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Date :  2003-11-06
langue :  Français
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Brousse

Brousse


Savane. Mais pas seulement. Simple polysémie ? Oui et non.
Il est impossible de comprendre ce qu’est la brousse sans saisir ce qui la fonde et entretient avec elle un rapport à la fois vital complémentaire et symbolique : le village. Cet espace a été arraché à la brousse, par un acte inaugural qui le délimite et le centre sur une mémoire généalogique distributive des rôles, des rapports, des règles de production et de reproduction. Le village est hanté, obsédé par cet autre qui fut son origine et qui est devenu son envers. Le pulaar, langue des Peuls sédentaires et nomades du Sénégal et d'une partie de l'Afrique de l'Ouest et du centre a construit un adage sur ce couple à la fois complémentaire et conflictuel : « Lorsqu’une hyène pénètre dans le village, les chiens taisent leurs querelles pour l’en chasser ». Réalité et métaphore en même temps. La hyène symbolise la brousse, le danger, l’ennemi et la figure de la transgression des règles physiquement représentées par les limites du village et symboliquement référées à l’ordre propre à la vie communautaire. L’envahissement de l’ordre par le désordre est un risque permanent, naturel et culturel, effectif et potentiel. Le terme brousse dans les langues africaines est fortement polysémique avec une large gamme de référents métaphoriques, tous réductibles à une seule problématique : la brousse se donne à penser à partir d’un principe de discrimination entre l’ordre et le désordre, le même et l’autre, d’ici et d’ailleurs. Discriminer, c’est partager, séparer, distribuer des rapports entre identité et différence.

L’intérêt de cette problématique réside dans sa contribution au débat sur la diversité et le pluralisme à l’œuvre dans des entités irréductibles à l’espace mondialisé frappé d’homogénéité ou de tendance à l’homogénéisation.
L’homogénéité c’est justement la non-discrimination entre le proche et le lointain dans l’ordre spatial — et la non-discrimination entre le même et l’autre dans l’ordre culturel et dans l’ordre symbolique.
La brousse est donc bien une figure de l’altérité.

Dans son sens premier, elle est l’autre de l’ordre humain, dans la mesure où le village symbolise l’humain par excellence, c’est-à-dire la culture, artifice voulu, construit et valorisé par l’homme.
Cette figure de l’altérité se manifeste selon trois modalités.

D’abord, comme lieu de l’indifférenciation. Bien que les mondes du végétal, de l’animal et du minéral ne soient pas indiscernables, ils ont pour dénominateur commun de n’avoir pas ce qui fait l’essence du village : un ordre voulu, construit et valorisé par l’homme. Ceci nous rappelle que la culture en tant qu’ensemble ordonné d’artifices et même en tant qu’artifice tout court (Hobbes) est peut-être le seul fait de différenciation radicale dans l’ordre de l’univers. Par conséquent, sous cette première modalité, la brousse s’oppose au village comme la nature à la culture. On peut illustrer cette modalité en rappelant la distinction entre « peul de brousse » et peuls de l’espace urbain dans le registre du discours des Peuls.

Différents auteurs notent qu’au sein de la même ethnie Peul, le nom de « pulli » désigne les peuls pasteurs nomades, et de ce fait des « peuls de brousse » (Fulbe Burure). Hampathé Bâ commente ce phénomène dans Kumen en soulignant que « Bororo » signifie littéralement « fermé » et par extension « égotiste » et endogame : les Bororos sont réputés vivre loin des structures urbaines. Par ailleurs, Thierno Diallo écrit dans une note de sa thèse de doctorat sur Les institutions politiques du Fouta Djalon au 19ème siècle : « Cette expression (Fulbe Burure) signifie que ce Peul est sans éducation sans instruction, sans foi ». Il est tout à fait remarquable que ce « Peul de brousse » soit aussi réputé païen (« sans foi ») et nous rappelle que le contexte du Fouta Djalon du 19ème siècle est celui d’une suprématie de la religion musulmane dans cette région. Si l’islam est religion des espaces urbains, le paganisme ne peut être que celle de la brousse, c’est-à-dire de l’indifférenciation entre nature et culture.

Examinons à présent la deuxième modalité sous laquelle se manifeste cette figure de l’altérité qu’est la brousse, c’est-à-dire comme catégorie de l’impur. Il y a en langue pulaar un équivalent strict de l’injonction : « Va au diable ! » qui se dit littéralement : « Va à la brousse ! ». Cette injonction qui est un acte d’exclusion reproduit l’opposition entre village et brousse, et signifie que le condamné, s’étant dépouillé de ce qui le rendait digne d’être parmi les hommes, n’est plus qu’un être naturel et doit de ce fait rejoindre les autres êtres naturels (« en brousse »).

L’indignité qui frappe l’exclu rend raison d’un couple catégoriel (pur/impur) qui fut malheureusement trop souvent investi dans des actes génocidaires imputés à des identités fermées dont chacune considère l’autre ou les autres comme des équivalents stricts du non-humain. D’où les expressions métaphoriques et pudiques que l’on trouve dans la langue peul pour désigner les excrétions urinaires et fécales ainsi que les actes qui les rendent possibles, le tout étant référé à la brousse comme seul lieu digne de recevoir cette souillure et celui qui la porte.

La troisième modalité se présente sous la forme d’un schéma spatio-temporel de distinction entre proximité et éloignement. De ce point de vue, la proximité inclut une gamme d’espaces emboîtés allant de la proximité immédiate villageoise (lignage, parenté et arbre à palabres) à la proximité médiate qui, incluant la brousse proche dont vivent les villageois, s’étend à la contrée et au terroir. L’appartenance à un terroir commun range du même côté du principe de discrimination : hommes, bêtes, villages et brousse.

À l’espace physique du terroir se superpose un ordre culturel qui fait de cette diversité une unité par opposition à ce qui est éloigné. Du coup la brousse cesse d’être ce monde naturel immédiat qui jouxte le village pour inclure des espaces aussi variés que les autres terroirs, l’espace urbain, puis, progressivement : l’étranger et le reste du monde. D’où cette expression qui s’applique aux voyageurs, aux exilés, à ceux qui sont partis et ne sont pas revenus : « être à la brousse », à savoir être hors du terroir, hors du pays, hors du continent. D’où aussi ce paradoxe que « l’étranger », bien qu’assimilé au développement, à la richesse, reste cependant « la brousse ». Non seulement parce qu’il n’est pas la proximité, mais aussi par ce qu’il est une figure de l’altérité culturelle. D’où encore l’idée que cet autre qu’est la brousse hors terroir est, malgré ses avantages : lieu à risque, lieu de possible perdition, c’est-à-dire de déchéance culturelle, sinon morale.

La notion de brousse – qui se déploie entre métaphore et concept – est une voie de lecture de la dialectique entre unité et diversité de l’homme, qui se fonde sur un schéma universel. Toutes les cultures ont conçu et exprimé à leur manière ce qui correspond à la notion de brousse.

Nous sommes en présence d’un schéma à la fois réflexif, réciproque et transitif. Il est réflexif, car le propre de la réflexivité est de nous ramener au moi qui se prend lui-même comme objet de la réflexion. Traduit de manière assez immédiate, cela donnerait : « Je suis et je le sais : un homme de brousse », avec toutes les variantes possibles. Celui qui se dit « homme de brousse », par opposition à l’homme de l’agglomération villageoise ou urbaine, exprime un aveu d’infériorité de sa condition, l’écart étant mesurable à l’aune des biens matériels, aux utilités et aux moyens d’éducation propres aux espaces émancipés. C’est ainsi que dans les lisières du désert de Syrie, lorsqu’un homme rencontre un autre homme, la question habituelle qu’ils se posent est celle-ci : « Es-tu Arabe (nomade, bédouin) ou Fellah (paysan) ? » Ici, le Fellah, bien que sédentaire, est perçu et se perçoit comme moins « émancipé » que le bédouin.


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