de 50.6% pendant la même période, le consommateur américain moyen s’estime en bonne position. D’autant plus qu’il apprend par les médias que la dynamique de consommation fonctionne comme moteur de la conjoncture domestique et comme locomotive pour l’économie mondiale. Et, avec la mondialisation des finances, la charnière internationale du marché de capital (Wall Street) parvient à pomper avec succès le surplus d’épargne extérieure pour boucler les déficits américains.

Depuis que le bourbier irakien se gâte, le messianisme de l’administration Bush et ses déséquilibres macroéconomiques rencontrent une opposition de plus en plus audible. Grâce à l’invasion américaine, l’Irak a bel et bien un parlement. Mais dans cette démocratie des partis ethniques et religieux, les ayatollah, en affinité avec l’Iran, sont plus influents qu’auparavant. L’échec de la croisade invite à la critique. Les dérapages du budget et des balances extérieures en raison de la surconsommation et l’endettement des ménages, font qu’une pléiade d’économistes renommés sonne l’alarme Parmi les pourfendeurs inlassables de la mondialisation « à la façon de Bush », se trouvent des impétueux comme Paul Krugman, Joseph Stiglitz, Jeffrey Sachs, mais aussi cette vénérable figure emblématique de l’orthodoxie macroéconomique, Paul Samuelson. Dans leurs chroniques médiatisées ils traquent dans le moindre détail les déséquilibres des comptes et les cercles vicieux qui en résultent. Pour redresser la situation, Fred Bergsten et ses collaborateurs de l’Institut d’Économie Internationale, préconisent tous une dévaluation forte pour freiner les importations et pour stimuler les exportations. Comme ils s’inspirent d’un cadre conceptuel purement économique, ils oublient l’imbrication du dollar dans le contexte géopolitique. Le ravitaillement en pétrole du reste du monde (Europe, Asie) dans les zones sous contrôle américain, est obligatoirement facturé en dollars. Quand le prix du pétrole monte, la demande internationale et le cours du dollar montent.

Son prix dans les marchés financiers ne dépend donc pas uniquement des comptes macroéconomiques américains, mais aussi de la demande étrangère de pétrole et de son prix. Par conséquent, le monde occidental vit dans un système monétaire où l’étendard de base n’est pas le dollar mais aussi le prix du pétrole. Donc, le cours du dollar n’est pas un instrument monétaire des seuls américains. Il y a aussi la Russie, l’Iran, le Soudan et autres récalcitrants qui peuvent influencer par leur pétrole le cours du billet vert. Tenant compte de ce contexte géopolitique, les analystes plus perspicaces comme Steven Roach professent qu’en fin de compte, seule une récession pourra freiner la surconsommation et les déficits externes. Or, en raison des complémentarités mondiales, la récession américaine renverserait la vapeur des pays exportateurs et induirait leurs exportations et croissance vers la baisse. Ce spectre d’une rude secousse ne plaît à personne, mais l’éventualité n’est pas à exclure.

Par contre, les économistes proches des cercles du pouvoir soulignent le bien-fondé de la priorité pour les intérêts géopolitiques américains. La sécurité nationale et le contrôle des sources en matières premières et en pétrole, relativisent le dogme de l’équilibre strictement « national » des agrégats économiques. Ils postulent que la mondialisation des flux commerciaux et financiers exige un aggiornamento du cadre conceptuel. Selon la vision de Bush et son entourage néoconservateur, la macroéconomie est une conception de comptables étatistes et nationalistes. Dans une économie mondialisée, ces déficits sont simplement des « écarts » qui seront comblés par les mécanismes de marché, et dans ce cas par le marché financier international. Ils professent donc une indépendance relative des dépenses en capital (investissements) des dépenses de consommation. La capacité du marché boursier à Wall Street a « affranchi » les besoins en investissement. Celui-ci ne dépend plus du trop faible taux de l’épargne nationale En avril 2005, le réputé professeur en théorie monétaire de Princeton, Ben Bernanke formulait sans ambages la nouvelle herméneutique devant un forum d’économistes. Sa thèse : l’économie mondiale produit un « savings glut» ou un trop- plein d’épargne. Ce dernier trouve, heureusement, un placement productif grâce à la coopération américaine qui accepte avec sa surconsommation de fonctionner comme partenaire « complémentaire ». Ses déficits bouclent la boucle. Six mois après, le président installait Bernanke comme grand timonier de la Federal Reserve. L’équipe Bush se profile comme innovatrice d’une nouvelle logique économique ; une pensée et une pratique ajustée au contexte des marchés financiers. Pompant une part importante de l’épargne mondiale, les Américains pallient leur absence d’épargne privée et dopent l’activité et la liquidité de leurs marchés financiers. Mais, ce procédé n’est pas durable.

Les bourgeoisies conquérantes en Asie et en Amérique Latine joignent les consommateurs américains et européens avec leur demande croissante de matières premières qui poussent la spirale des prix en flèche. De mars 2000 au printemps de 2005, l’indice international des prix des matières premières a grimpé 55% et celui du pétrole 97%, c’est à dire un doublement. Pour les grands exportateurs de pétrole comme la Russie et les pays musulmans, cette plus-value est une nouvelle donne. Les locomotives asiatiques préparent déjà une compétition de ravitaillement assuré par des investissements en Afrique, en Amérique Latine et surtout en Eurasie. Les stratèges du Pentagone pointent vers la possible coalition « Russie-Chine-Inde » équipée avec un réseau commun de gazoducs et oléoducs, auquel l’Iran serait associé. La mondialisation de l’automobile (en Chine 5 millions d’autos étaient vendues en 2005) annonce clairement le défi énergétique à venir.

Quand on ajoute la perspective démographique au tableau économique, la société américaine se présente comme l’une des plus dynamiques. Cette nation créée par des immigrés continue d’absorber un million de nouveaux venus chaque année. Et la mondialisation a opéré dans ce domaine un changement notoire. Alors que naguère les entrants étaient majoritairement d’origine européenne, depuis les années 1960 les immigrés hispanophones et les Asiatiques prédominent. La population totale de 300 millions compte 70% blancs, 12% hispaniques, 11.4% noirs et 4.1% asiatiques. Selon les estimations, il faut ajouter 4 millions de sans papiers, majoritairement mexicains. Le taux de fécondité est de 1,8 chez les Blancs, 2,1 chez les Noirs, 2 ,6 chez les Asiatiques et 3 chez les Hispaniques. Donc, les nouveaux venus ont des taux de natalité plus élevé. De ce fait la population est en croissance avec une jeune structure d’âge. Un tiers des entrants est porteur d’un diplôme d’études supérieures. Cela représente un cadeau sous forme d’une plus-value en capital humain (le coût des études) de 50 milliards de dollars par an. Près de 28 millions d’habitants parlent espagnol en famille dont 14 millions ne maîtrisent pas totalement l’anglais. C’est surtout le cas des « sans papiers et donc illégaux » contre lesquels les sanctions deviennent plus ponctuelles et sévères.

Les Hispaniques se sont implantés dans l’état de Californie, Arizona, Nouvelle Mexique et Texas où ils ont leur propre presse et télévision en espagnol. De plus en plus d’ hispanos sont actifs dans la politique locale et nationale. Ces démonstrations de l’identité et de différence suscitent dans certains milieux la peur de « l’autre ». Le débat sur le droit à la différence, sur le profilage socioculturel de l’afro-américain et les autres minorités ethniques et raciales avait déjà engendré la thèse sur la discrimination positive de la décennie 1980. Ce courant culturaliste de gauche avait reçu du renfort littéraire et philosophique des postmodernistes français. Leur discours déconstructiviste fut diffusé dans les universités américaines sous le sigle de French Theory. Les idées d’une pléiade de figures de proue de la philosophie de l’hétérogénéité, du droit à la différence des minorités et de leur assertion identitaire (les français Lyotard, Deleuze, Foucauld, Derrida) furent absorbées d’abord dans les facultés de littérature et d’anthropologie, et ensuite comme semence politique du multiculturalisme et du communautarisme. Le mouvement d’authenticité s’est radicalisé et les intellectuels noirs se sont mis à réécrire l’histoire américaine en mettant l’accent sur l’apport et la saga de sa race.

La grande vague néo-conservatrice initiée sous la présidence de Reagan, a neutralisé ces amorces de discrimination positive et de « politiquement correct » que la droite considérait comme une entorse à l’égalité des droits constitutionnels. Elle soutenait que le communautarisme politique et culturel favoriserait et plomberait la ghettoïsation des noirs. De nos jours la crispation ethno-culturelle se fixe sur la conscience identitaire des hispaniques. Dans son livre Who Are We, Samuel Huntington, le célèbre politologue conservateur proclame que la reconquista du Sud-Ouest est en cours. Selon ce nationaliste culturel de tendance xénophobe, l’invasion des Hispaniques (surtout les Mexicains) ébranle l’identité et menace la langue et les valeurs de la majorité anglo-protestante. En fait, les Hispaniques gardent davantage leur identité culturelle que les immigrés européens. Et cette implantation est un phénomène concentré dans une vingtaine de comtés et centres urbains où les nouveaux venus d’Asie et les Hispaniques forment avec Blancs et Noirs, des communautés « multiple melting pot » de diversité culturelle. Dans un monde pluriculturel, cette diversification est un atout économique et culturel. D’ailleurs, la deuxième génération pratique un souple entrecroisement et métissage. Conscient des conséquences de la mondialisation « démographique » et plus particulièrement des migrations de l’ancien « Tiers monde » vers les pays du Nord, l’hebdomadaire Business Week tient un discours en phase avec la diversité des normes et des valeurs qui en découle. Cette décrispation amorcée par une revue influente de l’establishment, annonce la mutation vers une Amérique culturellement plus diversifiée. Citation : « Les Hispaniques et surtout les Mexicains constituent un groupe d’immigrés à nul autre pareil. Par leur nombre et l’attachement à leur culture, ils bousculent nos idées conventionnelles sur l’assimilation et la monoculture. Ce défi est une bonne chose pour notre pays ».

L’hégémonie américaine repose en partie sur la diffusion et l’influence de son industrie culturelle : les médias, la musique populaire, les flux audio-visuels et le « life style ». Les récepteurs et médiateurs enthousiastes qui relaient le modèle américain vers la masse de leur pays, sont les jeunes et les cadres des firmes multinationales et de la science. Depuis belle lurette, les plus prestigieuses universités américaines sont les « phares et les modèles à penser » pour des millions d’universitaires à travers le monde. En Europe, on peut constater, sans ironie, que nos sciences humaines sont « enceintes » d’Amérique. Dans plusieurs domaines, les problèmes sont formulés à partir de paradigmes et avec des lunettes d’outre-Atlantique. Parfois, avec ces exceptions rares et de courte durée, le courant va dans l’autre sens. Ce fut le cas pour la théorie critique de Herbert Marcuse lors de la révolte des étudiants américains (1965-1968) et pour la French Theory .

Dans le monde non occidental, le pic de la grande vague d’américanisation semble être passé du fait que le défi américain y a suscité des réveils qui ont produit des créations propres. Dans bien des cas, la pénétration de la culture américaine a réveillé et revitalisé les tréfonds de la tradition autochtone. Les musiques amérindiennes, brésiliennes, africaines comme le film indien et brésilien, sont des exemples de cette renaissance qui comporte parfois un effet en retour vers le marché artistique américain. La dialectique de la mondialisation produit des métissages culturels dont certaines créations spirituelles et musicales flattent la fibre exotique des groupes américains et européens en quête de mystique et d’enchantement. Cet échange culturel est un carrefour exemplaire d’acculturations croisées où participent différents mondes artistiques. Entremêlés aux flux musicaux à la mode et « hype » des États-Unis, on peut discerner les rythmes et sonorités venant d’ailleurs.


IV. - Les piètres performances de la zone euro

L’insertion du continent européen dans le circuit international se fait par deux filières : la mondialisation et l’extension de l’Union Européenne. Cette dernière constitue pour les pays membres, une internationalisation superposée. Pour l’ensemble de l’Union les traités postulent la libre circulation des biens, des capitaux et des personnes. Toutefois, les nationalismes sont tenaces et mettent pas mal d’obstacles et discriminations subtiles sur la route vers l’intégration. Douze membres se sont entendus pour former une union monétaire : la zone euro. Or, la Grande Bretagne, un des pays clés reste en dehors de cette zone et ne cache pas ses affinités avec le modèle américain. En plus, l’économie anglaise se flatte de réaliser, en comparaison avec l’UE-6, le noyau des six pionniers, une croissance plus élevée avec moins de chômage. Le marché unique proclamé avec grande pompe au début de la décennie 1990 et l’union monétaire de 1999 n’ont pas encore déclenché la dynamique promise par la rhétorique officielle. Certes, l’union monétaire a lancé l’euro qui réduit les frais de transfert et facilite la supranationalisation et l’intégration des marchés financiers, mais son dogme monétariste donne la priorité à la stabilité sur la croissance. La Banque Centrale Européenne (BCE) garde l’œil rivé sur la stabilité des prix (contrôle de l’inflation interne) mais n’a pas de politique d’échange vis à vis des soubresauts du dollar.

Durant les quinze ans du marché unique (1991-2005), le poids de la zone euro a baissé de 16% par rapport aux États-Unis et de 9% par rapport à l’économie anglaise. Le taux annuel de croissance de l’économie américaine a été de 3.1%, de 1,8% pour la zone euro et 1,6% seulement pour le noyau UE-6. Le taux de chômage restait élevé entre 9 et 10%. Cette performance médiocre contraste avec l’aplomb de la plupart des professionnels de la politique européenne et avec la rhétorique des responsables de la BCE et de la Commission sur le bien-fondé de leurs actions. Le déficit démocratique et le déphasage des professionnels avec l’opinion publique se sont manifestés avec mauvaise humeur lors du référendum en France et en Hollande. Le citoyen moyen est déçu et effrayé par l’ensemble hétéroclite consécutif à l’élargissement rapide. Le bousculement causé par trop de nouveaux membres en trop peu de temps avec en plus les délocalisations dues à la mondialisation des entreprises, produisent la précarité, alors que les citoyens attendent de meilleurs résultats en matière de revenu et d’emploi. Une majorité a le sentiment que les choses pourraient aller plus mal encore d’ici vingt ans. Alors que la locomotive allemande a stagné entre 2000 et 2005 et que la France est en turbulence, la politique économique européenne est rarement objet d’un débat public. Les stratégies et leurs enjeux se jouent dans les arcanes du pouvoir, loin du peuple : dans la Commission, dans le Parlement Européen, dans la Banque Centrale. Le Conseil des Ministres est avant tout un tournoi où les gouvernements se positionnent en fonction de leurs intérêts nationaux.

L’Union Monétaire qui n’est pas complétée par une Union Économique fait que les gouvernements membres conservent le contrôle sur la politique fiscale et du budget, alors que la stabilité de la monnaie (contrôle de l’inflation) et la politique du taux d’intérêt est l’affaire de la BCE. Comme les deux politiques ne sont pas synchronisées, le résultat global reste en dessous des espérances. D’ailleurs, la BCE focalise sa stratégie monétaire sur le seul but de stabiliser les prix à la consommation, tandis que les bulles de la bourse (1995-2000) et de l’immobilier, restent en dehors de son rayon de correction. Selon J-P Fitoussi, spécialiste français en conjoncture, les autorités européennes professent un monétarisme désuet et dogmatique. Car, depuis sa naissance la BCE a refusé d’utiliser les instruments monétaires pour la régulation de la conjoncture, tandis que les politiques conjoncturelles sont plombées par le Pacte de Stabilité. Cet immobilisme contraste singulièrement avec l’activisme régulateur de la FED, sa collègue outre-Atlantique. La BCE donne plus de poids au dogme monétariste qu’aux besoins du monde réel. Vu de la Maison Blanche, les responsables de la BCE et de la Commission de Bruxelles, se comportent comme des comptables, soumis au paradigme d’équilibre de la macroéconomie « nationale » mais pas vraiment comme économistes d’un ensemble supranational. Dans une étude comparative de la performance des membres de l’UE, le professeur De Grauwe fait remarquer que l’économie anglaise, restée en dehors de l’unité monétaire s’est mondialisée avec plus de souplesse et marche mieux. Malgré les ce contexte, les entreprises européennes manifestent une dynamique qui se compare favorablement avec celles d’outre-Atlantique. La mondialisation oblige au gigantisme et la bataille est parfois très rude. Bon nombre y répondent avec une stratégie de fusions et des OPA plus musclées pour construire des géants qui se déploient à l’échelle mondiale.

Pour les politiques d’assainissement interne des pays membres de l’UE, on est encore plus loin du consensus, alors que l’évolution de fait ne laisse que peu de temps. Le blocage économique résulte de la faiblesse des gouvernements. Ils se montrent incapables de réformes structurelles profondes, notamment de flexibilisation du marché du travail et de l’amaigrissement de l’Etat-providence. Les bienfaits du modèle social européen ont été taillés sur la mesure de la forte croissance des Trente Glorieuses. La concurrence accrue depuis la mondialisation et les délocalisations d’entreprises exige une plus grande souplesse en matière d’emploi. Et le vieillissement de la population rendra une plus grande privatisation inévitable, accompagnée de stimuli favorisant la responsabilisation personnelle. Car, le nombre de personnes en âge de travailler est en train de chuter tandis que la quantité des personnes en charge et des retraités augmente. Le nombre d’inactifs pour un actif se gonfle et la charge des pensions et des dépenses de santé pèse toujours plus lourdement sur le budget de l’état. Sans réforme, la croissance économique va pâtir davantage. La thématisation en cours pour un Etat-social « actif » semble être une piste prometteuse pour un système à la fois plus souple tout en restant équitable. Avec sa politique de « troisième voie » qui combine le social avec les mécanismes de marché, Tony Blair a obtenu des résultats positifs.

Le discours sur le vieillissement de la population bat son plein en Europe. Il a le mérite de mettre le facteur démographique au centre du débat. La dénatalité réduit à moyen terme la cohorte des actifs qui entrent sur le marché du travail et à plus long terme, elle produit une structure d’âge pesante par le nombre grandissant d’âgés. En Europe, la stagnation démographique et la pyramide d’âge déséquilibrée freinent déjà la dynamique économique. Comme une remontée de la natalité autochtone n’est pas en vue, on peut envisager de rajeunir les pyramides d’âge par l’absorption d’immigrants avec un taux de natalité plus élevé. Depuis la décennie 1960, le continent européen a absorbé 15 millions d’immigrants musulmans et depuis l’élargissement de l’UE un petit nombre de nouveaux venus de ces pays s’est installé. Afin de normaliser le nombre d’actifs par rapport à la population à la retraite, il faudra plus d’immigrants. Or, la présence de 15 millions de Musulmans (moins que la moitié du nombre d’Hispaniques aux Etats Unis) et l’incorporation d’autres cultures suite à l’élargissement, posent d’autant plus de problèmes que la mutation culturelle de notre continent se situe dans un contexte de croissance économique médiocre avec chômage élevé. La rencontre avec l’Islam se fait sur une toile de fond de sécularisation grandissante et de « déchristianisation ».

Ce décrochage de la tradition religieuse implique que l’Européen doit redéfinir son identité et sa relation avec le « culturellement autre ». Dans un contexte de mondialisation de la mobilité, l’immigration et l’hétérogénéité ethnoculturelle augmenteront et joueront un rôle non négligeable dans la construction d’un « nous collectif européen ». Comme aux États-Unis, l’identité européenne et le concept de citoyenneté des nouveaux venus sont des projets perpétuellement en mouvement et donc à recomposer. Dans l’espace européen des partis politiques nationalistes de l’extrême droite profitent déjà de la crise de l’identité européenne. Depuis 2000 les partis du populisme xénophobe augmentent leur score électoral. Les immigrés vivent repliés sur eux mêmes dans des ghettos ethniques. Bon nombre d’entre eux éprouve un immense sentiment de frustration face à la précarité de leur statut. Ils sont moralement blessés par le mépris pour leur religion et contestent l’inégalité des chances pour eux et leur deuxième génération. Depuis les attentats, les relations se sont gâtées, car dorénavant Islam est assimilé à terrorisme. L’imagerie négative s’est transformée en islamophobie généralisée. Ces stigmates sont très blessants dans les relations que les musulmans européens vivent au quotidien. En comparaison avec les États-Unis qui se sont constitués sur la base de flux constants et culturellement changeants d’immigration, l’Europe est un apprenti tard venu dans le processus vers une plus grande diversité culturelle. Ceci à un moment où les églises chrétiennes (catholiques et protestantes) se vident et que la mondialisation met l’économie et l’État de protection sociale sous la contrainte de restructuration. Il faut un sursaut d’innovation avec des formules adéquates en réponse aux défis nouveaux (le rajeunissement démographique, le ravitaillement en énergie) tout en sauvegardant les liens sociaux de solidarité plus responsabilisée. L’Europe vit dans le malaise de la cohabitation avec l’Autre alors que dans le passé les Européens se sont implantés dans tous les continents sans y être invités.

Du point de vue géopolitique, la carence de la zone euro en sources de pétrole et de gaz est un handicap majeur. Depuis la fermeture de nos charbonnages, les professionnels de la politique européenne ont négligé la politique énergétique. Nos entreprisses multinationales, de même. Alors que de grandes firmes pétrolières du monde anglo-américain sont omniprésentes au Moyen-Orient, en Amérique Latine et en Afrique, nos grandes entreprises ont omis de déployer une stratégie énergétique. Sauf de rares exceptions qui sont, vu la demande de consommation croissante, largement insuffisantes. En dehors d’une plus grande présence en Afrique, la zone euro compte développer le ravitaillement à partir des énormes réserves en Russie afin d’atténuer la trop grande dépendance des sources sous contrôle américain. Une deuxième voie pour un ressourcement en gaz et pétrole serait une expansion de nos firmes extractives et de raffinage en direction de l’Iran qui se sent isolé et discriminé par l’Occident. Or, la presse a révélé que 15 des 24 terroristes du 9/11 étaient des jihadistes de l’Arabie Saoudite. Celle-ci est en plus exportatrice du wahhabisme fondamentaliste pur et dur. Mais elle est la grande amie pétrolière où Washington met en veilleuse son zèle messianique de démocratisation. Quand il s’agit de ses intérêts vitaux, l’hyperpuissance fait preuve de réalisme géopolitique. La vague d’islamophobie dans l’opinion publique européenne et plus particulièrement la confrontation diplomatique avec l’Iran, vont à l’encontre de nos intérêts réels. Est ce que le régime iranien, en exerçant ses droits souverains est plus agressif qu’Israël ou que les États-Unis qui ne cessent d’intervenir militairement dans la région ? Est ce sage pour l’Europe de ne pas prendre en main ses intérêts vitaux elle-même, pour plaire au messianisme revendicatif et discriminatoire de Washington contre Téhéran ? Pratiquer la géopolitique sans reconnaissance de « l’Autre » est une cause perdue d’avance, en raison de la dynamique culturelle et religieuse qui caractérise notre temps.


V. - Regards d’ailleurs sur la mondialisation

Le réveil identitaire amène les élites intellectuelles des pays émergents à analyser la dynamique mondiale à partir de leurs propres normes et projets. Une vue correcte de la mondialisation exige donc une ouverture de l’éventail intellectuel pour y inclure l’apport enrichissant de leurs perspectives. Or, la majorité des Occidentaux ainsi que nos milieux scientifiques et nos médias, pratiquent la recherche sur la mondialisation comme une monoculture. Il s’ensuit que la perception du monde, la conscience historique de sa mutation et la projection de son devenir, sont des produits exclusivement occidentaux. Les intellectuels européens se sentent déjà très ouverts et éclairés lorsqu’ils fréquentent des sources américaines. De leur côté, les Américains se réfèrent exclusivement à d’autres sources américaines. Dès la fin des années 1990, l’intelligentsia du monde non- occidental est devenue très productive. Un nombre croissant de ces penseurs théorise sur leur propre démarche et sur la finalité de mondialisation. Une bonne partie de ces publications est polémique. Et leurs dissertations présentent plusieurs critiques de la gouvernance mondiale pratiquée par les acteurs occidentaux. Une critique pertinente est que nos analystes focalisent et évaluent les politiques et les pratiques des autres civilisations sur la base de principes et d’idéaux qui sont pour le moment en vogue chez- nous. Afin d’éviter que leur expérience historique ne soit uniquement jugée sur la base de critères qui ne sont pas les leurs, les intellectuels non-occidentaux montent sur la tribune publique avec leur propre discours. La diffusion de leur pensée aidera à corriger le narcissisme, les non-dits et l’inceste intellectuel de l’Occident. Cet échange entre les différents apports « d’ailleurs » avec les vues d’ici et vice versa, ouvrira l’horizon. Cette ouverture de l’éventail intellectuel et politique sur la base de différentes vues « du dedans » aidera également à éviter de trop graves erreurs et incorrections dans la gouvernance mondiale. Dans mes propres recherches sur la mondialisation j’ai utilisé l’apport des intellectuels chinois, hindous et musulmans. Cette émigration intellectuelle m’a familiarisé avec des penseurs qui présentent d’autres consciences historiques et culturelles. Leurs différents horizons politiques et paradigmes scientifiques ainsi que leur manière d’envisager l’avenir, nous aident à rendre plus intelligible les transformations induites par les phénomènes transnationaux et la mondialisation.



Bibliographie:

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Assayag, Jackie (2005), La mondialisation vue d’ailleurs, Paris : Le Seuil.
Benzin, Rachid (2004), Les Nouveaux Penseurs de l’Islam, Paris : Albin Michel.
Bergsten, Fred (2005), The United States and the World Economy, Washington : Institute for International Economics.
Chen, Lichuan (2004), “Le débat entre libéralisme et nouvelle gauche au tournant du siècle”, Perspectives Chinoises, n° 84, juillet.
De Grauwe, Paul (2005), The Eurozone: Problems and Prospects, Louvain : Center for Economic Studies.
Federal Reserve Bank of San Francisco (2005) Revived Bretton Woods System : A New Paradigm for Asian Development? Pacific Basin Conference, february.
Pour les textes de la conference: www FRBSF.org
Fitoussi, Jean-Paul & Cacheux, J. (2005), L’Etat de l’Union Européenne, Paris : Fayard.
Jaffrelot, Christophe (2005), India’s silent revolution, Delhi : Social Press.
Hamzawy, Amr (2003) “Hatar al-aulama ; die Arabische Globalisierungsdebatte” Die Welt des Islams, n°2
Khilmani, Sunil (1999) The Idea of India, New Delhi : Penguin Books.
Liu, Kang (2004), Globalization and the Cultural Trends in China, Honolulu : University of Hawai Press
Phillips, Kevin (2006) American Theocracy: the Peril and Politics of Radical Religion, Oil and Borrowed Money in the 21st Century, New York: Viking Press
Wang Shaoguang & Hu Angang (2000) The Political Economy of Uneven Development : the Case of China, Armouk: M.A. Sharpe
Zheng, Yongnian (2004), Globalization and state transformation in China, Cambridge : Cambridge University Press.


Note :

Les textes de Louis Baeck sur le débat par des intellectuels « d’ailleurs » se trouvent en ligne. Pour l’Islam, voir le Forum de www.PlanetAgora; pour les écrits des intellectuels chinois, le Forum de www.BabelMed.


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