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Date :  2008-08-15
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Oublier son identité culturelle est une ouverture au monde


A Rio de Janeiro, j’ai assisté, un dimanche après-midi sur la plage de Copacabana, à une séance de capoeira. Un jeune Noir aux cheveux blonds, qui s’apprêtait à effectuer un saut gigantesque pour bondir au-dessus de deux femmes immobiles, s’exerçait devant la foule. Les gens attendaient le moment ultime où ils verraient ce corps si souple et si musclé jaillir au-dessus des deux femmes et retomber derrière elles, sur ses pieds. Un bonimenteur n’arrêtait pas de faire des commentaires ironiques sur les capacités de celui qu’il appelait tantôt son frère, tantôt son cousin. Ce jeune homme venait de Salvador de Bahia, il avait sans doute passé une majeure partie de son enfance à apprendre à se battre dans les rues et à se débattre dans la vie. Le bonimenteur lui demanda, pour annoncer enfin le saut spectaculaire, s’il était prêt, et l’homme de haute voltige, lui répondit sur un ton solennel : «Je suis né prêt.»

Dans toutes les grandes villes du monde, des scènes quotidiennes, nous révèlent l’étrangeté culturelle dans laquelle nous vivons. Pareilles scènes nous offrent des leçons de philosophie. La ville ne favorise- t-elle pas, par la variété incroyable des sensations qu’elle incite, le métissage des signes culturels, tant par le brassage des populations que par sa prédisposition à engendrer des situations qui provoquent une énigme pour notre regard ? La ville crée une anthropophagie spontanée des cultures.

Au contraire, l’encadrement touristique nous invite à percevoir les différences culturelles comme des signes patrimoniaux équivalents d’une ville à l’autre. Toute attraction exotique, laissant suspecter le résidu d’un rapport de domination coloniale, devient politiquement incorrecte. Cette négation de l’exotisme fait ainsi croire en une éthique universelle des rapports interculturels, elle est le meilleur moyen pour les Occidentaux de blanchir leur passé colonial. L’expérience de l’altérité et de la diversité étant bannie, il ne reste alors au touriste que des collections de signes culturels dans l’espace sans frontières de la globalisation. La réglementation de la visibilité publique de cette constellation de signes culturels réduit l’exotisme contemporain à un folklore de plus en plus uniforme.

Au rythme de la mondialisation, la «patrimonialisation» des différences culturelles, à des fins touristiques, offrirait l’image idéale d’un dialogue interculturel universel. A la «guerre des identités» répondrait la pacification thérapeutique d’une folklorisation patrimoniale des cultures. Mais dans quelle mesure les signes culturels auraient-ils besoin d’être objectivés comme des repères identitaires ? La revendication des identités culturelles est à la fois la manifestation d’une volonté collective de préserver une singularité culturelle et une manière de défendre la coexistence des cultures pour éviter leur fusion trop excessive. A force de considérer que chaque communauté a un droit de reconnaissance de sa «propre» culture, l’identité culturelle devient une pancarte qui circonscrit le territoire de l’autre pour empêcher le risque de contamination des cultures. Fort heureusement, malgré ou avec ses quartiers délimités par la présence de diverses ethnies, la ville préserve toute son hétérogénéité culturelle vivante.

Avec l’apologie du multiculturalisme, le rôle des identités culturelles devient paradoxal. Celles-ci peuvent être à la fois niées, reconnues ou se perdre au gré d’une certaine hybridité. Cette référence à l’identité culturelle prend toujours l’allure d’une résistance à l’universalité qui risque de conduire au «communautarisme». L’appel à une reconnaissance identitaire vient poser des frontières dans les formes contemporaines d’interpénétration des cultures. Or, en deçà des tentatives de «marquage identitaire», il semble bien que les signes culturels, les modes d’expression langagière manifestent eux-mêmes une certaine hospitalité, comme si le destin des cultures était justement de s’interpénétrer. Le désir d’oublier «son» identité culturelle est une ouverture au monde. Toute gestion ostensible des rapports interculturels finit par transformer cette attraction réciproque des cultures en contrôle des échanges. Et la volonté politique de démontrer la nécessité du dialogue entre les cultures se solde par une organisation prophylactique contre les dangers de l’anthropophagie culturelle dans l’espace public.

Rappelons qu’une publicité pour le musée du quai Branly montrait une statue de l’île de Pâques sur la place de la Concorde, un gantelet de culture Chimú sur la place Vendôme, avec ce slogan «Les cultures sont faites pour dialoguer». De quel dialogue s’agit-il ?

Dans la ville, à l’encontre d’une gestion politique des phénomènes interculturels, les relations sporadiques semblent si insaisissables qu’elles font déjà dialogue. A la manifestation transculturelle la plus immédiate, la plus instantanée des relations dans l’espace public, se substitue la mise en œuvre des modalités de médiation sociale et culturelle pour une meilleure gestion des rapports interculturels. Tout le vocabulaire est révélateur de cette détermination à produire le prétendu dialogue des cultures. Il est en effet étonnant de voir comment les préfixes (inter, multi, trans…) utilisés devant l’adjectif «culturel» désignent une évolution des modes de gestion politique des phénomènes culturels dans le contexte de la globalisation. Certains sociologues veulent démontrer que le passage de la «diversité culturelle» à «l’interculturalisme» correspond à une évolution de la réflexion sur «le dialogue des cultures». Mais une telle croyance occulte toute la puissance de la diversité en la subordonnant aux impératifs d’une intégration sélective. On peut alors déplorer l’absence de distance critique, entre la réflexion sociologique et les discours médiatiques ou politiques qui font du multiculturalisme, le symbole des bénéfices de la mondialisation. Les concepts désignent plutôt l’impossibilité de saisir les formes vécues des rapports culturels. La mondialisation entraîne une déterritorialisation avec l’émergence d’un espace de plus en plus post-national. Elle utilise à ses propres fins, les effets de la localisation et du repli identitaire pour légitimer la folklorisation patrimoniale des cultures à l’échelle universelle. Du coup, l’anthropophagie culturelle est frappée d’anachronisme. Elle correspond à une époque oubliée où la curiosité pour l’autre pouvait être à l’origine du dialogue entre les cultures.



Article paru dans Libération le 15 août 2008.


Henri-Pierre Jeudy est sociologue (CNRS, Laios, Laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales).


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