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Date :  2001-11-30
langue :  Français
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La diversité culturelle : du consensus mou au projet politique

Ce texte est le script d'une intervention faite lors des Etats-Généraux de la Culture à Aubervilliers le 30 novembre 2001


Comme toute proposition réclame d'être ancrée dans une critique préalable, je voudrais faire retour sur ce qui a opposé la salle aux orateurs, à savoir une sorte d'angélisme qui était étrange et venait en contrepoint de quelque chose qui se présentait sous l'espèce de la critique. On a dit pour défendre leur action que l'intention des Majors ne pouvait pas être simplement de réduire l'offre. Mais c'était une façon tronquée de présenter l'argument auquel se référait ce point.

Ce qui est en cause concerne en fait les rapports entretenus en France, aux Etats-Unis comme dans d'autres pays, entre les "Majors" et les "indépendants". J'ai été d'ailleurs étonné que dans ce débat le mot "indépendants" n'apparaisse que tout à la fin, dans la bouche de Pascal Rogard - de même que les mots "talents" et "créateurs" n'ont été que peu utilisés.

Alors, «les indépendants», chassés par la fenêtre, eh bien, ils reviennent par la porte!...

Ce que l'on peut dire à propos de la réduction de l'offre, c'est qu'il n'y a aucune illusion à fonder sur l'économie des Majors et les stratégies qu'elles mettent en œ;uvre. Ce serait un discours vraiment très naïf et en retard sur les événements que d'en être à essayer d'interpréter ce que peut être le rôle d'une Major, de supputer sur ses intentions, de s'interroger sur sa politique gestionnaire. Le rapport des Majors aux quantités, aux volumes de la demande et de l'offre, leur rapport aux indépendants sont, de fait, d'une clarté absolument limpide. Quand j'interroge, dans mon article Diversité culturelle du Dictionnaire critique de « la mondialisation », les raisons qui pourraient pousser une Major à éditer et diffuser mille titres différents à mille exemplaires - soit le travail de fourmi des indépendants -, plutôt que dix titres à un million d'exemplaires - ce qui est son travail -, j'attire seulement l'attention sur l'inutilité de perpétuer certaines illusions. Quand un film de studio bloque mille deux cents salles du parc américain, on sait ce que cela représente en termes de parts de marché - c'est une sortie bien codifiée. De même qu'en France, on sait ce que représente une sortie à six cents salles, ce que veut dire cette économie-là. Eh bien, si les Majors ne font pas le travail des indépendants, si elles préfèrent racheter a posteriori les catalogues de ces indépendants, c'est parce qu'elles réalisent leurs marges nettes d'exploitation avec des quantités limitées de « produits » sur lesquels elles concentrent des dépenses majeures en production et en distribution, suscitant ainsi un taux de retour sur investissement tout à fait considérable qui ne pourrait jamais être atteint, bien entendu, avec une abondance de titres vendus à relativement peu d'exemplaires.

Pour prendre un exemple français, je rappellerai qu'en France, à un certain moment UGC avait au sein de son groupe cinq sociétés de production affiliées, mais «indépendantes», qui étaient là pour faire du développement, du "seed" - comme on dit dans le domaine du capital-risque -, pour développer des talents susceptibles d'être plus tard repris par la maison-mère, ou éventuellement chipés par la concurrence.

Dans le domaine musical, c'est la même chose. Quand Virgin France a lancé Delabel, qui était un label porté vers les nouveaux talents émergents, cette société misait de petites sommes sur de jeunes artistes, et quand ces artistes devenaient importants, ils passaient à la maison-mère Virgin, comme d'ailleurs le patron de Delabel, qui est devenu le patron de Virgin - et ainsi de suite.

Mais il s'agit là des choses les plus normatives qui soient ! Parce que la conception même de la diversité culturelle qu'ont les Majors est très simple. Les Majors entendent par diversité culturelle ce processus de germination appelé dans d'autres domaines industriels "R & D" - Recherche et Développement -, consistant à allouer des fonds de développement limités à des espoirs artistiques, dont les coûts de production et de distribution sont limités, et parmi lesquels devraient sortir du lot des talents qui seront promus avec des sommes sans commune mesure, dans le cadre d'une économie qu'Aristote nommait "chrématistique". Des « talents » qui produiront la seule chose qui importe vraiment aux Majors, à savoir de générer des marges nettes après impôts, amortissements etc., le plus élevées possibles. Ce n'est pas un jugement de valeur : c'est la seule chose qui compte pour les Majors ! Et peu m'importe que les Majors gagnent de l'argent ! Je dis seulement qu'il faut cesser les supputations, les hypothèses sur un tel sujet : car une Major n'est là que pour gérer de manière optimale, («optimisée», dans le jargon gestionnaire) les fonds qui lui sont alloués par ses actionnaires et par ses banques. Il n'y a donc pas à attendre autre chose d'une Major que ce pourquoi elle est précisément conçue et édifiée. En un mot, dans toute société multinationale de ce type, les mêmes règles produisent les mêmes effets.

Un autre point de réalisme apparaît nécessaire à propos de cette invocation au fait que parce qu'une société aurait racheté l'autre, seraient préservés le goût ou l'idée de la nationalité. Naïveté ou cynisme ! On sait bien que dans le domaine des fusions et acquisitions, très souvent la proie rachetée a toutes les raisons d'en être satisfaite plutôt que le carnassier qui vient croquer des cadavres dans les placards, des problèmes juridiques à n'en plus finir, bref une histoire... Et que, finalement, toutes ces fusions se font, dans un sens déterminé ou dans un autre, pour des raisons essentiellement fiscales, juridiques, financières, et non pas pour la préservation d'un intérêt national...

Tout ceci n'a valeur que de mettre en perspective les idées de diversité culturelle et d'exception culturelle, à l'égard desquelles j'ai été beaucoup choqué d'entendre à deux reprises qu'il ne s'agissait que de « querelles sémantiques »... Comme si les querelles sémantiques n'étaient effectivement pas graves, pas sérieuses ! J'ai au contraire le sentiment qu'une querelle ne serait pas grave si elle n'était pas sémantique, et qu'à partir du moment où elle est sémantique elle devient grave. D'abord, « le mot fait la chose », Lacan nous l'a rappelé avec toute l'ironie nécessaire et avec l'orthographe également nécessaire (« le mot fêle achose »)... « La langue imparfaite en cela que plusieurs », l'ironie mallarméenne est aussi instructive, avec le grand sérieux qu'il y met.

Or donc, exception culturelle et diversité culturelle, ce n'est pas la même chose, et on ne peut pas se perdre dans les brumes à ce sujet ! Exception, c'est un concept qui a une histoire juridique très ancienne - qui remonte au droit romain. Exception, c'est quelque chose qui est fondé en droit et qui a sa spécificité. Alors, on ne peut pas dire que si l'exception culturelle a échoué pour l'instant à s'imposer sur la scène internationale, c'est parce que ce concept n'était pas assez juridique... mais peut-être parce qu'il était trop juridique, précisément, et perçu comme tel. Et, peut-être plus encore, parce qu'au-delà même de la francité, ce concept était finalement perçu comme « un concept du Centre », pas de « la périphérie », le concept d'une partie du Centre européen s'opposant au Centre américain - et que cela a laissé de marbre la plupart des pays en développement d'Amérique du sud, d'Afrique et d'Asie. Les gens du Centre peuvent bien s'étriper entre eux pour des concepts...

Et c'est la raison pour laquelle, si vous allez vous promener en Amérique du Sud ou en Afrique, vous entendrez que les gens là-bas - les plus « progressistes » et amicaux - n'ont pas goûté ce concept d'exception culturelle comme nous. Ainsi, les Américains du Sud objectent-ils : "Votre exception culturelle, c'est une affaire entre vous et les Etats-Unis, ça ne nous regarde pas. Comment voulez-vous que nous vous soutenions dans des instances qualifiées sur ce sujet ? Il n'y a pas de sens à cela pour nous".

En revanche, quand est arrivée cette monnaie différente de « la diversité culturelle », il y a eu un autre entendement de nos amis des mondes tiers. Et cet autre entendement leur a permis de donner une valeur, à cette monnaie, qu'ils ne pouvaient pas accorder à l'exception - tout simplement parce qu'ils s'en trouvaient exceptés, de « l'exception culturelle ». Tandis que « la diversité », les Américains du Sud, les Africains du golfe de Guinée, les Asiatiques sont prêts à lui concéder une certaine valeur. Et il ne serait pas amical à leur égard de moquer cette valeur, en prétendant que « la diversité culturelle », ça n'est rien.

Je m'empresse d'ajouter que je suis pourtant le premier à dire que «diversité culturelle», ça ne vaut rien en soi. Parce qu'effectivement, dans la plupart des cas, ce n'est qu'un slogan dans les bouches des politiques qui s'en repaissent, ou de chefs d'entreprises comme M. Messier, qui utilisent cette monnaie à des fins toujours privatives. Et c'est bien là que réside le problème de la diversité culturelle...

A la différence du concept d'exception, qui est par nature incisif, saillant ("excipio", cela veut dire : "je retire de la norme générale quelque chose qui fait exception"), diversité a tous les atours d'un concept mou. C'est un concept qui ne peut pas trancher, qui ne peut qu'arranger ! Platon aurait dit que c'est le concept même de l'accommodement. La critique fondamentale de Platon à l'égard des démocraties, c'est le mode de l'accommodement : cette cité démocratique «bariolée», dit-il, dans laquelle on s'accommode de tout. Eh bien "diversité culturelle" est aussi devenu quelque chose de très accommodant, en tout cas dans la bouche des gens du Centre, c'est un concept qui arrange tout le monde. Les politiques, les chefs d'entreprise, les administrations, les syndicats, les organismes professionnels, tout le monde y trouve son compte pour ses intérêts privatifs. Si ce n'était que cela, je dirais donc : "laissons-le à la poubelle". Pourtant, c'est aussi quelque chose d'autre, quelque chose qui rassemble différentes parties du monde sur cet objet commun qui reste à fonder, cet objet "diversité culturelle" qui pourrait tout de même avoir un certain intérêt. Un intérêt précisément qualifié par le fait que beaucoup de gens des mondes tiers s'intéressent depuis longtemps - ils ne nous ont pas attendu - à quelque chose qui a pour nom "diversité culturelle" - et que nous sommes bien obligés de les prendre au sérieux.

Alors à ce moment-là, tout en soulignant que ce concept n'est certes pas satisfaisant à ce jour, ni d'un point de vue juridique ni d'autres points de vue, on peut quand même envisager d'en faire quelque chose au-delà d'un concept marketing faussement rassembleur. On peut imaginer que ce concept devienne à la fois aussi «dur» que public, ce qui s'opposerait terme à terme à « concept mou et privatisé ». On peut imaginer que ce concept en vienne à transcender les intérêts privés... et c'est clairement un chemin délicat, parce que l'angélisme nous guette de nouveau à tout moment.

Tout le paradoxe est là - on joue avec ce semblant. Mon sentiment est que si "diversité culturelle" doit être considéré simplement comme un acquis, ce discours qui dit : "Regardez, ces Majors qui ont huit cent mille titres, regardez ce pays qui a une variété incroyable d'artistes", si c'est s'en tenir à «des faits», cela n'a pas d'intérêt. En revanche, si on le comprend comme une dynamique, comme quelque chose dont on sait qu'elle est perpétuellement à construire, qu'elle est toujours menacée par l'uniformisation, toujours fragile, alors cela peut prendre un certain intérêt.

Ainsi, pour émettre une première proposition, il me semble que l'on doit, dans un premier temps, resituer la diversité culturelle dans une histoire longue, afin de montrer comment elle a été dans l'Histoire tantôt menacée, tantôt favorisée par des actions politiques et publiques, pour, dans un deuxième temps, la projeter comme une politique de l'à-venir. Il faut passer de la vieille idée de la diversité culturelle qui serait seulement un fait, une donnée, un objectif vague, à quelque chose qui ressemble à un véritable projet politique. Mais un projet politique dans quel sens ? D'abord dans le sens de sortir de "l'oikonomia" des villages archaïques de la Grèce, c'est-à-dire la pure administration, «en bon père de famille», la gestion des foyers repliés sur eux-mêmes des ultra-communicants dotés de tous les gadgets modernes. Il faut penser la diversité culturelle, non à l'échelle de « villages » - fussent-ils « globaux » - mais bien à l'échelle d'un monde. Parce que penser la diversité culturelle à l'échelle d'un pays, voire d'une région, ça ne fonctionne pas. C'est pour cela que l'exception culturelle a échoué à convaincre aussi largement qu'on aurait pu l'imaginer : parce qu'elle a été surtout pensée à l'échelle d'une région. Et toute tentative de définition par trop privative de la diversité culturelle se heurtera à de semblables aléas.

Il est bien temps d'ironiser sur "diversité culturelle", mais il est surtout temps de la construire en lui donnant une valeur qui soit audible, sinon monnayable pour des enfants, des élèves, des étudiants... Qu'ils puissent entendre dans cette mise en perspective historique, philosophique, esthétique, géographique, anthropologique, qui reste à entreprendre, ce que peut vouloir dire "diversité culturelle". Dès le début de l'enseignement secondaire, par exemple, à raison d'un certain nombre d'heures de cours annuelles qui seraient prodiguées par des enseignants d'Histoire, de Philosophie de Lettres, de Beaux-Arts - et de manière nullement abstraite, vague et confuse.

En effet, pour donner à "diversité culturelle" un sens différent de celui de la privatisation des intérêts des uns ou des autres, il faut effectivement refonder ce concept de manière publique et politique - au nom d'une véritable intention et revendication politique - et le refonder d'abord par et dans l'éducation. Alors, tout redeviendrait possible, et peut-être même de le rendre efficace, « opératoire » prochainement au sein d'instances comme l'OMC !...


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