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Date :  2003-06-06
langue :  Français
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Traditions et philosophie de la diversité culturelle

Source :  Bruno Helly


Tous les peuples primitifs se désignent eux-mêmes comme “les hommes” par rapport aux “autres”. Ce constat a été fait depuis longtemps et les observations des anthropologues l’ont confirmé. L’homme primitif, à l’origine, est particulariste et son monde a des limites infranchissables. Ce ne serait pas du tout le cas, croyons-nous, de l’homme occidental actuel, qui étend son système de valeur à l’ensemble de la terre et veut prendre aujourd’hui le monde comme une totalité et l’humanité comme un ensemble. Pourtant nous savons bien que l’homme occidental, lui aussi, a peur de l’étranger, “l’autre”, qu’il développe des préjugés religieux, raciaux et que sa culture (au sens le plus large, valeurs, moeurs, comportements, etc.) trouve ses limites dans sa globalisation même ( Ruth Benedict, Patterns of Culture, 1934).

On peut bien constater d’autre part que si la mondialisation permet d’abolir les frontières sans pour autant éliminer l’incompréhension, il est une autre dimension dans laquelle l’incompréhension subsiste et, si ce n’est plus dans l’espace, c’est encore dans le temps. Cette incompréhension elle-aussi demande à être surmontée par un travail de tous les instants. Elle est peut-être même plus difficile à surmonter, car la matière et les sujets sur lesquels elle pèse d’un énorme poids de préjugés, de lectures toutes faites, de projections de nos propres limites, cette matière et surtout ces sujets qui ne nous ont laissé que leur propre discours, ne sont évidemment plus en état de répondre au notre.

A ce penchant invétéré, au sens propre du terme, de nous penser et de nous décrire comme centre du monde, alors que celui-ci n’est qu’un monde parmi d’autres, s’oppose et s’est opposée depuis toujours une curiosité sincère et véritable pour l’étranger, une attention à ses comportements, une volonté de communiquer et de comprendre. La tradition d’attention à la diversité culturelle est en fait très ancienne, et les anthropologues, une fois encore, ont su la détecter, de meilleure facon parfois que les archéologues et les historiens eux-mêmes.

Pour l’archéologue et philologue spécialiste de la Grèce ancienne que je suis, cette attention à la diversité culturelle a ses lettres de noblesse, puisque nous pouvons déjà en trouver des manifestations évidentes chez Homère. Dans l’Iliade. au chant II, Homère donne le catalogue des Troyens et des peuples alliés qui viennent combattre avec eux contre les Achéens. Il a fallu attendre les développements récents de la linguistique comparée des langues indo-européennes et le déchiffrement du hittite pour comprendre que dans cette énumération de peuples aux noms baroques et considérés le plus souvent comme fantaisistes, se cachait en réalité une liste bien documentée de populations habitant l’Asie Mineure à des périodes parfois très reculées. Bien plus encore, on a constaté qu’avec la mention de chaque nom, le vers homérique enfermait dans le cadre rigoureux de la métrique une glose, une explication pertinente du nom ou d’un trait caractéristique de la population en question (F. Bader, 2002). On peut en dire autant des récits d’Hérodote sur l’Egypte ou sur les Scythes. Il a fallu attendre les découvertes de l’archéologie soviétique sur la civilisation des kourganes pour comprendre la véritable valeur de ces descriptions hérodotéennes que les philologues et historiens tenaient encore il n’y a pas si longtemps pour des fantasmagories et des racontars.

Mais le travail des philologues sur les mots et les choses est loin d’être achevé, et les préjugés que nous insuffle, entre autres, la croyance au progrès des sciences modernes nous valent bien des incompréhensions. Un seul exemple, que je tire de mes travaux sur les témoins anciens sur la sismicité historique des pays méditerranéens. Les géophysiciens, et bien d’autres, veulent se moquer de la théorie d’Aristote sur les causes des tremblements de terre et du volcanisme . Car on croit pouvoir lire dans un de ses traités que, selon lui, le centre de la terre enfermerait un souffle puissant qui en se dilatant provoquerait l’ouverture des failles et les éruptions des volcans. Mais c’est oublier que le sens du mot grec employé par Aristote, pneuma, relève, dans nos dictionnaires, d’une tradition directement placée sous l’ influence du grec hellénistique, et particulièrement celui de la traduction de la Bible hébraique par les Septante. Dans ce contexte, évidemment, le mot pneuma sert à traduire ce que l’hébreu désigne par “souffle”. Mais une étude du vocabulaire utilisé dans les textes du 4e siècle avant J.C., permet de montrer que, à cette époque, celle d’Aristote, le mot pneuma désignait bien plus qu’un courant d’air : il servait à caractériser toute matière portée à une certaine température et dotée par cela même d’une forte énergie expansive ou vitale. En somme, la meilleure traduction que l’on devrait donner de pneuma dans le texte d’Aristote sur les tremblements de terre et les volcans, c’est le terme tout à fait moderne de magma...

On voit bien par ces quelques exemples que la compréhension de la diversité culturelle doit se fonder très souvent sur une meilleure compréhension des mots et l’amélioration des dictionnaires. C’est là affaire de spécialistes, car les domaines de compétences sont immenses et variés, ils couvrent l’ensemble des activités humaines, de la vie quotidienne, des techniques et de la pensée. C’est bien aussi pourquoi les promoteurs du projet AMP, Accès multilingue au patrimoine, que je représente à cette table ronde, ont fondé leur projet sur la réalisation de dictionnaires spécialisés, accessibles sur le Web et par là même instrument tout à fait adapté à susciter des collaborations et permettant de construire, d’un dictionnaire à un autre, que ce soit dans une même langue ou dans plusieurs, les équivalences de sens dont nous aurons de plus en plus besoin et qu’aucune machine ne sera jamais capable de nous garantir.


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