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Date :  2001-02-22
langue :  Français
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Ethique et mondialité

Source :  Fathi Triki


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Faut-il rappeler que la réflexion éthique est différente de ce que nous appelons éthique professionnelle comme l'éthique médicale, la bioéthique ou l'éthique commerciale. En effet, originellement, le concept éthique est forgé à partir du grec ethos qui a à peu prés la même signification que le latin mos dont dérive le mot morale. Mais l'éthique dans son acception précise actualisée par les différentes interventions philosophiques désigne l'étude théorique des principes qui guident l'action humaine dans tout contexte où il peut y avoir délibération pour parler un langage aristotélicien. L'éthique concerne aussi l'ensemble des principes et des règles acceptées par un consensus qui gouvernent l'action des individus à l'intérieur des formations sociales.

Il faut dire que c'est Aristote, dans son livre "Ethique de Nicomaque" qui a systématisé la réflexion éthique et a donné le schéma général des principes de l'action humaine. Une longue tradition philosophique qui va d'Aristote à Rawls, en passant par Fârâbî, Saint Augustin, Saint Thomas, Montaigne, Kant etc. a été toujours là pour fonder et soutenir la justesse de l'action morale. Mais, le renouveau qu'a connu, au XX ème siècle, la réflexion éthique est dû plutôt aux grands mouvements d'opinion des années 70 concernant les questions sociales et humaines comme celle de l'avortement, l'écologie, l'euthanasie, la décolonisation, la pauvreté du tiers monde, le féminisme etc. Mais ce développement inattendu de la réflexion éthique est appuyé par les récentes découvertes scientifiques et technologiques qui ont donné lieu à des situations inédites dans l'histoire de l'humanité. La bombe atomique d'Hiroshima, l'holocauste, les manipulations génétiques, les transferts d'organe, le surcapitalisme sauvage, tout cela a provoqué un large débat sur l'efficacité, l'opportunité, et l'éthicité des possibilités extraordinaires d'agir dans la nature et dans l'homme. L'idée d'une éthique appliquée est née. Dans chaque domaine où l'homme peut être menacé dans son être ou dans ses droits, un domaine de principes moraux et de règles de conduite peut être constitué pour sauvegarder l'humain et protéger ses acquis.

Or, il y a une question qui nécessite actuellement un examen éthique pour déceler ce qui peut être, dans le monde socio-économique, bénéfique à l'homme, je veut dire la question de la mondialité. Examinons donc d'un point de vue éthique le processus de mondialisation et essayons, de localiser des possibilités de solution d'ordre éthique. Empressons-nous de dire que les aspects négatifs de la mondialisation que nous allons déceler, ne doivent nullement masquer les aspects positifs que nous connaissons tous. La liberté des échanges économiques, l'exigence de la démocratie comme mode d'expression de l'humain, l'extraordinaire développement des sciences et des techniques, l'émergence de l'individu-citoyen, la multiplication des différents moyens de communication des hommes pour les rapprocher, tout cela témoigne de l'inévitable progrès de l'humain dans son effort de maîtriser son être et son environnement.

Mais la mondialisation, qui est fort ancienne, est la continuation de l'impérialisme par d'autres moyens. Elle s'est faite par une conjonction complexe d'un libéralisme débridé et d'un corpus impressionnant et inédit de moyens de communication. On a souvent affirmé que cette conjonction a pu rassembler les hommes sur une planète rétrécie, dans un monde devenu village. Certes, mais pour mieux les contrôler et maîtriser leur temporalité. Pour cette technologie moderne de la communication, il n'y a plus d'intimité, plus de secret. Le secret, ce mot qui dit qu'on ne peut pas dire, a été dérobé par ce corpus. Ce nouvel ordre mondial n'aime ni le noumène, ni le privé, ni le secret personnel. Un de ses rôles est de tout dévoiler, mettre à nu l'individu, dans son intimité propre, sur le plan psychologique (la psychanalyse arrache l'aveu), économique (il ne faut plus penser, il faut dépenser), sur le plan social (la confession) et sur le plan politique (la mise à la question).

Le pouvoir identitaire de la communication a compris que le secret est un écart que l'individu s'offre comme arme de défense. Sa volonté de savoir vous oblige à livrer votre vie privée, vos loisirs, votre intimité, vous trace l'espace de votre vie, organise votre sommeil et votre réveil, manipule vos désirs et confisque le secret qui est vous-même, puisqu'il n'y a désormais que le secret d'Etat et le secret professionnel. L'ubiquité qui, autrefois, était un attribut de Dieu, est devenue, dans cette mondialisation, propriété de la technologie. Le réseau Internet nous donne l'ubiquité universelle et instantanée. Notre monde se dédouble de nouveau. Hier et à un degré moindre aujourd'hui aussi, nous sommes soumis à deux pouvoirs législateurs, le premier est laïque, constitué par les différents rouages de l'Etat; le second est invisible et sacré, constitué par l'impérium du texte sacré. Maintenant, c'est la même chose sauf que le second, invisible aussi, est animé par des acteurs inconnus, des forces vives transnationales. Or, ces forces vives n'ont rien de divin. Elles comprennent certes des scientifiques et des organisations humanitaires, mais aussi des mafias, des sectes et des organisations du crime. Le monde sacré des religions a ses propres lois, ses critères, ses règles et ses frontières. Celui-là est sans frontière, sans loi ni foi.

Ce nouveau paysage peut être décrit de la manière suivante : les dernières transformations géopolitiques du monde, conséquentes de la dislocation de l'Union Soviétique ont mis en place un nouveau tissu relationnel entre les Etats-Nations que l'on peut regrouper schématiquement en trois ensembles économiques et politiques plus ou moins homogènes.

Il y a, en premier lieu, le monde industrialisé, celui où le développement économique scientifique, technique, et social constitue une dynamique de domination à la fois idéologique et violente sur le reste du monde. Il faut dire que, dans ce monde développé, c'est, en général, le "surcapitalisme" qui caractérise ses modes de production et ses structures sociales. La mondialisation du marché, la multiplication des entreprises multinationales, le poids toujours croissant des recherches scientifiques et des inventions technologiques, le rôle déterminant des nouvelles technologies de la communication et du "cyber-espace", mais aussi la diminution concomitante du pouvoir des Etats, la détérioration de la solidarité sociale, la dénatalité surtout dans les pays industrialisées et son pendant l'immigration, le déséquilibre spirituel, tout cela constitue des facteurs relevant des sphères économiques et culturelles du surcapitalisme qui caractérise ce premier monde. La mondialisation de l'économie par l'intensité des flux de marchandises, la maîtrise de la vie par l'extraordinaire développement du savoir et de la technologie, et la nouvelle mise en ordre politique du monde par le décloisonnement des Etats-nations tentent, en effet, d'uniformiser les sociétés de ce monde et de les placer dans trois pôles d'influence et de décision, les Etats-Unis, la communauté européenne, et le Japon.

Autour de ces trois pôles et à leurs périphéries, le second monde, dans une relation d'inter-dépendance et avec des systèmes politico-économiques différents, s'efforce de s'adapter à toute transformation touchant le premier monde et tente d'atteindre un certain niveau de développement économique et technologique qui le maintient dans sa proximité. En cela, il essaie de répondre positivement à la transnationalisation croissante des échanges économiques mais sans introduire une transformation réelle de l'ordre politique caractérisé généralement par une forte présence d'un appareil d'hégémonie archaïque et souvent inhumain. Cette contradiction majeure entrave réellement les processus de développement et de mondialisation dans ce second monde et prépare le terrain à des rapports violents entre l'Etat et la société puisque l'ordre économique donne à la liberté et à la concurrence leur plein pouvoir alors que l'ordre politique n'arrive pas à suivre et met souvent la liberté et la concurrence en résidence surveillée.

Le troisième monde est constitué de tous les autres pays délaissés aux organismes humanitaires et qui se trouvent, à tous les niveaux, dans une situation de dépendance et d'anarchie économique et politique. Il faut dire que, dans ce troisième monde, ne règnent que la misère, la pauvreté, les guerres et tous les effets du délaissement après les mouvements de décolonisation.
Ce tableau schématique qui essaie de décrire la situation du monde où nous vivons, ne doit pas masquer la fragilité des relations entre ces trois mondes. En effet, ces relations sont tantôt harmonieuses, tantôt déséquilibrées et conflictuelles puisqu'elles mettent face à face des communautés nationales organisées en Etats dont souvent les intérêts ne convergent pas. La guerre du Golfe en fut l'exemple le plus édifiant. Elle a mis en évidence la fin d'une politique internationale fondée sur la dissuasion et la force de la menace et l'émergence d'une nouvelle politique internationale fondée sur la menace de la force et une gérance musclée et violente des affaires entre les hommes et les nations. Paul Virilio va jusqu'à considérer la guerre du Golfe comme la "première guerre de l'après dissuasion (...). Elle fut une guerre locale gérée mondialement (...). La guerre du Golfe a été une guerre mondiale en miniature... une grande guerre en réduction."

Ce qui importe de souligner ici, c'est qu'à travers ces relations entre les trois mondes, la mondialisation est de plus en plus régie par une rationalité comptable des échanges économiques, par une rationalité instrumentale des techniques et par une rationalité violente des politiques. Les idéaux de justice, d'égalité, d'indépendance, les horizons spirituels d'humanité et les projets de bonheur et de cohabitation laissent la place à "l'idéal" de consommation d'une quantité croissante de biens matériels, fort mal répartie au demeurant. La meilleure société, pour ce nouvel ordre, est celle qui produit plus et qui consomme plus. L'hyperlibéralisme économique a rétréci l'imaginaire social, les idéales communes et les représentations culturelles. Il a, en outre, aggravé la crise économique, politique et culturelle actuelle sans pouvoir tracer de nouveaux repères idéologiques et de nouvelles valeurs sociales. Au contraire, cette rationalité comptable, instrumentale et violente a produit des réactions de type identitaire et des résistances nationales : montée des nationalismes (surtout en Europe de l'Est), regain des particularismes et des "régionalismes", effervescence de l'intégrisme, réveil des religions politiques, multiplication d'agressions racistes et xénophobes, apparition de politiques intérieures et extérieures musclées, etc.

Ces réactions identitaires et réactionnelles ont produit un nouveau discours idéologique. S'appuyant tantôt sur une idéologie religieuse mobilisatrice, tantôt sur un sentiment d'appartenance ethnique, tantôt sur un nationalisme totalitaire, ce discours s'alimente de l'utopie populiste tout en diabolisant l'autre et justifiant son exclusion.

A notre sens, la solution à ses problèmes économiques et politiques doit être travaillée dans l'éthique par ce que j'ai appelé, dans mes dernières recherches la raisonnabilité. La raisonnabilité est un moyen d'unir les acquis de la raison théorique et ceux de la raison pratique, à travers la concrétisation des "principes universaux et nécessaires" dans les divers champs de la vie et par la réalisation d'un équilibre entre les différentes expressions de l'homme. C'est donc la concrétisation de la raison dans le réel, son ouverture sur l'existence et la vie, qui donnent à la raisonnabilité un aspect moderne et la rapproche du concept de rationalité tel qu'il est travaillé par Habermas et du concept de raisonnable tel qu'il est discuté par Rawls. La dimension éthique de la raisonnabilité freine pour ainsi dire l'hégémonie de la technique dans sa tentative de domination de l'homme par le truchement de la technologie de pointe ou par sa forme économique et politique.

Rawls distingue le raisonnable du rationnel. Grosso modo, le raisonnable est défini, par Rawls et à la suite de Kant, comme "un élément de l'idée de société conçue comme un système équitable de coopération et le fait qu'il soit raisonnable pour tous d'accepter ses termes équitables fait partie de son idée de réciprocité". La raisonnabilité implique, ici, réciprocité, intérêt commun, socialité, acceptabilité des principes justes et équitable de la coopération entre les membres d'une collectivité, ou entre les collectivités en général, respect intégral de ces critères. Le rationnel "est une idée distincte du raisonnable et il s'applique à un seul agent unifié (une personne physique ou une personne morale) qui possède les facultés de jugement et de délibération nécessaires à la recherche des fins et des intérêts qui lui sont particuliers". Rawls ajoute que "ce qui manque aux agents rationnels, c'est la forme particulière de sensibilité morale qui sous-tend le désir de s'engager dans une coopération équitable comme telle, et de le faire dans les termes que d'autres en tant qu'égaux pourraient raisonnablement approuver". Cette distinction entre le rationnel et le raisonnable ne nie nullement leur complémentarité. En effet, dans une société "raisonnable", c'est-à-dire une société "d'égaux quand aux questions fondamentales", tous ses membres "ont leurs propres fins rationnelles qu'ils espèrent promouvoir et tous sont prêts à proposer des termes équitables de coopération, termes dont on peut raisonnablement espérer que les autres les accepteront afin que tous ensemble puissent en tirer des bénéfices et des améliorations par rapport à ce qu'ils auraient obtenu tout seuls".

Bien que Rawls considère cette société raisonnable comme "notre monde humain ordinaire", il n'empêche que la raisonnabilité est une éthique de la socialité, une manière de moraliser dans la rationalité la "société bien ordonnée", d'introduire une politique de liberté, de justice et d'équité fondée sur la réciprocité et l'acceptation des mêmes critères, des mêmes règles de conduite, des mêmes principes de justice. La raisonnabilité est le fait de gérer moralement et rationnellement le soi et le commun (Fârâbî), c'est l'exercice d'une raison publique commune (Rawls). Elle est aussi un rempart à tout excès, une manière de lutter contre l'intolérable et l'inacceptable. Une société raisonnable est une société de liberté, de tolérance, de sécurité et de paix. Elle est l'accomplissement de ce que Spinoza appelle " désire vivre à l'abri de la crainte". "Vivre ensemble" dans la paix et le bonheur c'est l'objet de la raisonnabilité


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