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Date :  2004-09-15
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L'émergence des préférences collectives dans le champ de l'échange international : quelles implications pour la régulation de la mondialisation ?

Source :  Pascal Lamy

Conférence « Préférences collectives et Gouvernance mondiale : Quel avenir pour le système commercial mondial ? »

Bruxelles, le 15 septembre 2004


Introduction

L'ouverture internationale constitue un puissant vecteur de croissance et d'emplois au bénéfice de tous. Pourtant, aussi bénéfique soit elle, on sait que l’ouverture est porteuse, dans le même temps, d’effets déstabilisateurs, pour les tissus économiques et sociaux mais aussi, potentiellement, pour les choix de société. Responsables politiques et négociateurs commerciaux doivent en être pleinement conscients :

Pour les premiers, il s'agit d'une question de responsabilité politique : on ne peut pas prôner l'ouverture pour ses bénéfices sans assumer ses effets négatifs sur les structures productives, sur les personnes ou sur les choix de société. Dans cette perspective, l’anticipation des ajustements, la gestion du changement et l'accompagnement des structures et des personnes tout au long de ce processus constituent un impératif. D'où les programmes d'accompagnement des effets de l'ouverture développés depuis longtemps aux Etats-Unis (Trade adjustment assistance act), plus récemment en Europe (par l'intermédiaire, par exemple, de la politique de cohésion) ou pour les pays en développement (Trade integration mechanism récemment mis sur pied par la Banque mondiale et le FMI). Mais il est tout aussi impératif de veiller à ce que l'ouverture ne conduise pas à remettre en cause des choix collectifs légitimes : dans tous les systèmes politiques, la sauvegarde de ces "préférences collectives", en tant que marqueurs d’identité, est un devoir du souverain.

Pour les seconds, une prise en compte réelle et sérieuse des effets déstabilisateurs de l'ouverture est devenue une condition nécessaire à la poursuite même de leur activité. Les effets adverses sur les tissus industriels et sociaux suscitent l'opposition de ceux qui pensent qu'elle leur sera défavorable sur le plan personnel même si elle est globalement positive pour la société dans son ensemble. Dans les faits, cette opposition a d'autant plus de poids que la perception des coûts et des bénéfices de l'ouverture est fortement biaisée, car le caractère très visible, concentré et concret de ses coûts (une fermeture d'usine, des emplois perdus) masque l'ampleur des bénéfices, plus élevés mais plus difficiles à percevoir, car moins tangibles et plus dispersés. Cette asymétrie rend la tâche du négociateur particulièrement ardue lorsqu’il s’agit d’expliquer l’intérêt de l'ouverture. Là encore, les programmes d'accompagnement des effets de l'ouverture y contribuent cependant, et l'OCDE ne s'y est d'ailleurs pas trompée en insérant l'amélioration de ces mesures d'accompagnement dans son programme de « plaidoyer pour le libre-échange ». De même, les craintes d'une remise en cause des choix sociaux par une OMC qui serait toute puissante sont au centre de la contestation de la mondialisation et influencent désormais les négociations internationales. Qu’on les considère justifiées ou non, ces craintes ne peuvent rester sans réponse crédible.

Or, si la question des effets de l’ouverture sur les structures industrielles et sur les emplois a fait l’objet d’un effort de pédagogie et, surtout, de mesures d’accompagnement (même si le renouveau du débat sur les délocalisations montre que la question n’est pas close), celle d’une possible remise en cause des choix de société n’a pas, jusqu’ici, été considérée de manière suffisamment attentive. Peut-être parce que ce risque peut apparaître plus imaginaire que réel, même si les tensions se multiplient, alors que les effets adverses sur les tissus industriels et sociaux sont bel et bien bien avérés (et ce, d'autant plus qu'ils sont largement indissociables des bénéfices mêmes de l'ouverture).

Peut-être aussi parce qu'il ne s'agit pas seulement d'une question interne comme l’est, pour l’essentiel, l'accompagnement des coûts sociaux, mais d’un problème plus large, qui ne peut être traité que globalement, en accord avec nos partenaires commerciaux internationaux.

Pourtant, si ces risques devaient être avérés, ils seraient d’une nature infiniment plus grave que les effets déstabilisateurs sur les activités et les emplois : on touche en effet au coeur du lien social et du projet démocratique - la formation de choix collectifs - et pas seulement à des intérêts économiques, aussi sensibles soient-ils. Tout « coût » de ce type est par définition incommensurable avec les bénéfices (économiques) tirés de l'ouverture, sans « compensation » possible entre les deux.

Une réponse est donc nécessaire car, fondées ou non, ces interrogations ont d’ores et déjà des effets bien réels en termes de désenchantement démocratique et d'opposition à l'ouverture.

D'où vient le problème ?

Chacun de nous a des préférences personnelles sur beaucoup de sujets, que nous sommes libres de former sans qu’elles nous soient imposées par d’autres. Mais aussitôt que nous interagissons avec autrui, par le biais de l’échange ou de la coopération, l’articulation des préférences, attitudes et choix individuels est susceptible de poser problème : nos relations sont vite conflictuelles si nous n’avons pas, par exemple, la même conception de la propriété et de la manière de la transférer, de la manière de punir les crimes, ou du risque associé à telle ou telle situation.

Fort heureusement, les sociétés démocratiques sont organisées de telle sorte qu’elles permettent de faire émerger des préférences « collectives » qui forment la synthèse des préférences des individus qui la composent : c’est le rôle du débat politique et des institutions. Ces préférences se traduisent alors dans des normes, qui s’imposent à tous et dans le cadre desquelles peuvent s’opérer les relations entre individus.

La question se pose de la même manière au niveau international, lorsque différents pays, correspondant à autant de systèmes de préférences collectives, interagissent, coopèrent ou échangent. Avec toutefois une nuance, mais qui est d’importance : au niveau international, quand ces choix sont incompatibles, il n’y a pas d’institution supérieure légitime – de gouvernement mondial – capable d’arbitrer ces conflits et de faire émerger une préférence collective « collective ».

Les préférences collectives : de quoi parle-t-on ?

Les préférences collectives sont l’ensemble des choix opérés par les collectivités humaines en tant que collectivité. Par collectivité, on entend tout regroupement de personnes qui s’est doté d’institutions capables de faire émerger des préférences collectives : il peut s'agir de pays, mais aussi de collectivités plus larges, comme dans le cas de l’Europe. Toutes les collectivités ne forment évidemment pas les mêmes préférences collectives sur les mêmes sujets.

L’étendue même du champ des préférences collectives n’est pas identique partout : sur un sujet donné (e.g. les drogues douces), certaines collectivités privilégient le libre choix quand d’autres établissent une norme collective contraignante. Elles sont fonction des valeurs, des repères culturels et religieux auxquels adhèrent les pays où elles ont été formées, mais aussi de leur vécu politique, de leur histoire longue ou courte, et de leur niveau de développement[1].

Les préférences collectives sont ainsi particulièrement délicates à appréhender :

elles ne sont pas figées : elles évoluent dans le temps, on peut même observer des « inversions » entre les préférences collectives de deux pays, comme ce fut le cas en matière de représentations du risque en Europe et aux Etats-Unis au milieu des années 80 (la conscience environnementale s’est d’abord développée aux Etats-Unis) ;

elles ne sont pas toujours rationnelles, car elles dépendent du vécu politique : l’attitude européenne en matière de sécurité alimentaire ou de rapport à l’expertise scientifique a été exacerbée par les « affaires » qui ont marqué les deux dernières décennies (sang contaminé, ESB); la posture américaine face au rapport sécurité / liberté a évolué après le 11 Septembre ;

elles sont enfin, d’un point de vue normatif, difficiles à faire émerger à partir d'un ensemble hétérogène de préférences individuelles, comme le montre bien la théorie économique du choix social. Elles sont dès lors facilement sujettes à contestation.

Dans ces conditions, il est difficile de dresser in abstracto une liste exhaustive de préférences collectives. On peut cependant citer sans ambiguïté certaines préférences collectives de l’Europe : le multilatéralisme, la protection de l'environnement, la sécurité alimentaire, la diversité culturelle, le service public en matière d'enseignement ou de santé, la précaution en matière de risque, les droits sociaux. L’Europe n’en a d’ailleurs pas le monopole – d'autres pays les partagent avec des variations et des nuances, même si leurs expressions concrètes peuvent varier.

Il ne faut pas confondre les préférences collectives et leur traduction sous forme de mesures réglementaires. Il s’agit de deux niveaux d’analyse différents. C’est un point essentiel pour la question de l’articulation des préférences collectives : très souvent, les difficultés concrètes que pose la combinaison de préférences collectives différentes ne tiennent pas tant aux différences de préférences collectives elles-mêmes qu’à la manière dont elles sont traduites en mesures réglementaires. Il y a en général plusieurs manières de traduire les préférences collectives en mesures réglementaires, plus ou moins problématiques vis-à-vis des autres pays. L’enjeu de l’articulation des préférences collectives est donc largement celui de la définition ou de l’adaptation des mesures réglementaires de sorte à ce qu’elles traduisent les préférences collectives d’un pays tout en étant le moins gênantes possible pour les autres.

Cette difficulté traverse tout le champ des relations internationales. C’est le cas de manière évidente dans le domaine pénal, comme le montre la nécessité et la complexité des systèmes d’extradition. Les conceptions opposées des Européens et des Américains vis-à-vis de la peine de mort[2] ont rendu particulièrement difficile la définition d’un système d’extradition entre les deux rives de l’Atlantique, mais aussi, de manière moins « évidente », en matière d’entraide judiciaire et d’échange d’informations dans le cadre d’enquêtes. Et il a été encore plus difficile, comme l’ont fait les Européens eux-mêmes, de renoncer à ces « écluses » que constituent les procédures d'extradition en s'accordant sur un mandat d'arrêt européen : celui-ci implique en effet l’émergence d’une échelle commune du bien et du mal en matière pénale et finalement d’une « préférence collective collective ».

Dans un autre contexte, les questions d’échange de données personnelles, par exemple dans le cas des fichiers de passagers des compagnies aériennes, ont buté sur les mêmes difficultés, qui tiennent dans ce cas à des conceptions différentes du respect de la vie privée et de l’arbitrage entre sécurité et liberté.

Cette difficulté se pose dans le champ commercial de la même manière que dans les autres champs de la coopération internationale. Les biens et services échangés incorporent et "véhiculent" les préférences collectives du pays où ils sont produits et jouent de ce fait un rôle d'interface avec celles des pays où ils sont consommés. Le commerce international est bien le lieu géométrique où se connectent naturellement les différents systèmes de préférences collectives.

Ce rôle d’interface n’est pas nouveau, et la question de l’articulation des préférences collectives s’est posée très tôt dans l’organisation des échanges internationaux, par exemple, avec la question de l’esclavage. Mais il est longtemps resté implicite et limité aux cas de figure les plus évidents. Ce n’est que récemment qu’il est devenu une caractéristique majeure de l’échange international, sous l’effet d’une triple évolution :

- la diminution des droits de douane et la disparition des obstacles quantitatifs à la frontière, qui, tant qu'ils étaient élevés, limitaient de toute façon les échanges : selon l’image de Richard Baldwin, c’est à marée descendante que l’on voit apparaître les écueils cachés à marée haute ;

- l'évolution des échanges vers des biens et des services au « contenu idéologique » plus marqué : le développement des échanges agricoles met en jeu la question du rapport à la nature, à l’environnement ou à l’alimentation, que les ethnologues considèrent comme autant de marqueurs culturels ; celui des échanges de services, celle du mode de régulation des services publics ou du rapport à la culture (« diversité culturelle », version modernisée de l’exception culturelle) ;

- l'évolution de la société elle-même vers une plus grande attention et une plus grande exigence des citoyens et des consommateurs, dont la prise de conscience s’est cristallisée avec le développement des ONG et des moyens de communication globaux et qui a pour effet « d’idéologiser » des matières qui ne l'étaient pas jusqu’ici (un commerce autrefois aussi anodin que celui des piles électriques est désormais porteur de conceptions différentes du respect de l’environnement).

Est-ce réellement un problème ?

Connecter des préférences collectives comme le fait le commerce international peut poser des difficultés d’articulation. Ces difficultés potentielles alimentent des craintes de remise en cause des préférences collectives avec la mondialisation. Sont-elles justifiées ? Pour l’essentiel, non : les différences de préférences collectives sont plus complémentaires que conflictuelles ; cependant, l’expérience montre que des problèmes de compatibilité peuvent effectivement se poser.

1. Des préférences collectives avant tout complémentaires...

Diversité des préférences collectives et ouverture internationale sont mutuellement bénéfiques. L’échange permet la diversité des préférences car il permet à chacun de faire ses propres choix tout en bénéficiant aussi des choix de ses partenaires. Exemple : la prohibition de l’usure dans l’Europe médiévale, qui interdit la rémunération de l’argent entre « frères ».

Dans un contexte d’autarcie, ce choix n’aurait guère été soutenable car il aurait été très nuisible au développement économique : l’interdiction de la rémunération de l’argent limite en effet les possibilités d’emprunt des artisans, commerçants ou paysans qui ont pourtant besoin d'avances pour développer leurs activités. L’ouverture internationale a résolu ce problème : les étrangers, par leur provenance (Lombards, Cahorsins...) ou par leur religion (Juifs), ont été autorisés à prêter de l’argent et ont ainsi pris en charge une fonction indispensable au développement économique, sans remettre en cause le choix de société initialement opéré (qu’ils ont au contraire renforcé en limitant son coût financier).

En sens inverse, la diversité des préférences est synonyme de complémentarité et d'enrichissement mutuel : si tous les pays étaient dotés des mêmes préférences, les gains tirés de l’échange seraient moins élevés car cet effet de complémentarité disparaîtrait. C’est évidemment le cas dans l’exemple extrême de la prohibition de la rémunération de l’argent mais c’est également le cas, de manière plus contemporaine, entre pays ayant des arrangements sociaux différents en termes d’organisation du marché du travail : l’OCDE a montré que les différences d’organisation du marché du travail de part et d’autre de l’Atlantique (accent sur sécurisation des personnes en Europe, sur la flexibilité aux Etats-Unis) conduisent à des formes d’innovation différentes (incrémentales et cumulatives en Europe, en rupture aux Etats-Unis) et finalement complémentaires, y compris d’un point de vue sectoriel (régime technologique bien adapté à l’aéronautique et à l’automobile en Europe, aux instruments de précision et aux logiciels aux Etats-Unis) ; de manière encore plus évidente, les différences entre pays en développement et pays industrialisés en termes de niveaux de rémunération constituent également un des axes fondamentaux de la division internationale du travail actuelle.

Le système commercial international reconnaît d’ailleurs la légitimité des préférences, dans la mesure où elles restent respectueuses des principes de base du système commercial (transparence, non discrimination...) et des engagements pris. Les règles de l’OMC n’imposent pas de norme uniforme pour les produits, pas plus qu’elles ne dictent leurs conditions de production. Dès lors qu’il n’y a pas discrimination et qu’il y a transparence, un pays ne peut être accusé de protectionnisme simplement parce qu’il impose des règles sanitaires, phytosanitaires ou techniques spécifiques à l’entrée de son marché pas plus qu’un autre ne peut être accusé de dumping uniquement parce qu’il vend ses produits moins cher que les autres, du fait, par exemple, d’un coût du travail moins élevé.

De fait, contrairement à une idée bien établie, on n'observe pas d’uniformisation inéluctable et de dilution des préférences collectives dans la mondialisation. L’éventuelle convergence des préférences collectives n’est, au plus, qu’inégale et il y a toujours des signes opposés de persistance de fortes disparités, y compris entre des économies de même niveau de développement : c’est le cas, par exemple, du partage entre sphère publique et sphère privée pour la fourniture de services collectifs et d’assurance sociale (où l’écart entre États-Unis et Europe s’est creusé sur les trente dernières années), de l’attitude face aux inégalités et à la redistribution des richesses (où les écarts entre les deux rives de l’Atlantique se sont maintenus comme l’illustre la part des transferts dans le PIB ou l’impact des inégalités sur les indices de bien-être), de l’appréciation des risques et leur mode de gestion (illustré par le cas des OGM) ou encore de l’étendue des droits de propriété.

2. ... mais qui posent parfois des problèmes d’articulation.

Si échange et diversité des préférences sont, d'une manière générale, mutuellement bénéfiques, il y a des limites au-delà desquelles les différences peuvent poser des problèmes de compatibilité.

Le champ de ces incompatibilités potentielles est limité, mais n'est pas nul : il recouvre par définition les préférences collectives qui ont une dimension universelle, qui suppose qu’elles soient partagées non seulement par le pays qui les a formées, mais également par ses partenaires. Ainsi, les prêts opérés par les Juifs et les Lombards au Moyen Age n’ont pu intervenir que dans la mesure où la chrétienté n’exigeait pas des « étrangers » ce qu’elle exigeait de ses fidèles. De même, la division internationale du travail entre pays ayant des modèles du marché du travail différents n’est intéressante que dans la mesure où ces modèles ne sont pas incompatibles, ce qui est généralement le cas : le modèle social européen n'a, pas plus que le modèle américain, japonais ou philippin, vocation à être répliqué à l'identique partout dans le monde. Il reste que certaines questions sociales, les normes sociales fondamentales (interdiction du travail forcé, du travail des enfants...), revêtent une dimension universelle et sont considérées par leurs promoteurs comme devant être respectées par tous : elles fixent les limites du jeu des avantages comparatifs.

De lieu géométrique où se connectent les préférences collectives, le commerce devient alors le lieu géométrique où éclatent leurs incompatibilités. Il agit comme un révélateur. Encore n'est-il pas le seul : comme on l'a dit, c’est le cas de toute forme de coopération et d’échange international et les problèmes de compatibilité des préférences collectives ne sont pas pour rien dans la lenteur des avancées de la coopération judiciaire internationale.

Si la question de l'ouverture et de l'articulation des préférences collectives traverse tout le champ des relations internationales, elle ne s’en est pas moins cristallisée dans le champ commercial, pour deux raisons essentielles : d’une part, parce que les enjeux commerciaux sous-jacents sont souvent considérables ; d’autre part, parce que c’est le seul domaine pourvu d’un système de règlement des différends efficient et contraignant, qui peut déboucher sur des sanctions effectives. Exacerbées par ces deux caractéristiques, les incompatibilités éventuelles sont d'autant plus problématiques que les préférences collectives peuvent, dans le champ commercial, coïncider avec des intérêts protectionnistes :

cela fait peser sur elles un soupçon permanent d'instrumentalisation par des intérêts catégoriels à la recherche d'un prétexte pour « habiller » la protection d'industries non concurrentielles, question elle-même d’autant plus épineuse qu’il est, comme on l’a dit, généralement difficile de s’appuyer sur une expression non ambiguë des préférences collectives (en l'absence d'unanimité des préférences individuelles...).

Pour le système commercial, c'est une difficulté nouvelle par rapport aux conflits commerciaux traditionnels, car elle met en jeu l'opposition de deux légitimités : celle du respect des engagements pris auprès de l'OMC et celle des choix sociaux légitimement opérés par ailleurs. Les obstacles aux échanges ne sont plus seulement le fait de barrières commerciales pensées en termes mercantilistes, comme c'était le cas, par exemple, des contingents ou des droits de douanes, mais de règles et de normes qui sont parfaitement assumées et considérées comme le reflet de préférences collectives légitimes.

Certes, l'émergence des préférences collectives dans le champ du commerce international n'est pas nouvelle, mais elle a longtemps été occultée par une pratique de la politique commerciale focalisée sur l’accès au marché et la gestion du désarmement tarifaire. Elle n'est venue sur le devant de la scène que récemment, sous l'effet des avancées de l'intégration, de l'élargissement de l'éventail des biens et services échangés et de la prise de conscience des populations avec la multiplication de conflits (cas tortues / crevettes, hormones, amiante...) perçus comme des conflits de préférences collectives.

Un problème Nord / Sud ?

La prise en compte des préférences collectives dans le commerce international recouvre structurellement une rupture Nord / Sud : la sensibilité vis-à-vis de cette question est en effet une des caractéristiques du développement. La formation même des préférences collectives dépend d’une contrainte de revenu : l’arbitrage entre augmentation de la richesse et protection de l’environnement, ou entre augmentation de la richesse et des inégalités n’est pas le même selon le niveau de revenu de départ.

En première analyse, cette opposition pourrait sembler recouvrir une contradiction entre la défense des préférences collectives du Nord et les besoins légitimes de développement des pays du Sud. Il ne s’agit pourtant que d’une contradiction apparente : qu'il y ait une différence de sensibilité à l'égard des questions liées aux préférences collectives n'implique en rien que les choix sociaux eux-mêmes soient contradictoires. Les différences de préférences collectives ne sont que ponctuellement source d'incompatibilités (dans la dimension Nord / Sud, ce peut être le cas des normes sociales fondamentales) et sont, dans le cas général, source d'approfondissement des gains tirés de l'échange. La défense des préférences collectives - y compris de normes universelles comme les normes sociales fondamentales - n'implique en rien la remise en cause des arrangements sociaux qui soutiennent la compétitivité des pays du Sud pour les pays à forte intensité en main d'œuvre.

La légitimité des choix intervient dans les deux sens. Les pays en développement eux-mêmes ont des besoins spécifiques liés à leur état - ce que Dany Rodrik appelle les "institutions de la transition" - et doivent, au même titre que les pays industrialisés, bénéficier de cette reconnaissance de la spécificité et de la légitimité de leurs choix sociaux.

Comment ce problème a-t-il été géré jusqu'ici ?

Que les choses soient claires : l’OMC n’a pas esquivé cette question. On l'a dit, l’OMC reconnaît la légitimité des préférences et elle s'efforce d'articuler ouverture et sauvegarde des préférences collectives légitimes. Elle n’est pas dénuée de moyens : ses règles prévoient des possibilités de dérogation pour des raisons de santé publique, d'ordre public, de morale publique, d'environnement ou de sécurité nationale et les Etats ne se privent pas d'adopter des normes qui correspondent à leurs préférences collectives. Et lorsque ces normes ont conduit à des conflits, l'expérience a montré que l'organe de règlement des différends s'est toujours efforcé de maintenir un équilibre entre la nécessité de s'assurer qu'elles ne masquent pas de velléités protectionnistes et la sauvegarde des préférences collectives légitimes (voir encadré ci-dessous).

L’Organe d’appel et les « préférences collectives »

La jurisprudence de l’Organe d’appel repose sur trois considérations essentielles: a) la nécessité d’interpréter les dispositions de l’OMC conformément aux règles du droit international public b) la nécessité d'assurer un contrôle effectif des abus protectionnistes résultant de mesures en théorie non discriminatoires et c) le maintien d’une certaine sensibilité institutionnelle et d’un certain respect à l’égard des questions non commerciales.

D’emblée, l’Organe d’appel a adopté quelques décisions d'importance pour éviter que des mesures en théorie non discriminatoires ne soient utilisées pour masquer une politique protectionniste :

une interprétation large du principe de non-discrimination, qui couvre la discrimination «de fait» (bananes...);
une interprétation de la notion de «produit similaire» qui, conformément à la pratique habituelle du GATT, repose essentiellement sur les caractéristiques du produit et la concurrence sur le marché (affaires de discrimination fiscale, amiante).
Parallèlement, plusieurs grandes décisions de l'Organe d'appel témoignent d'une sensibilité à l’égard des questions non commerciales et d’un respect approprié tant des actions des membres de l’OMC que des compétences particulières d'autres organisations internationales :

- dans l’affaire «essence nouvelle formule», l’Organe d’appel a affirmé le principe fondamental selon lequel il ne faut pas lire la réglementation OMC en «l'isolant cliniquement» des autres règles du droit international public. Sur cette base, il a donné une interprétation «progressiste» de l'article XX g) en y incluant les préoccupations environnementales. Il a aussi déplacé l'accent de l'analyse, en l’axant non plus sur la «justification» des mesures, mais sur leur «application» (c’est-à-dire sur la question de savoir si la mesure entraîne ou non une discrimination arbitraire ou un protectionnisme déguisé);

- dans l’affaire «hormones», l’Organe d’appel a infirmé la décision du groupe spécial et précisé que l'accord sur l'application des mesures sanitaires et phytosanitaires n'impose pas l'obligation stricte de suivre les normes internationales. Il appartient au plaignant de démontrer qu'une mesure sanitaire ou phytosanitaire ne s’appuie pas sur des preuves scientifiques suffisantes. De plus, l’article 5, paragraphe 7 introduit le principe de précaution.
L’interdiction imposée par la Communauté a été condamnée pour la seule raison que la Communauté n’a pas procédé à une évaluation spécifique des risques. (Cette «jurisprudence» a été suivie à propos des mesures sanitaires et phytosanitaires adoptées par le Japon et l'Australie);

- dans l’affaire «crevettes/tortues», l’Organe d’appel a accepté que la protection du patrimoine mondial (à savoir les espèces migratoires) puisse être couverte par l’article XX g), s’écartant ainsi de la lecture strictement juridique du groupe spécial «thon-dauphin». Il a aussi accepté qu’une mesure fondée sur des procédés et méthodes de production (PMP) – même si elle n’est pas couverte par l’article III – puisse se justifier aux termes de l’article XX. L'interdiction imposée par les États-Unis n'a été condamnée que pour sa nature arbitraire et l'absence de négociations sérieuses avec les pays concernés. Une fois la mesure modifiée et des négociations «de bonne foi» engagées, l'Organe d'appel a considéré que les États-Unis s'étaient provisoirement conformés à sa décision, même s’ils n’étaient parvenus à aucun accord avec l'un des plaignants (Malaisie);

- dans l’affaire «amiante», l’Organe d’appel a infirmé la décision du groupe spécial, considérant que l’interdiction se justifiait aux termes de l'article III et qu’il n’était donc pas nécessaire de la justifier au regard de l’article XX. De plus, il a estimé que le risque pour la santé était l’un des facteurs à prendre en compte pour déterminer si deux produits pouvaient être considérés comme similaires. Plus important encore, il a précisé que le fait d’appliquer un traitement différent à des «produits similaires» n’implique pas automatiquement une violation du traitement national prévu à l'article III. Il appartient au plaignant de prouver que les «produits importés» sont traités «moins favorablement» que les «produits nationaux» (les moyens de preuve restent à préciser).

Comme la plupart des cours et tribunaux (y compris, bien entendu, la Cour de Justice des Communautés Européennes), l’Organe d’appel applique le principe d’«économie judiciaire», à savoir qu’il n’interprète que ce qui est nécessaire pour régler un différend. Il en résulte bien évidemment que certains aspects de l’interface entre les règles de l’OMC et les considérations non commerciales restent à clarifier. Quoi qu’il en soit, on peut dire que, jusqu’ici, l’Organe d’appel a été un gardien fidèle des «préférences collectives» dans le système de l’OMC.

Pour autant, le champ d’application des règles n’est pas toujours suffisamment clair et la jurisprudence, bien que positive, reste incomplète et laisse des marges d’interprétation. C'est ce qui a, par exemple, amené l'Europe à mettre la clarification de l'articulation entre l'OMC et les accords multilatéraux sur l'environnement à l'ordre du jour des négociations de l'OMC. La reconnaissance explicite des préférences collectives dans les règles de l'OMC porte, pour l'essentiel, sur des cas extrêmes alors qu'il s'agit d'une question aussi vaste que mouvante. La jurisprudence n’a quant à elle pas toujours été bien comprise et a créé des malentendus, à l'origine des craintes de remise en cause des préférences collectives.

L'irruption des préférences collectives dans le commerce international sème les germes d'un rejet de l'ouverture, dès lors qu'elle est synonyme de remise en cause de préférences collectives légitimement exprimées.

Ce rejet est alimenté par un sentiment de "dépossession", qui est classiquement associé à la mondialisation (éloignement des lieux où les décisions sont prises de ceux où leurs conséquences s'expriment) mais radicalisé dans ce cas dans la mesure où il s'agit d'une dépossession des choix sociaux eux-mêmes et un sentiment de désenchantement, qui s'appuie sur l'idée d'une mise en équivalence des choix de société et des enjeux mercantiles (la "marchandisation" du monde).

Les membres de l’OMC - et l’Europe au premier chef - sont partiellement responsables de cette situation, par défaut d’explication et de pédagogie. Mais ce n’est pas seulement ça : il y a un besoin de clarté, de garanties formelles et finalement de symbolique dans les règles de l’OMC qui n’est pas satisfait aujourd’hui.

Tout le monde devrait y trouver un intérêt : ceux qui craignent effectivement une remise en cause des préférences collectives, comme les tenants de l’ouverture des échanges, s’ils veulent rester majoritaires dans les démocraties.

Comment pourrait-on mieux le gérer ?

L’enjeu est de concevoir un système commercial ouvert, accepté par tous et protecteur des choix sociaux légitimes. Chaque société veut voir son autonomie politique et ses propres préférences collectives respectées tout en pouvant accéder au marché de ses partenaires. Toute la difficulté vient du fait que la protection des choix sociaux légitimes risque d’être capturée et instrumentalisée par des intérêts protectionnistes. La question s’est évidemment posée avec acuité, et pas toujours à tort, dans le débat sur les normes sociales. Tout ceci a créé une certaine défiance, notamment des pays en développement, vis-à-vis des discussions portant sur ces thèmes. Pour beaucoup d’économistes libéraux, la question ne peut même pas être posée car l’instrumentalisation du débat par les intérêts protectionnistes serait inéluctable.

Ceci revient pourtant à ignorer le problème au seul motif que sa résolution présente des risques. Tout l’enjeu de la réflexion sur la conception d’un système commercial ajusté à la prise en compte des préférences collectives est justement d’arriver à faire le départ entre préférences collectives légitimes et prétextes protectionnistes, ce qui suppose de traiter le problème de front (puisque problème il y a) en identifiant clairement les risques et en imaginant des dispositifs à même de les contenir.

1. En revenant au marché ?

Ceux qui craignent le plus la capture des positions publiques par les intérêts protectionnistes suggèrent de revenir au marché et de laisser les consommateurs choisir : puisqu’il est difficile de démontrer l’honnêteté des préférences collectives avancées, il suffit de revenir aux préférences individuelles, de donner aux consommateurs toute l’information dont ils ont besoin pour choisir (étiquetage) et de laisser faire. Cette solution est naturellement séduisante, mais à bien la considérer, elle n’est pas satisfaisante : d’une part, parce que ce n’est pas aussi simple, dans la mesure où l’étiquetage lui-même peut être instrumentalisé, par exemple, si le fait même d’étiqueter laisse entendre qu’il y a un risque ; mais surtout, parce qu’elle pose une primauté des préférences individuelles qui est fort discutable.

Si le choix collectif consiste précisément à laisser les individus choisir, comme c’est le cas dans certains pays dans le cas des drogues douces, selon l’exemple mentionné ci-dessus, fort bien. Mais affirmer systématiquement la primauté des préférences et des choix individuels revient à s'interdire d'effectuer tout choix collectif spécifique et à nier tout l’édifice social. C'est effacer le citoyen derrière le consommateur : ce n’est pas acceptable. Certains choix collectifs engagent la société dans son ensemble et transcendent les préférences individuelles : la condamnation de la peine de mort dans les pays européens engage tous les citoyens européens, même ceux qui sont personnellement favorables à la peine de mort ; dans le domaine de la santé, les choix collectifs exprimés au niveau des Etats encadrent généralement de très près le champ d’application des choix individuels. En dehors de l’exception du tabac, l’information du consommateur ne remplace pas la protection de la santé publique. A préférence collective, régulation collective.

Ceci n'est pas incompatible avec l'existence de choix individuels. Mais il reste que l'exercice des choix individuels, éventuellement facilité par l'accès à l'information permise par l'étiquetage, s'opère dans la cadre des limites fixées par les choix collectivement opérés. C'est typiquement le choix opéré en Europe sur la question des OGM.

2. En ajustant le mode de fonctionnement du système commercial ?

Une confrontation bénéfique qui doit être explicitée en amont
Il faut d’abord insister sur les vertus de la confrontation des choix collectifs et des disciplines commerciales. L’évolution de la politique agricole de l’Europe en est un bon exemple. L’ouverture, le dialogue et la négociation l’ont amenée à s’interroger sur les fondements de sa politique agricole, à identifier clairement les préférences collectives sous-jacentes pour pouvoir les expliquer au reste du monde (le développement rural, la protection de l’environnement, la sécurité alimentaire, le bien être des animaux), à les distinguer des intérêts mercantiles et à repenser sa politique en fonction de ces considérations. Une fois cette clarification effectuée, il est apparu que les subventions à l’exportation ne constituent pas l’instrument le plus adapté à la réalisation de ces objectifs et le moins perturbateur pour nos partenaires.

Les disciplines de l’OMC et la pression des pairs sont un levier puissant pour effectuer ce travail. Dans la gestion des conflits, l’organe de règlement des différends a d’ailleurs toujours valorisé le dialogue, la négociation, le fait de chercher à emporter la conviction de ses partenaires : dans l'affaire "tortues / crevettes", il a ainsi apprécié positivement la tentative américaine de bâtir une convention internationale de protection des tortues de mer.

Il s’agit d’une dimension positive de l’ouverture et de la confrontation des préférences, qu’il faut renforcer en développant des espaces de dialogue et d’identification des préférences, en amont des conflits. Concrètement, le dialogue entrepris entre pays et entre partie concernées dans le cadre des études d’impact de durabilité des accords commerciaux pourrait être utilisé dans cette perspective. L’expérience de l’UE de ce dialogue montre qu'il achoppe fréquemment sur l'existence de grilles de lecture différentes des enjeux et contraintes des accords commerciaux entre les différentes parties prenantes : les partenaires en développement de l'Europe, en particulier, voient ainsi dans ses préoccupations environnementales et sociales un risque d'intensification de mesures protectionnistes, qui limite l'intérêt d'analyser cette dimension des accords commerciaux.

En intégrant un dialogue avec les différentes composantes de la société civile dans chacun des pays concernés, ce type d’études pourraient devenir un instrument de révélation des préférences collectives des différents partenaires. Il s’agirait au fond de renverser la logique actuelle : au lieu de buter sur les différences de préférences collectives, ce dispositif aurait pleinement vocation à mettre en évidence les difficultés induites par la confrontation de ces préférences dans le champ de l'échange international. Il permettrait d'anticiper les conflits potentiels générés par l’ouverture en jouant avant elle le rôle de révélateur des incompatibilités de préférences collectives, et d’envisager en amont les issues possibles.

Ceci vaut pour le présent, mais aussi pour le futur. La prise en compte des préférences collectives est porteuse d’implications pour le contenu même des négociations futures : elle suppose en effet de procéder à un réexamen du rapport coût / bénéfice de l'agenda des négociations internationales en intégrant explicitement les risques d'achoppement sur ces questions. Il peut être préférable, dans cette perspective, d’éviter les champs d'intégration denses en préférences collectives[3]. Là aussi, il faut pouvoir s’appuyer sur des instruments de révélation des préférences, permettant d'identifier en amont les différences, incompatibilités et difficultés potentielles.

Un besoin de garanties formelles

L’amélioration des conditions de confrontation des préférences collectives ne signe pas pour autant la fin des tensions qu’elles génèrent. On l’a dit, la manière dont l’OMC a géré ces tensions jusqu’ici est globalement satisfaisante sur le fond, mais a généré des doutes et des interrogations. Pour clarifier la manière dont les préférences collectives pourraient être intégrées dans les règles de l’OMC, l’idée d’une clause de sauvegarde spéciale a été avancée. Cette idée a concentré sur elle beaucoup d’inquiétudes quant à un recul de l’intégration internationale et une remise en cause des engagements internationaux des uns et des autres. Elle a surtout servi d’épouvantail pour étouffer le débat sur les préférences collectives.

En réalité, une telle clause de sauvegarde devrait avant tout être perçue comme une assurance, une garantie ultime que l’intégration commerciale ne conduit pas à remettre en cause des préférences collectives légitimes. On l’a dit : c’est déjà largement le cas aujourd’hui. Mais ce n’est pas compris ainsi. Il est donc utile de disposer d’une garantie formelle, ultime, symbolique, qui permette de dédramatiser le débat. Une telle garantie permettrait aux autres instruments de mieux fonctionner, en évitant que la question ne tétanise le débat sur la politique commerciale. En définitive, l’issue des conflits de préférences collectives ne serait pas sensiblement différente de ce qu’elle est aujourd’hui, mais l’existence d’un filet de sécurité comme une clause de sauvegarde permettrait d’atteindre cette issue au prix de moins de tensions et de moins de frottements qu’aujourd’hui. L’expérience européenne pourrait, de ce point de vue, être mise à profit : ce sont des clauses de sauvegarde de ce type qui ont souvent permis au consensus politique de se faire.

Il faut bien comprendre que, comme toute assurance, une telle clause de sauvegarde aurait rarement besoin d’être sollicitée. Il faut mal connaître le fonctionnement de l'OMC et de ses clauses de sauvegarde pour croire le contraire : les accords commerciaux sont remplis de clauses de sauvegarde qui sont très rarement actionnées.

Bien sûr, le champ des préférences collectives est potentiellement immense, c’est ce qui suscite autant de craintes à l’idée d’une clause de sauvegarde, mais il ne faut pas perdre de vue qu'en pratique, les différences de préférences collectives ne posent la plupart du temps aucun problème et que, de toute façon, leur invocation ne saurait être synonyme de blanc-seing. Tout dépend en effet des conditions liées à l'utilisation d'une telle clause de sauvegarde. Et l’expérience des Etats-Unis sur l’acier montre que lorsqu'un pays (aussi important soit-il) fait appel à une clause de sauvegarde sans que cela ne soit justifié, la pression des pairs et la solidité des règles de l’OMC sont telles qu’il doit bien vite y renoncer.

Or il est bien évident qu’il n’est aucunement question d’instaurer un droit sans limitation pour les membres de l’OMC de prendre n’importe quelle mesure sans fondement juste et raisonnable.

Une telle clause devrait s’articuler autour de deux points de contrôle fondamentaux :

- quant à la formulation des demandes sociales, d’une part : la preuve devrait être faite qu'il existe bien une demande sociale sous-jacente (qui ne se limite pas à tel ou tel intérêt privé) et que la mesure adoptée reflète bien la nature de cette demande (c’est-à-dire qu’il n'y a pas de biais dans la traduction juridique des demandes sociales) ;

- quant à la traduction juridique des demandes sociales, d’autre part : la preuve devrait être faite que les mesures adoptées sont bien les moins restrictives, sur le plan commercial de l'ensemble des mesures qui permettraient de répondre à cette demande sociale ; elles devraient respecter les principes de base du système commercial multilatéral (transparence, non discrimination, traitement national, proportionnalité) ; enfin, il ne s’aurait s’agir de droits de douanes, comme dans les clauses de sauvegarde classiques, car cela n’aurait aucun sens par rapport à la question posée.
Les pays qui feraient appel à cette clause de sauvegarde devraient engager un processus interne de réexamen de la préférence collective sous-jacente à la mesure adoptée, en vue de préciser et de vérifier sa nature et son assise : ceci suppose un ensemble de mesures de consultation de la population, d'examen ou de développement de la recherche scientifique et, le cas échéant, de pédagogie auprès de la population pour permettre une évolution de préférences collectives peu justifiées (par exemple, si les préférences exprimées ont été radicalisées par des éléments circonstanciels ou si elles sont sous-tendues par des nécessités historiques qui ont perdu de leur force).

La protection accordée par la clause de sauvegarde devrait être temporaire.

Dans le débat sur l’idée d’une clause de sauvegarde, peu de commentateurs ont relevé un point pourtant fondamental de ce que supposerait une clause de sauvegarde « honnête » et responsable : un dispositif de compensation. En pratique, cette caractéristique aurait pourtant pour effet de rendre plus coûteux qu'aujourd'hui l'invocation d'une préférence collective (où, en définitive, la jurisprudence de l’OMC est relativement souple) !

Un tel mécanisme (qui serait également une contrepartie de la garantie apportée) est nécessaire pour :

- maintenir une pression sur le pays qui fait usage de la clause de sauvegarde (dont l'usage ne serait alors pas gratuit), tester sa détermination et la solidité des préférences collectives sous-jacentes au choix exprimé ;

- compenser en partie les exportateurs lésés : chacun doit être conscient des effets de ses choix domestiques pour les pays tiers, d'où l'importance de minimiser leurs effets négatifs (au moment du choix de la traduction juridique de la demande sociale), mais aussi d'aider les pays qui en pâtissent, particulièrement quand il s'agit de pays pauvres. Cette compensation devrait ainsi tenir compte de la nature des intérêts affectés (le coût d'une mesure restrictive pour les exportateurs africains n'est pas le même que pour les exportateurs américains) et devrait se traduire par le versement d'une somme prédéterminée ou (notamment dans le cas des pays en développement) par des politiques complémentaires (assistance technique liée au commerce / renforcement des capacités dans le cas de normes sanitaires très exigeantes, politiques sociales et d'éducation dans le cas de l'interdiction du travail des enfants, etc.).

Une exigence de responsabilité

Plus généralement, il serait utile de réfléchir à la compensation comme solution alternative, de rang égal au couple sanction / mise en oeuvre du système de règlement des différends, pour les conflits liés aux préférences collectives. L'idée même de la compensation est parfaitement compatible avec l'esprit de l'OMC, qui vise plus à l'équilibre des concessions qu'au libre-échange en tant que tel et elle est déjà envisagée dans les accords actuels. Plus fondamentalement, elle correspond à une exigence de responsabilité et d’équité internationale : nous devons être conscient que, dans un système ouvert, certains choix domestiques peuvent s’avérer coûteux pour nos partenaires. Il en résulte deux impératifs : d’une part, celui de rechercher les mesures, pour traduire ces choix dans les faits, qui sont le moins perturbatrices possible pour nos partenaires ; d’autre part, celui d’assumer les coûts externes de ces mesures.

Cette exigence d’équité est naturellement d’autant plus forte que les parties touchées sont des pays pauvres. A l’opposé de la vision d’une OMC à deux vitesses où seuls les pays riches pourraient se « payer » des compensations, l’asymétrie bénéficierait ici aux pays pauvres : l’exigence éthique impose que la compensation soit d’autant plus forte qu’elle touche des pays pauvres.

3. Au-delà de la sphère commerciale ?

La recherche d'un socle de "préférences collectives collectives"
Plus fondamentalement, il faut porter le regard au-delà de l’OMC et réfléchir au type de contrat social qu’on veut établir à l’échelle de la planète. L’uniformisation des choix sociaux, à supposer qu’elle soit réalisable, n’est pas désirable, ni d’un point de vue politique, ni même d’un point de vue économique. Pour autant, la communauté internationale gagnerait à identifier un socle de préférences communes – de préférences collectives collectives – qui se traduiraient dans des normes qui s’imposent à tous. La plupart des difficultés rencontrées dans les conflits de préférences collectives tiennent en effet au caractère universel que les pays accordent à certains de leurs choix : ceux-là ne vaudraient pas seulement pour eux, mais également pour les autres. L’identification d’un socle de préférences communes, minimales, sur un nombre limité de sujets qui ont une forte dimension universaliste constitue donc une première réponse à ces difficultés. Il s’agit d’abord de traduire ces préférences universelles dans des normes aux ambitions limitées mais qui s’imposent à tous, puis de faire monter progressivement ce plancher normatif, au fur et à mesure du renforcement de la prise de conscience commune.

Cette méthode, expérimentée en Europe, par exemple pour la réglementation du temps de travail, ne conduit pas à un nivellement par le bas : c’est une première étape qui permet d’atteindre une coexistence pacifiée des préférences collectives en élevant progressivement le seuil d’attente. L’effet de cliquet qu’une telle norme engendre offre la garantie qu’il n’y aura pas de régression, et le mouvement ascendant demeure possible.

Les domaines sont nombreux où il semble nécessaire de s’accorder de la sorte sur un socle de valeurs minimales. Dans le domaine pénal, c’est le sens de l’établissement de la Cour pénale internationale, intervenu en dépit de la coexistence de traditions politiques et juridiques très différentes et malgré certaines « absences » notables. Dans certains cas, il n’est pas possible de préserver des préférences collectives nationales sans trouver un accord sur une "préférence collective collective" : c’est le cas, par exemple, de l'éthique des sciences de la vie et de la santé et de leurs applications technologiques et médicales, qui appellerait, sous peine de nullité, un "nouveau contrat social mondial"[4]. Il en est alors des préférences collectives comme de la mondialisation du droit : l'émergence d'un droit supranational devient peu à peu nécessaire au-delà de la systématisation du droit comparé. De la même manière, l’émergence de "préférences collectives collectives" devient nécessaire au-delà de la simple confrontation systématique des préférences collectives.

Au-delà, la question est de savoir comment ces différentes normes peuvent être conciliées en cas de conflit. Ceci nécessite un arbitrage politique plus ambitieux encore qui amène à quitter le champ de la gouvernance par les normes pour entrer dans celui du gouvernement par les choix : décider comment concilier deux normes, c’est se placer au cœur du choix politique. La chose est particulièrement difficile en l’absence de gouvernement mondial.

Des avancées sont pourtant possibles, comme le montrent les résultats obtenus pour l’accès des pays en développement aux médicaments protégés par des brevets, qui mettait en balance deux impératifs aussi fondamentaux que l’urgence sanitaire et la protection de la propriété intellectuelle, essentielle au financement de la recherche future.

L'importance de l'échelon régional

Les ensembles régionaux peuvent constituer un espace plus à même de permettre de concilier les préférences collectives et de limiter les effets déstabilisateurs de l’ouverture. Parce qu’ils partagent un espace qui a scellé leur histoire, parce qu’ils ont en commun nombre d’éléments de culture politique, de caractéristiques économiques, de traits démographiques, les pays d’une même région peuvent espérer procéder plus aisément à des rapprochements qui engagent leurs politiques et leurs souverainetés.

Les constructions régionales constituent dès lors autant de matériaux réutilisables sur la scène mondiale : elles constituent un premier lieu de synthèse et d’articulation des préférences collectives. Elles jouent ainsi à la fois un rôle éducateur (apprentissage des contraintes que suppose une conciliation des préférences collectives), précurseur (effet de démonstration), émulateur (concurrence régional/global) et organisateur (rationalisation du nombre de circonscriptions) pour le niveau global.

En sens inverse, la conciliation des préférences collectives au sein des accords régionaux constitue probablement la meilleure justification de leur existence, car elle permet de s’attaquer aux noyaux durs sur lesquels achoppe les négociations multilatérales : la « profondeur » des accords régionaux modifie ainsi l’analyse classique - en termes de création et de diversion de commerce - des accords de libre-échange.

Conclusion

La question des préférences collectives est au cœur de la régulation de la mondialisation (encadrer l’ouverture par des règles, limiter ses effets déstabilisateurs et maximiser ses bénéfices) et de la gouvernance globale (comment articuler les choix collectifs ? pourquoi et comment faire émerger des préférences collectives collectives ?).

Par sa relative nouveauté et par les difficultés conceptuelles qu'elle soulève, elle court le risque de susciter de multiples incompréhensions et de se heurter à une alliance des contraires : les libéraux risquent d'y voir une porte ouverte au développement de barrières arbitraires ; les pays du Sud, une forme déguisée de protectionnisme et d’eurocentrisme ; les environnementalistes et les défenseurs de droits de l'homme, un statu quo inacceptable, synonyme d'absence de pression sur ceux qui violent les normes sociales ou dégradent l'environnement...

Les propositions étudiées ci-dessus sont d'autant plus susceptibles de susciter le débat qu'elles conjuguent des éléments perçus comme antinomiques : la promotion de l'ouverture et de l'intégration internationale, d'un côté, tant que les choix sociaux ne sont pas en cause ; mais en même temps, une réflexion sur les limites à fixer à l'intégration internationale, pour préserver la légitimité et la diversité des choix sociaux.

Elles ne sont pas synonymes de repli sur soi : la promotion d'un système de gouvernance ajusté aux préférences collectives vise à tirer parti de l'ouverture tout en veillant à ce que celle-ci ne remette pas en cause des choix dont elle serait incapable de compenser la perte.

Toutefois, si la conservation d'une autonomie réglementaire est impérieuse, elle doit s’accompagner d’un principe de minimisation des effets externes des mesures adoptées et, le cas échéant, d’une forme de compensation. Au delà, l'ouverture elle-même doit permettre d'enrichir les conditions de formulation des choix collectifs, par une confrontation des préférences collectives et par la création de règles communes.

Au bout du compte, cette réflexion, initiée de manière plutôt défensive, en réaction aux difficultés soulevées par l’ouverture, jette les bases d’une attitude plus constructive en nous amenant à penser le monde comme unité sociale et non plus seulement comme marché.

Quelques clarifications finales...

Il ne s’agit pas, pour l’Europe, de revenir sur ses engagements internationaux ni évidemment d’affirmer une supériorité absolue des préférences collectives sur les engagements internationaux. Il s’agit de s’assurer que les engagements internationaux apportent tout ce qu’ils doivent nous apporter (dans le cas de l’OMC, pas de restriction protectionniste ou inutilement restrictive au commerce) sans remettre en cause des choix sociaux légitimes.
Le multilatéralisme est une préférence collective européenne qui s’est traduite par un engagement constant en faveur du système commercial multilatéral.

Il ne s’agit pas de déterminer des préférences collectives qui n’existeraient pas mais de prendre les choses comme elles sont : toutes les collectivités effectuent des choix collectifs, sur de nombreux sujets, qu’il s’agisse de la peine de mort, de l’existence d’un salaire minimum et de son niveau, de l’attitude à avoir par rapport aux drogues, etc. L’étendue de ces choix collectifs est plus ou moins grande selon les cas, et laisse plus ou moins de place aux choix individuels. Il ne s’agit pas de revenir là-dessus, mais de tirer les conséquences de l’existence de ces choix sur les interactions entre collectivités au niveau international et de les articuler au mieux.
La réflexion sur les préférences collectives n’est pas une condition à la poursuite des négociations à l’OMC. L’une comme l’autre sont essentielles, mais elles doivent être menés parallèlement. Elles ne s’inscrivent pas dans le temps de la même manière : la réflexion sur les préférences collectives vise a reconsidérer la manière de penser la politique commerciale pour répondre aux inquiétudes suscitées par l’ouverture, limiter ses effets déstabilisateurs, et finalement servir ceux qui mèneront la politique commerciale dans dix ans.

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[1] Elles ne sont en effet pas insensibles aux contraintes de revenu : l’arbitrage entre augmentation de la richesse et protection de l’environnement, ou entre augmentation de la richesse et des inégalités n’est pas le même selon le niveau de revenu de départ.

[2] Tous les Européens ne sont évidemment pas contre la peine de mort, pas plus que tous les Américains ne sont en sa faveur. Mais, dans un cas comme dans l’autre, l’acceptation et l’usage de la peine de mort ont fait l’objet d’un choix collectif, qui engage les systèmes judiciaires des uns et des autres « comme si » ils étaient tous unanimes derrière ce choix collectif.

[3] Jusqu’à un certain point cependant : privilégier les voies d’intégration les plus faciles, en évitant les sujets les plus difficiles, finit par générer une structure déséquilibrée si l’énergie politique vient à manquer (cf. l’expérience du marché unique sans Europe sociale).

[4] Collectif, “Pour un comité mondial d’éthique”, Le Monde, 29 janvier 2003.