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Date :  2011-11-14
langue :  Français
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« Il faut voir dans [les révolutions arabes] une chance formidable de refonder la relation euro-méditerranéenne »

Entretien avec Jean-Pierre FILIU, Professeur à Sciences Po (Paris), a aussi enseigné dans les universités de Columbia (New York) et de Georgetown (Washington).

Cet entretien paraît à l’occasion de la parution du dernier ouvrage de Jean-Pierre Filiu, La Révolution arabe, dix leçons sur le soulèvement démocratique, Fayard, 2011


1) Votre livre représente sans doute la première tentative d’interprétation systématique des révolutions démocratiques qui sont en train de bouleverser le monde arabe. Quelle est, selon vous, la signification d’un tel événement historique ?

Nous ne sommes qu’au début d’une vague de fond qui va durer de longues années. Ce soulèvement démocratique des peuples et de la jeunesse arabes connaîtra des victoires, des reculs, des impasses et des défaites, mais il affectera plus ou moins profondément tous les régimes en place. Plus rien ne sera jamais comme avant dans le monde arabe et c’est avec une
grande humilité face à l’ampleur de ce mouvement historique que je me suis efforcé de tracer dix lignesforce d’interprétation et d’évaluation. Les grilles dérivées du choc du 11-Septembre et de la focalisation sur Al-Qaida avaient en effet fini par occulter la réalité des sociétés arabes et il importe de renouer avec une approche empirique, en rupture avec les constructions idéologiques en vogue durant la décennie écoulée.

2) Vous insistez dans votre ouvrage sur le fait que le processus révolutionnaire dans le monde arabe ne s’est pas développé sur un registre religieux, mais plutôt comme une volonté de libération nationale contre des régimes corrompus dans lesquels régnait l’arbitraire. Peut-on craindre au Yémen ou en Libye un scénario de « chaos à la somalienne » favorisant in fine Al-Qaïda ? Par ailleurs, comment envisagez-vous en Tunisie et en Egypte le rôle politique à venir des partis islamiques, voire islamistes, notamment des Frères musulmans ?

Il y a deux dimensions dans votre question. D’abord, celle du risque jihadiste, qui ne peut que s’accroître avec l’escalade violente de dictateurs aux abois, prêts à plonger leur pays dans la guerre civile pour prolonger leur pouvoir absolu. C’est pourquoi j’ai intitulé une de mes dix leçons « L’alternative à la démocratie, c’est le chaos », car ce sont bel et bien les despotes, hier en Libye, aujourd’hui en Syrie ou au Yémen, qui sont les principaux fauteurs d’instabilité régionale. Ensuite,
et le thème est bien distinct, il y a l’interrogation sur le poids du courant islamiste dans les situations postrévolutionnaires, au vu de son rôle somme toute secondaire dans le renversement des dictatures. Ennahda est largement arrivé en tête des élections du 23 octobre à la Constituante tunisienne, mais il convient d’attendre aussi le résultat des prochaines élections en Egypte, beaucoup plus ouvertes, tout en gardant à l’esprit que ce ne seront que les premiers scrutins d’une nouvelle
ère, avec des possibilités d’évolution rapide. Les Frères musulmans avaient ainsi remporté la majorité relative lors des premières élections libres en Jordanie, en 1989, mais ils avaient essuyé une cinglante défaite au scrutin suivant. En tout état de cause, les partis islamistes sont de plus en plus divisés entre eux et il sont contraints de négocier en permanence des compromis avec des forces nationalistes, laïques ou libérales.

3) Ce qui est fascinant dans ces événements, c’est la réaffirmation par des peuples de la rive sud de la mer Méditerranée de revendications libérales et démocratiques en faveur de la mise en place de régimes pluralistes et constitutionnels, trop longtemps considérées comme étant exclusivement occidentales. Quelles sont, selon vous, les conditions à réunir pour que cette « seconde renaissance »[1] puisse aller jusqu’au bout de sa dynamique démocratique ?

C’est là où l’historien, en renouant avec le temps long, peut renouveler le regard et combattre les stéréotypes : la Tunisie a aboli l’esclavage deux ans avant la France et elle s’est dotée dès 1861 d’une constitution séparant le politique du religieux, l’Egypte s’est, elle aussi, lancée très tôt dans une modernisation volontariste, dont l’élan a, comme en Tunisie, été brisé par l’expansion coloniale. Cette première Renaissance a finalement été enterrée avec la confiscation des indépendances par des régimes autoritaires, aujourd’hui en crise dans toute la région. Nous assistons donc bien à une seconde renaissance, qui
porte les promesses passées d’émancipation individuelle et collective. La force de ce mouvement réside dans sa capacité d’intégration de toutes les composantes d’une société brutalisée par les despotes durant des décennies. Le caractère durable de cette mobilisation citoyenne repose sur la prise en compte de la profonde diversité des sociétés concernées, que cette diversité soit confessionnelle, ethnique ou linguistique. La dimension berbère de la révolution libyenne ou le rôle des Kurdes dans la contestation syrienne sont ainsi déterminants.

4) Les révolutions arabes conduisent immanquablement à une interrogation renouvelée sur les relations entre l’Europe et les pays de la rive sud de la mer Méditerranée. Quelles leçons les gouvernements européens et plus généralement occidentaux doivent-ils tirer des événements actuels ?

Je crois qu’il faut voir dans ces mouvements une chance formidable de refonder la relation euro-méditerranéenne. Celle-ci a longtemps souffert, au-delà des considérations politiques, d’un déséquilibre majeur de la connaissance et de l’information, où les décideurs et les sociétés du Sud connaissaient bien mieux les décideurs et les sociétés du Nord. Les dictatures arabes ont tout fait pour entretenir ce déséquilibre et les préjugés qui en résultaient, car ils renforçaient leur rente stratégique. L’heure est enfin venue de voir les sociétés arabes pour ce qu’elles sont et d’apprendre à mieux les connaître en multipliant les contacts et les rencontres. Rien ne serait plus erroné que de tirer comme seule conséquence de ces
révolutions l’ouverture d’un dialogue avec des acteurs islamistes jusque là boycottés. C’est l’ensemble du champ politique et associatif qui doit être l’objet d’un investissement méthodique.

5) Dans quelle mesure le ressentiment lié au soutien jusqu’à une date récente des Occidentaux aux régimes qui viennent de s’écrouler peut-il compliquer le renouvellement de ces relations, pourtant essentielles, notamment eu égard aux problèmes au Moyen-Orient et au conflit israélo-palestinien ?

Le ressentiment que vous évoquez n’a pas pesé dans les soulèvements révolutionnaires en Tunisie ou en Egypte, l’intervention de l’OTAN a été saluée par l’insurrection libyenne et c’est contre la Russie et la Chine que la contestation syrienne déchaîne ses critiques. En revanche, la dimension éthique de cette vague démocratique en rend les acteurs extrêmement sensibles à ce qu’ils perçoivent comme les « deux poids deux mesures » systématiquement appliqués à la
question palestinienne. L’administration Obama risque de perdre beaucoup du crédit regagné à grand peine dans le monde arabe si elle persiste à s’opposer au droit du peuple palestinien à l’autodétermination. Le caractère imprescriptible de ce droit est bel et bien vécu comme tel par des peuples beaucoup plus attentifs au sort fait à la population palestinienne qu’aux calculs de tel ou tel dirigeant palestinien.

6) Quelles devraient-être selon vous les principales lignes directrices d’une redéfinition du contenu politique et financier de l’Union pour la Méditerranée ? Dans quelle(s) directions(s) les Européens devraient-ils agir afin d’aider les nouveaux régimes ?

Ce sont moins des « nouveaux régimes » que des transitions complexes qu’il convient d’accompagner de manière multiforme, et cela dans l’intérêt bien compris de l’Europe. Les sociétés civiles doivent être pleinement associées à ce processus, à rebours des logiques technocratiques longtemps à l’oeuvre. C’est une condition nécessaire pour que l’UE , en dépit de contributions considérables, retrouve une visibilité à la hauteur des enjeux actuels dans le monde arabe. Enfin,
toutes les occasions doivent être saisies pour encourager la coopération régionale, entre autres en Afrique du Nord, où les économistes estiment à un ou deux points de croissance perdue le coût du « non-Maghreb ».


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[1] En référence à la Renaissance arabe du XIXe siècle (Nahda).


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Liens :


Entretien avec Jean-Pierre FILIU (pdf)

Ensemble des publications sur le site de la Fondation : www.robert-schuman.eu


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