Le chômage est devenu un projet. Ce n’est pas le résultat malheureux de politiques économiques inappropriées. Ce n’est pas le prix de l’instabilité des marchés monétaires, financiers, boursiers ou des matières premières. Ce n’est pas le solde de toutes les «mauvaises gestions» privées et publiques. Bien différemment, il faut entendre sa forme contemporaine comme un projet mondial.
Afin d’en prendre la mesure, quelques chiffres. Environ un milliard de personnes sont sans emploi ou au chômage dans le monde, représentant 30% de l’ensemble de la «force de travail» disponible. Dans de nombreux pays en développement, les taux de chômage réels sont de l’ordre de 40 à 50%, et au-delà. Dans ces mêmes pays, près de 500 millions de travailleurs ne peuvent assurer à leurs familles le revenu par habitant d’un dollar U.S. par jour (supposé «seuil de pauvreté»). Dans la seule Amérique Latine, près de 200 millions de personnes, soit la moitié de la population, vivent en-dessous de ce seuil. Enfin, dans le groupe des pays considérés comme n’étant pas en développement («les plus riches» ou «industrialisés»), là où il y a 30 ans le taux de chômage dit «normal» était de 3%, il atteint désormais 12%.
Ces «indicateurs», que l’on pourrait multiplier, balisent un paysage nouveau, dont l’exploration exige aussi des concepts différents de ceux auxquels nous étions accoutumés. C’est ainsi, au-delà du désastre humain qu’il engendre, au-delà de la destruction sociale que chacun apprécie là où il vit, que l’on peut désormais entendre le chômage comme projet. Mais comment rendre cela audible de manière partageable? Ce n’est pas simple! En vérité, ce que projet veut dire ici, c’est que le chômage est pour nos sociétés contemporaines beaucoup plus et bien autre chose que ce qu’il pouvait encore signifier à la fin du 19ème siècle ou dans les Années 30. Le chômage est devenu projet parce qu’aujourd’hui toutes les gestions privées et toutes les politiques publiques ont intégré dans leur horizon immédiat ou de plus long terme une mutation aussi profonde qu’internationale des rapports (des hommes et des institutions) au travail et au loisir, à l’emploi et à toutes les autres formes d’activité. C’est un projet, parce que la prise en compte d’une telle mutation sert pour l’essentiel jusqu’à présent à valider et conforter la vieille idée que le citoyen pourrait se dispenser d’un emploi justement rémunéré. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons, parmi lesquelles on en citera deux. L’une, valable surtout dans les «pays développés», est ancrée dans le constat que d’autres «activités» permettraient au citoyen de s’accomplir, ce qui dégagerait (ou au moins limiterait) la responsabilité des gestionnaires publics et privés à l’égard du «chômage réel». L’autre raison, vérifiable partout, mais plus encore dans les «pays en développement», est que s’expérimentent des formes de domination «locales et globales» nouvelles au moins par leurs moyens et leur périmètre d’exercice, quand elles ne le sont pas par leur vocation.
De fait, le chômage est devenu un «mode de gestion» et même de gouvernement majoritaire. De plus en plus, ce qui n’était que «la variable chômage» s’est mué dans tous les pays en axe et «priorité» de la «politique économique», d’une part, de la stratégie des entreprises privées ou publiques, d’autre part. Mode de gestion, car dans le monde organisé, c’est effectivement désormais le chômage et le non-chômage qu’il s’agit d’administrer, beaucoup plus que l’emploi, qui n’apparaît plus que comme un reste (c’est lui, maintenant, «le solde»). C’est la «ressource humaine» elle-même comme «stock» dont il faut désormais «optimiser les flux», et de la manière la plus «tendue» possible (règne du «juste-à-temps»)… Mais aussi mode de gouvernement, ou plutôt de «gouvernance», comme le requiert le beau langage de l’époque, car le chômage n’est plus rejeté à la périphérie (refoulé d’une mauvaise politique): au contraire, il se situe au cœur même de toute décision stratégique. Le chômage n’est plus la conséquence marginale d’une politique d’entreprise ou de gouvernement : il en est à présent le régulateur, voire le prescripteur. Il est effectivement devenu «la priorité des priorités», mais dans un sens aussi cruel que paradoxal. Jusqu’au point où l’annonce d’un «plan d’emplois» génère une méfiance instinctive, tandis que les expressions «licenciements», «coupes claires» et «plan social» deviennent «créatrices de valeur» boursière…
C’est que la société toute entière s’est accommodée d’une manière exceptionnelle à ce à quoi l’individu qu’il touche dans sa vie ne peut pas s’accommoder – sauf à y perdre une part substantielle de son identité. Elle s’est accommodée au «chômage structurel», de plus en plus élevé et de plus en plus «structurel», et, bientôt: au chômage dominant, sinon majoritaire.
Pour autant, prétendre que «la mondialisation produit le chômage», ou, à l’inverse : qu’elle aurait vocation à le réduire, ces jugements apparaissent factices, en même temps qu’ils ratent leur cible. Car entre chômage et mondialisation, il existe des liens plus problématiques que ceux de «production». Ce qui s’est mondialisé, c’est le chômage comme instrument de gestion privilégié de l’économie, du G8 à la Chine et aux pays en développement. Ce qui s’est mondialisé, c’est le chômage comme activité sociale normative à côté ou en lieu et place d’autres formes de vie sociale, comme celle, en voie de disparition, de «l’emploi à vie» (le modèle japonais). Ce qui s’est mondialisé, c’est le chômage comme menace dont nul ne pourrait plus être exempté ou se mettre à l’abri, quelles que soient son éducation, ses origines, ses compétences. Ce qui s’est mondialisé, c’est le chômage conçu et présenté comme paradigme possible pour l’humanité, là où prévalait «l’emploi», dans la diversité de ses figures géographiques et sociologiques. In fine, et par-delà toute morale, ce qui s’est mondialisé, c’est le chômage comme expérimentation de l’homme et par l’homme de quelque chose qui pourrait bien avoir pour lui à l’avenir un rôle aussi important que «le travail».
Ainsi, à l’adresse de ceux qui persistent à se dire tantôt étonnés des «crues du chômage», tantôt satisfaits de ses «décrues», on formulera cette injonction : «Descendez une bonne fois du Royaume des rêves et rejoignez donc celui de la politique!». Car, comme le notait un certain Hegel dans ses carnets de jeunesse: «Les questions auxquelles la philosophie ne répond pas se voient ainsi répondre qu’elles ne doivent pas être formulées ainsi». Or, «le chômage» est précisément l’une de ces «questions».