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Date :  2001-08-10
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Crime et châtiment

Crime et châtiment

Source :  Ranabir Samaddar


Bien que les chefs d'Etat occidentaux, réunis à Gênes le 20 Juillet, ne furent guère en mesure d'apprécier les images de guerre que leur sommet engendra dès son commencement, les médias dont ils ne peuvent se passer eurent une journée bien remplie grâce aux carabinieri En effet, Carlo Giuliani, jeune activiste politique, fut tué dès le premier jour du G8, tandis que des centaines d'autres furent blessés. Les spectateurs internationaux des journaux télévisés - branchés depuis trois ans sur les événements de Seattle, de Prague, de Göteborg... - ne purent être que consternés de voir que cette réunion des représentants distingués de la classe dirigeante transatlantique, rassemblés pour discuter des voies et moyens d'une réduction de la pauvreté, provoquèrent une opposition aussi violente, ainsi qu'un mort, de nombreux mutins, et une foule de gens à travers le monde critiques de la pompe et des circonstances mêmes de ce Sommet.

Les manifestants, appuyés par des syndicats de la base tels que le SLAI-Cobas, étaient d'humeur combative et bien préparés en vue de faire de la «rébellion de Gênes» un véritable succès. Parmi ceux qui avaient rallié l'ancienne capitale du commerce, on trouvait ainsi des délégations venues de Yougoslavie, du Mexique, de Turquie, de Grèce, de Sardaigne et d'ailleurs. Comme on s'y attendait, les manifestants représentaient de nombreux points de vue et tendances - aussi bien syndicats qu'activistes politiques (y compris anarchistes et communistes), ONG, groupes religieux et humanitaires, activistes des droits de l'homme et un grand nombre d'autres, attirés à Gênes par la réunion des «Grands Hommes». Les slogans s'étendaient d'une exigence de retrait de l'OTAN de Yougoslavie et des Balkans, à la remise en cause de «l'Inquisition» de La Haye, au soutien à l'Intifada palestinienne, et à l'opposition aux embargos contre l'Irak et Cuba. Cependant, le thème général qui unissait ces groupes disparates était celui de la politique et de l'économie globales. Il concernait la nécessité d'une «globalisation par le bas», d'une réduction du fardeau de la dette du Tiers monde et du contrôle des flux de capitaux internationaux par la «société civile», plutôt que par les entreprises multinationales et les gouvernements à leurs ordres.

Une semaine seulement après la réunion «impérialiste» de Gênes, un meeting anti-impérialiste beaucoup moins médiatisé a été organisé à Assise, toujours en Italie. Il était dédié au développement de perspectives politiques pour le «mouvement anti-mondialisation», que les organisateurs estimaient à une étape décisive à la suite de la réunion du G8 et de ses retombées fortement médiatisées. Les violences de Gênes furent interprétées comme un signal pour le mouvement - comment poursuivre la contestation de la globalisation; comment établir un «contrôle citoyen» de l'agenda de la globalisation; comment rester fermes pour affronter les forces qui poussent en avant une globalisation économique à sens unique.

Le continent le plus dévasté par le capitalisme était présent à Gênes, comme il le fut à Assise: des groupes lumumbistes d'un Congo-RDC déchiré par les interventions Occidentales; des personnalités comme le Dr. Bashir Kurfi, un intellectuel anti-impérialiste nigérian; des activistes du Sierra Leone, du Sénégal, du Tchad, de Guinée... Des délégués d'Asie de l'Ouest questionnèrent la gestion occidentale de la paix dans le contexte de la deuxième Intifada, et s'efforcèrent de tirer les leçons de l'effondrement des accords d'Oslo. D'autres activistes soulignèrent que les pouvoirs occidentaux courtisaient la Turquie seulement au nom d'intérêts militaires, tandis que dans les prisons d'Ankara des prisonniers politiques étaient poussés jusqu'à la mort à des grèves de la faim. A Assise, les femmes révolutionnaires d'Afghanistan expliquèrent leur combat contre des Talibans soutenus par le Pakistan, tandis que les membres philippins du Migrante expliquaient les options politiques ouvertes aux immigrants asiatiques en Occident. Des Mexicains rappelèrent comment la bataille pour le pouvoir politique pouvait être «oubliée» lorsque les grandes questions de la «société civile» prennent le pas sur l'agenda, comme ce fut le cas dans leur pays en ces temps de «néo-Zapatisme».

Telle «la mondialisation», de même les oppositions qu'elle engendre ont plusieurs visages. La révolte de Gênes suscite une sérieuse interrogation. En rapprochant des phénomènes contradictoires, elle adresse au politique une série de questions d'habitude réservées à une élite. Si le Sommet du G8 devait être une manifestation de «démocratie à l'œ;uvre», comment une pompe aussi glorieuse pouvait-elle prétendre représenter la majorité de la population de la planète? Comment ceux qui prétendent se soucier des pauvres et des victimes en tout genre peuvent-il tolérer «les bombes humanitaires» et les meurtres transnationaux? Etait-il possible pour une contestation génoise aux caractéristiques aussi diverses d'être réduite à un format politique standard, censé la fortifier? Voilà des questions qui cherchaient leur réponse, au-delà de l'agitation et des jets de pierres.

En vérité, l'irréalisme de l'agenda des super-riches en vue de combattre la pauvreté s'est reflété sur le pavé de Gênes où est mort le manifestant. Un monde vraiment hallucinatoire. Comme dans le cas du meurtre de sa logeuse commis par Raskolnikov dans «Crime et Châtiment» de Dostoïevski, le meurtre du jeune homme à Gênes a laissé des indices partout. Cette unique, mais symbolique mort, garantit que désormais les manifestations se poursuivront partout où apparaîtront les symboles du pouvoir global. Le G8 pourra toujours déplacer son ermitage annuel dans les forêts les plus reculées du Canada ou dans les franges les plus éloignées de Tasmanie, mais il n'est plus près de se réunir au milieu de tours de verre et de larges boulevards! L'accueil docile du passé ne sera plus qu'un souvenir, avec des manifestants rappelant aux puissants les richesses qu'ils représentent effectivement - plutôt que le monde qu'ils prétendent représenter.

Mais une assemblée d'empereurs, éloignée du vacarme des foules - quel projet servira-t-elle? Demander ceci, c'est poser de fait la question: QUEL est précisément le projet? Encore une fois, dans les mains de Dostoïevski, le châtiment et le crime n'étaient pas des événements consécutifs: ils étaient un seul. Le crime était le châtiment. Dès le moment où le crime fut commis, le châtiment avait commencé.

Les ombres allongées autour des palaces et des hôtels de verre de Seattle, Göteborg et Gênes sont là pour y demeurer. Les manifestants avaient conçu les moments de réunion comme des moments de dérision et d'incrédulité, et ils les ont rendus tels. Une assemblée au tréfonds d'une forêt sur une île éloignée ne peut en aucun cas s'attirer la gloire. Montesquieu nous a rappelé, il y a plus de deux siècles, à quel point la poursuite de la gloire était cruciale pour les royaumes. Les républiques modernes, ces royaumes d'aujourd'hui, poursuivent également des politiques qui promettent la gloire, car la gloire entraîne avec elle pouvoir, richesse et satisfaction. D'où ce dilemme: comment rechercher la gloire sans meurtre, la pompe sans dérision, les richesses sans pauvreté, et la démocratie sans coercition?

Plus que pour ceux qui se rassemblèrent à Assise, ceci est une question pour ceux qui se réunirent à Gênes.


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