Pour un très grand nombre d’orateurs, aussi prestigieux soient-ils, globalisation et mondialisation, cela reste la même chose, et il n’est pas rare que les deux termes soient utilisés comme de simples équivalents d’une phrase à l’autre au sein d’un même discours ou article. Mondialisation et globalisation : deux concepts pour un seul processus, deux façons de désigner un unique phénomène – c’est encore aujourd’hui l’usage et l’entendement majoritaires. Mais, le regrettant, je m’empresse d’ajouter que cet état des lieux n’est nullement figé, et que " le parti de la différence " ne cesse de progresser aux dépens du " parti de l’indifférenciation ". En effet, ceux qui distinguent mondialisation et globalisation sont de plus en plus nombreux, dans tous les pays, à savoir des professionnels de tous horizons et disciplines qui ne se contentent pas d’évoquer cette distinction, mais qui contribuent à produire au jour par leur discours même les différences qu’induisent chacune de ces expressions. Des orateurs qui prouvent par leur travail de ces concepts que les différences qu’ils entretiennent ne sont pas superficielles, " cosmétiques ", anecdotiques, qu’elles ne se réduisent pas à l’énième épisode d’une rivalité linguistique bien connue (celle entre le français et l’anglais international !), mais qu’elles correspondent, au contraire, à plusieurs lignes de fracture qu’il est simplement devenu impossible d’ignorer. C’est-à-dire qu’il apparaît désormais inacceptable, compte tenu de l’importance et des enjeux du débat en question (sur les mutations du monde actuel et son avenir), de prétendre qu’il n’y aurait que de l’Un là où il est avéré qu’il y a bien du Multiple. Ainsi, mondialisierung – strict équivalent de notre latine mondialisation – est-il devenu un concept qui, bien qu’encore relativement peu diffusé, a acquis une dignité propre dans la langue allemande en à peine trois à cinq ans, au point de figurer désormais dans de nombreux colloques, articles scientifiques et essais comme un objet philosophique, sociologique et anthropologique acceptable, y compris et en particulier lorsqu’il s’agit de s’interroger sur les domaines respectifs du couple mondialisierung / globalisierung – une distinction inouïe voici une décennie.
1. Penser la diversité culturelle
2. La question de la différence : A la recherche du monde perdu
3. La différence en question : Le Monde retrouvé
4. Culture, globalisation et mondialisation
5. Economie de la matrice, cosmopolitique de la diversité
6. Propositions
“ La symphonie est à l’unisson ce que le rythme est au pas cadencé. ” Aristote
1. Penser la diversité culturelle
Je débuterai par cette remarque conventionnelle que plus le degré de généralité de l’objet que l’on se propose de discuter est élevé, plus son " évidence " supposée éloigne de l’appropriation souhaitable, et, par conséquent, de la saisie qui est en jeu. C’est naturellement le cas avec " monde " et " globe ", objets estimés bien connus, et ça l’est également avec " mondialisation " et " globalisation ", objets lancinants de toutes les discussions contemporaines. Car, si chaque citoyen est convié au vaste débat qui invite à prendre parti sur de tels phénomènes, à se prononcer sur leur caractère positif ou négatif, à en évaluer les effets actuels ou futurs sur les conditions de vie de l’Humanité, qui ose encore demander ce que signifient vraiment ces concepts ? Bien peu, en vérité, sont ceux qui interrogent le sens de ces deux concepts de " mondialisation " et de " globalisation " – comme s’ils ne contenaient rien de problématique, comme si chacun les entendait sans discussion possible, comme s’il était inutile de douter de leur pertinence. Et encore moins nombreux semblent être ceux qui ressentent la nécessité de redéfinir ce que désigne aujourd’hui " globe " et ce que veut dire " monde " au cœur des concepts de globalisation et de mondialisation. En ce sens, il faut d’abord saluer la démarche de nos hôtes, nous proposant à juste titre de faire " retour-amont " (comme disait le poète René Char) vers ces concepts, afin de ressaisir la question de " la diversité culturelle " dans sa spécificité actuelle, et, précisément, dans l’horizon nouveau de ce que l’on nomme mondialisation et globalisation. Il faut également noter que le simple fait de les associer ainsi – par la conjonction de coordination et – constitue par soi-même une invitation à la pensée qui n’a rien d’anodin, car l’entendement majoritaire est plutôt centré sur le ou exclusif (" Faut-il parler de mondialisation ou de globalisation ? ") que sur cet et qui contraint à affronter l’idée d’une possible simultanéité (l’idée que mondialisation et globalisation puissent " coexister ", voire s’opposer et même entrer en conflit ?) – une idée qui apparaît, de fait, aussi peu évidente qu’elle est problématique.
L’enjeu de cette affaire ne vous aura pas échappé : il est, a minima, de restituer à la question de " la diversité culturelle ", sinon des fondements théoriques partageables au-delà des clivages politiques et nationaux ordinaires, tout au moins un cadre d’élaboration qui l’éloigne de tout reproche de facticité. En effet, cette question apparaît trop souvent comme un simple slogan de substitution à celui de " l’exception culturelle ", dont chacun sait, en Amérique Latine mieux qu’ailleurs, à quel point il n’a pas su convaincre de sa pertinence. Le risque est clair, en effet, que la diversité ne soit perçue que comme un impératif moral de plus : l’impératif de préserver la multiplicité des cultures, parce que cela serait " bien ", et parce que les négliger, voire les écraser, serait " mal "… Et il faut l’affirmer sans détour : si " la diversité culturelle " se réduisait à une telle posture défensive et moralisante, non seulement elle ne mériterait pas d’être défendue, mais encore ses jours seraient comptés. En revanche, il reste bien à penser à son propos les liens controversés entre mondialisation et globalisation. Il reste à penser les liens complexes qu’entretiennent " diversité " et " monde ". Il reste, enfin, à penser la diversité en elle-même et pour elle-même, par-delà le caractère incantatoire de son argument et de son leitmotiv. Une tâche qui, une fois accomplie, permettrait de représenter aux yeux de tous les citoyens, non pas tant pourquoi la diversité culturelle est bonne et l’absence de diversité mauvaise, mais plutôt pourquoi la diversité culturelle est indispensable à l’existence et à la pérennisation de mondes qui soient effectivement des mondes. C’est-à-dire des mondes dans lesquels vivent politiquement des hommes qui se révèlent des hommes authentiques, qui en aient la dignité, les attributs et la reconnaissance légitimes.
2. La question de la différence : A la recherche du monde perdu
Tout d’abord, je noterai que la distinction entre mondialisation et globalisation, si elle est probablement partagée par notre assemblée d’aujourd’hui – ne serait-ce que sur la base du programme tracé par nos hôtes – cette distinction est loin d’aller de soi, en particulier dans les médias, dans le débat politique international, et même dans le débat académique, quelles que soient les disciplines concernées (de la philosophie au droit, et de l’économie à la science politique).
A cet égard, il faut ici rendre aux langues ce qui leur est dû : une évolution notable quant à la diffusion et à l’usage des concepts en jeu, et ce depuis une décennie environ – c’est-à-dire depuis que l’on s’est mis à s’intéresser de manière de plus en plus assidue à " la globalisation " et à " la mondialisation ". Les langues, c’est-à-dire ? " Les langues imparfaites en cela que plusieurs ", comme l’écrivait ironiquement Mallarmé, ce qui résonne cruellement sur un continent qui recèle encore un patrimoine d’environ mille langues, pour la plupart amérindiennes, tandis que cinq seulement sont langues officielles – une forme de globalisation dont on connaît le prix et les conséquences. Cette parenthèse pour dire que je ne m’intéresserai précisément ici qu’à cinq ou six parmi toutes ces langues qui ont à rendre raison de la mondialisation et de la globalisation – mon enquête sur le sujet étant loin d’être achevée. Donc un mot du rapport qu’entretiennent avec ces concepts le français, l’espagnol, le portugais, l’italien, l’allemand et l’anglais.
Le français, pour sa part, entend d’assez longue date (depuis un demi-siècle pour " mondialisation ", plus récemment pour " globalisation ") les deux concepts, dont on peut dire qu’ils occupent une place à peu près équivalente (en volume) dans les discussions et les écrits concernant les sujets qui nous occupent. La prépondérance du terme mondialisation est toutefois assez nette, et elle a tendance à s’affirmer depuis quelques années, ce que j’attribue au fait que de plus en plus de francophones ont fait leur cette conviction que le terme " mondialisation " pouvait effectivement signifier autre chose que l’anglais " globalisation " ou l’américain " globalization " (un concept dont beaucoup pensent encore que " mondialisation " ne fait que le traduire). Cette coexistence pas toujours pacifique recouvre cependant des acceptions très éloignées, que l’on peut situer sur un curseur entre deux extrêmes : d’un côté, l’indifférenciation absolue, déjà signalée ; d’un autre côté, une opposition radicale entre deux phénomènes supposés très différents. Entre les deux, tout un éventail de positions qui assignent des places variables aux deux concepts, positions en général issues d’un jugement moral tel que celui-ci, répandu dans les milieux politiques : " La mondialisation, oui ; la globalisation, non ! ". Et, d’une manière générale, on peut souligner en français une assez faible rigueur dans l’usage respectif des deux vocables, qui génère un effet de confusion assez dommageable aussi bien pour les analystes des phénomènes concernés que pour ceux qui les écoutent ou les lisent.
On retrouve un clivage comparable dans ces trois autres langues latines que sont l’espagnol, le portugais et l’italien. Dans chacune d’entre elles, mondialisation et globalisation coexistent (mundialización et globalización ; mundializaçao et globalizaçao ; mondializzazione et globalizzazione) et connaissent une fréquence d’usage élevée, sinon ancienne. Dans l’abondante littérature qui les concerne dans ces langues, on repère un usage parfois bien différencié, mais aussi, comme en français, une confusion fréquente du sens des deux concepts, comme s’ils ne faisaient qu’un. Enfin, il faut souligner – à la différence du français – une claire prépondérance de " globalisation " – mais une domination en légère régression depuis deux ou trois ans, probablement sous la pression des mouvements sociaux, des ONG et des intellectuels, qui ont contribué à vulgariser la différenciation mondialisation / globalisation auprès d’un large public de non-spécialistes.
En revanche, la donne est bien sûr très différente dans les langues anglo-saxonnes : en anglais, qu’il soit " de Grande-Bretagne " (globalisation) ou " américain " (globalization), ainsi qu’en allemand, avec ses variantes autrichienne et suisse.
En anglais comme en allemand, la racine " mondial " ou " mundial " n’existe pas… si ce n’est pour désigner un célèbre événement footballistique ! Et il n’y a pas de construction équivalente qui ait été formée à partir des mots " world " et " welt ". Subsiste ainsi seulement le " global " face à l’" international " (qui n’a pas une acception différente du nôtre) – un global qui a produit d’un côté globalisation / globalization, d’un autre côté globalisierung. Ces vocables ont ainsi longtemps bénéficié d’un monopole, qui n’est bien sûr pas sans rapport avec le phénomène concerné (la globalisation ne débute-t-elle pas avec la globalisation linguistique ?) et qui évinçait de la scène la " mondialisation " des langues latines, avec sa subtilité ! Et pourtant ! la belle totalité harmonique des langues anglo-saxonnes sur le sujet le plus " englobant " par nature, cette totalité s’est fissurée depuis quelques années, avec l’apparition de néologismes et leur usage de plus en plus développé.
Ainsi mundialization, qui existait déjà en anglo-américain depuis le début des années 70 avec une acception spécifique (d’ailleurs non sans lien), est-il aussi devenu récemment un concept utilisé (certes modestement, mais tout de même) par des chercheurs, des intellectuels, des acteurs politiques et sociaux, dans un sens qui est bien celui de mondialisation, et qui permet d’introduire dans la langue dominante tout un registre permettant de redynamiser la lecture de globalization, de réévaluer cette lecture grâce à des nuances jusque là inouïes – bref, de penser l’autre de la globalization sous l’espèce de la mundialization, vraie aventure !
Enfin, je rappellerai pour mémoire que dans beaucoup de langues orientales, telles que le japonais, par exemple, non seulement la distinction entre mondialisation et globalisation est, à quelques exceptions près (universitaires, artistiques, politiques) inaccessible, mais la distinction même entre mondialisation ou globalisation, d’une part, et " internationalisation ", d’autre part, est aussi rarement perçue, restant de fait très délicate à entendre.
Ce trop long et bref détour linguistique a des ambitions limitées, mais aussi quelques vertus, que je résumerai ainsi:
J’ajouterai que là où l’on aurait pu imaginer mort (ou tout au moins moribond) le concept de " monde ", comme s’il n’avait plus rien à révéler et à proposer, ce concept connaît, au contraire, un retour en force qui désigne assez clairement l’insuffisance des autres concepts censés rendre raison des processus de globalisation, d’intégration, de fusion internationales.
3. La différence en question : Le Monde retrouvé
Il y aurait bien des façons normatives de poser la différence entre globalisation et mondialisation. J’adopterai une voie qui ne me paraît pas " meilleure ", mais seulement très éclairante. Elle consiste à partir de quelques définitions comparées que j’ai obtenues de mes étudiants en philosophie. Définitions dont j’ai le sentiment qu’elles nous " en disent plus long " sur notre sujet que ne le feraient celles de beaucoup d’experts au langage codifié.
Avant de vous en commenter des extraits, je précise que ces définitions ne viennent pas de nulle part, mais d’un cours à l’Université Paris 8 au sein duquel j’avais développé au préalable (1) la conception aristotélicienne du monde au sens politique, (2) telle qu’elle s’inscrit dans une réflexion d’abord sur l’organisation collective primitive qu’est le " foyer " (l’oikos, qui a donné son nom à l’ " économie " – oikonomia – , c’est-à-dire " loi du foyer ", " administration de la maisonnée "), puis sur le village (qui n’est plus le foyer, mais qui n’est pas encore la Cité) et, enfin, sur la Cité – la fameuse Polis, dont l’élément est le politikon (le politique), Cité réglée par une politeia, un régime, c’est-à-dire à la fois une forme de constitution (monarchique, oligarchique, démocratique, etc.) et le mode de gouvernement qui la met en œuvre.
Première contribution, donc, de Joseph (un des étudiants) :
" La globalisation est la tentative de rassembler toutes les communautés en un seul foyer par un système économique. Prise en ce sens, la globalisation ne peut être assimilée à la mondialisation. En effet, loin d’instaurer un monde commun, elle détruit le monde en le transformant en un foyer de l’oikonomia délié de toute politique. "
Ce qui me paraît intéressant ici, c’est l’idée que la globalisation dans sa forme actuelle serait au fond une formidable involution, une régression, le retour vers un stade pré-politique de relations seulement " économiques ". Il y aurait ainsi, d’un côté , la globalisation comme processus de rassemblement par l’économie de tous en un seul foyer ; d’un autre côté, la possibilité de forger un " monde commun " par une mondialisation proprement politique.
Cette définition est précisée à son tour par Benoît :
" La globalisation économique se situe dans la sphère du besoin et de la réponse au besoin : cette sphère est " la vie " au sens le plus basique du terme, une vie comme subsistance, comme survie. Cette globalisation est donc la réduction de cette " vie " à son cadre le plus restreint et le plus éloigné de toute existence politique, de toute création d’un monde commun. "
Benoît qualifie ainsi d’une autre façon l’involution dont il est question : un retour à la pure satisfaction des besoins, à la subsistance, voire à la survie, qui caractérisent une globalisation économique très souvent " féroce ", sinon " sauvage ", pour ceux qui s’efforcent d’y maintenir leur emploi, le niveau de vie de leur famille, leur intégrité, leur dignité... Le " global ", ce serait ainsi, paradoxalement, non pas un " au-delà " des frontières qui reconstituerait une nouvelle " fraternité " (le fameux " village global ") mais au contraire un " en-deçà " du " monde commun ", et même : un en-deçà du politique. En bref, une réduction de l’homme à la sphère des besoins de l’oikos primitif.
Ce que Richard vient compléter à son tour ainsi :
" La globalisation offre une lecture du monde consommatoire qui inscrit le monde dans un rapport direct avec la gestion d’une maisonnée (…) La mondialisation offre une lecture du monde où la politique serait le moteur de la pensée du monde. "
" Consommation " et " gestion " surgissent de cette interprétation à la fois comme moyens et comme fin d’une globalisation qui n’aurait pas d’autre ressort. Consommer et gérer ; et consommer encore ; et encore gérer… La globalisation, ce serait cette immédiateté-là : celle d’un prétendu " village " (même plus une Cité) qui se réduirait de fait à une simple " maisonnée " - au foyer des temps archaïques. A l’opposé, ou plutôt : bien ailleurs, se tiendrait " la pensée du monde ", rendue possible seulement par cette distanciation et cette mise en perspective qui sont le propre du politique.
Ce que Reine vient également à définir d’une autre façon :
" La globalisation a pour but de transformer le comportement financier, culturel et économique des hommes et de les rendre identiques (…) Au contraire, le monde de la mondialisation regroupe l’ensemble des communautés de la terre sans toutefois altérer leur comportement culturel. C’est cette diversité même des hommes qui constitue le Monde. "
Par quoi l’on entendra que la globalisation est intrinsèquement un projet, et non pas un simple " fait ", voire le produit non-maîtrisé des nouvelles technologies. La globalisation globalise, " harmonise ", unifie, réduit jusqu’à " rendre identiques " ceux qui sont par nature différents. Ce que dit aussi Richard d’une autre manière : " La globalisation, qui lie des mondes par le seul processus de l’économie, a tendance à niveler la société multiple et plurielle en une société globale et unique. "
Au-delà du constat commun, Reine note que la globalisation ne s’intéresse pas seulement à la finance et à l’économie, mais aussi, en particulier : aux cultures – des cultures qu’elle désire " transformer ". A rebours, la mondialisation apparaît comme un processus tout à fait distinct qui n’" altèrerait " pas les comportements culturels et qui préserverait la " diversité même des hommes ".
Ayant posé ces définitions, qui tracent à mon sens de manière pertinente les champs respectifs des deux concepts en question, (3) je citerai encore une interrogation de Joseph, qui paraîtra bien sûr aussi vieille que la pensée du politique, mais une interrogation étrangement négligée sur la scène internationale actuelle, en particulier celle qui concerne la négociation des accords commerciaux continentaux ou multilatéraux et des " intégrations régionales " :
" Peut-on parler de monde sans politique ? Cela n’aurait pas de sens, car c’est le politique qui permet de sortir de l’oikos (le foyer), favorisant le déploiement d’un monde par le dépassement d’un foyer qui se réduit à de simples échanges entre les individus d’un même groupe. "
Enfin, je conclurai ce développement consacré à la différence à l’œuvre au présent entre globalisation et mondialisation par cette autre interrogation de Benoît, qui me paraît exemplaire, en ce qu’elle manifeste à la fois de maturité et d’optimisme de cette génération d’étudiants, trop souvent décriée pour la mollesse supposée de ses concepts et de son " engagement " :
" Peut-être la globalisation est-elle ce " plus long détour " qui, passant du politique à l’économique, nous ramènera finalement vers le politique, mais un politique réellement créateur d’un monde commun ?"
4. Culture, globalisation et mondialisation
Je vous propose maintenant de redéfinir d’une autre façon les rapports délicats (ou rudes !) entretenus par globalisation, mondialisation et culture – ce, afin d’éclairer la question centrale de la diversité. Pour cela, je débuterai par quelques considérations peu originales, mais qui permettent de baliser un champ aux limites complexes.
Tout d’abord, l’on peut repérer dans le champ culturel au sens large deux types de processus qui ont marqué les vingt dernières années et qui " travaillent " conjointement notre présent – qui le forment, l’informent et le transforment.
D’un côté, un processus que l’on peut effectivement nommer " globalisation ", et qui a certaines caractéristiques précises :
(4)
Mais aussi, corollaire de la concentration des acteurs déjà mentionnée :
Et enfin :
Je crois que c’est précisément en ce sens que l’on peut parler de " globalisation " dans le champ de la culture, un mouvement d’un impressionnant dynamisme capitalistique qui concerne l’ensemble des activités éditoriales (de l’écrit à l’image et au son), qui est porteur d’une " croissance sectorielle " apparente, mais qui se caractérise aussi clairement par une réduction de la diversité :
, avec la disparition accélérée des producteurs, éditeurs et diffuseurs " indépendants " ;
Une globalisation, qui ne cesse d’invoquer comme argument marketing " le métissage des cultures ", mais dont on voit qu’elle correspond bien à la définition de l’étudiant Richard : " La globalisation, qui lie des mondes par le seul processus de l’économie, a tendance à niveler la société multiple et plurielle en une société globale et unique. "
Par ailleurs, on peut repérer dans le même vaste champ de " la culture ", un autre processus, que l’on nommera " mondialisation ", qui concerne d’autres espaces et acteurs – processus pour partie bien antérieur au mouvement de globalisation des industries culturelles, et pour une autre partie (celle qui est dépendante des nouvelles technologies), simultanée.
Ce processus concerne, d’un côté, ces acteurs des industries culturelles désormais marginaux que sont précisément " les indépendants ", et, d’un autre côté, les acteurs publics et privés, institutionnels ou artisanaux, des secteurs non-industriels de la culture, à savoir, en particulier mais non-exhaustivement : une partie de la production et de la diffusion d’expositions artistiques et de concerts, la danse, le théâtre, l’opéra, le cirque, les arts de la rue, et toutes les formes nouvelles et anciennes de cultures qui sont données à voir, à lire et à entendre à un public toujours plus vaste et ignorant (lui aussi) les frontières historiques.
Et, bien sûr, les caractéristiques de cette mondialisation culturelle sont très différentes de celles de la globalisation précédemment évoquée, à savoir :
Cette mondialisation, qui recouvre aussi bien la coproduction de films sud-américains, asiatiques, africains avec des indépendants européens, que le travail multilatéral de petits " labels " de musique dans les Caraïbes ou en Afrique centrale, que les coéditions internationales de livres d’art à la rentabilité improbable, et bien d’autres " aventures " culturelles analogues ou non, se distingue bien sûr de la globalisation industrielle par des critères qui n’obéissent pas à la même hiérarchie. Pour la globalisation industrielle, c’est la profitabilité immédiate et la capitalisation envisageable (" l’effet de portefeuille ") qui sont dominants et même exclusifs – ou, en tout cas : discriminants. Pour la mondialisation non-industrielle, c’est la qualité intrinsèque des œuvres produites et diffusées qui est le critère dominant, avec ses corollaires que sont, d’un côté, la diversité des traditions, des thèmes et des genres, et, d’un autre côté, l’apport au patrimoine collectif que représente leur diffusion.
5. Economie de la matrice, cosmopolitique de la diversité :
Au terme de cette rapide investigation, il faut descendre une fois encore du Royaume des rêves pour retrouver le sol bien réel qui est notre terrain d’action quotidien.
Quel que soit le sentiment que l’on porte sur elle, la globalisation, c’est d’abord et avant tout la loi de l’économie qui s’impose (ou tente de s’imposer) à toutes les autres activités, sans distinction de frontières, de nature et de " qualité ". C’est la consécration du primat de l’économique – un primat absolu, sans partage, et qui ne se conçoit, du point de vue de l’économie, que sous la forme d’une domination, que celle-ci prenne une figure " aimable " ou brutale. En ce sens, il me paraît inutile d’entretenir la moindre illusion sur le fait que ce processus puisse contribuer, sans contrainte extérieure, à préserver, encourager et développer la diversité – que cette diversité soit sociale, éducative ou culturelle. En fait, l’économie globalisante n’a à proposer qu’un modèle à la culture et à l’éducation : celui de leur industrialisation, dont les principes et les modes de fonctionnement sont comparables, sinon identiques, quels que soient les secteurs concernés (l’université, l’enseignement professionnel, le cinéma, les musées, le livre, les spectacles vivants, la musique, etc.). Cette économie n’a à proposer à la culture et à l’éducation que ce qu’elle nomme " bonne gestion ", et qui n’est en réalité que la bonne gestion des intérêts qu’elle défend – la gestion " optimisée " (d’un point de vue quantitatif et financier) des investissements dont elle assume la charge, " en bon père de famille ", en chef de cet oikos qu’est redevenu " le globe ", dont tout dépend, auquel tout doit revenir et dont la loi est oikonomia.
Ce que la globalisation a à proposer à la culture, en définitive, ce n’est pas autre chose qu’une matrice, dans les différentes acceptions de matrice. D’abord, dans le sens technique : cette matrice qui permet de mouler un million de disques, plutôt que mille – car, quelle vertu pourrait-il bien y avoir, d’un point de vue économique, à produire et diffuser mille disques à mille exemplaires chacun (le travail de fourmi des " indépendants ") plutôt qu’un seul titre à un million d’exemplaires (le savoir-faire des " majors ") ? Ensuite, matrice au sens originaire qui désigne la mère et l’organe où a lieu la conception : car la globalisation ambitionne d’être la mère de tous les " bons projets " susceptibles de devenir des " produits performants ": elle veut les concevoir, les porter et les élever jusqu’à en tirer tous les fruits. Mais c’est une mère immorale : elle ne veut enfanter que de produits à la réussite assurée et très rentables – elle sélectionne sa progéniture... C’est une mère possessive et intéressée : elle ne partage pas et réclame que ses " enfants " l’entretiennent dans l’abondance.
Si donc, des responsables politiques, culturels ou éducatifs doivent " prendre en compte " la globalisation (ce qui paraît indispensable), ils ne doivent pourtant nourrir aucune illusion sur ce qu’elle peut " apporter " aux activités dont ils ont la charge. Elle ne peut apporter, en vérité, que de la gestion, et une gestion, comme on dit en finance privée, " pour compte de tiers " - le tiers en question n’étant ni le citoyen, ni l’Etat, ni l’intérêt général. Plus loin, on est fondé à s’interroger sur la nature même de cette " contribution " de la globalisation : sur le fait de savoir si un " produit " industrialisé à l’échelle globale (film, disque, livre…) peut, en quelque façon, être encore nommé " culturel ". S’il ne faut pas aller jusqu’à déqualifier, puis requalifier ces " produits culturels " qui ont envahi notre quotidien (avec tous leurs " produits dérivés ", y compris alimentaires) en quelque chose d’autre qui n’a plus de lien avec " la culture ". Quelque chose qui n’est, pour jouer une énième fois avec Clausewitz, que la continuation des rapports économiques par d’autres arguments de vente et sur d’autres supports (la distribution de " contenus " cinématographiques, télévisuels ou Internet, plutôt que la distribution d’eau ou le traitement des déchets, comme l’illustre emblématiquement la transformation du groupe Générale des Eaux en Vivendi après rachat de Canal + et d’Universal).
En revanche, on peut repérer un effet paradoxal de la globalisation, qui est de provoquer indirectement une somme considérable de formes culturelles réactives au processus d’intégration et d’unification qu’elle représente (arts populaires, arts des minorités, arts des résistances politiques, par exemple, comme ceux des Indiens du Chiapas). Le bilan de la globalisation se trouve ainsi être lui aussi paradoxal : généralement destructeur de diversité, il en est aussi un " producteur " inattendu, en raison de toutes les oppositions et alternatives qu’il engendre dans son sillage.
Voilà ce que je nomme " économie de la matrice ", soit une économie dont il est vain d’attendre autre chose que ce qui lui procure son mouvement même : " l’optimisation " strictement financière de toute activité dont elle s’empare. Vouloir modifier cette donne-là sur son terrain, ce serait encore rêve. Imaginer que l’on pourrait changer le cours de l’économie globalisante tout en acceptant ses principes et ses règles ne serait que naïveté. C’est pourquoi j’invite à changer complètement de perspective et à revenir sur un terrain bien différent, qui n’est autre que celui du politique – et qui est, précisément, celui des mondialisations.
Pour qu’il y ait un monde, et que ce monde soit " commun ", il faut, effectivement, qu’il y ait politique – sans quoi, il n’y a que foyers, villages, cités autarciques, indifférents, et même hostiles à " l’étranger " sous toutes ses figures. Pour qu’il y ait ce qui peut être nommé " la culture ", il faut d’abord qu’il y ait un monde, dans lequel viennent prendre sens tout un ensemble de cultures locales (d’arts, de coutumes, de traditions) que le politique révèle comme cultures au regard du monde commun. Mais pour que cette culture d’un monde prenne elle-même son véritable sens, pour qu’elle acquière cette dignité, il faut aussi qu’existent d’autres " mondes " auxquels elle soit en mesure de se confronter, mondes pluriels qu’il s’agit de découvrir, de connaître, et dont il faut s’enrichir sans les détruire. Pour qu’il y ait vraiment " culture ", et que cette culture soit à même de s’enrichir et de se pérenniser, il faut enfin que " la diversité culturelle " soit vécue et expérimentée dans toutes ses dimensions – historiques, géographiques, sociologiques, sectorielles.
Or il me semble que, parallèlement à la globalisation industrielle et financière en cours, un tel mouvement de mondialisation des cultures est également à l’œuvre, dont les caractéristiques et les résultats sont plus que différents : car ils sont, pour ainsi dire, inverses.
La mondialisation des cultures, c’est la découverte des cinémas colombien, taïwanais ou iranien par des publics européens, et leur succès d’audience. La mondialisation des cultures, c’est la possibilité de lire sur Internet le jour même de leur publication en version papier les quotidiens Clarin, La Nación, O Estado de Sao Paulo ou Le Devoir de Montréal, que l’on se trouve à Dakar, à Bombay ou à Helsinki. La mondialisation des cultures, c’est, malgré l’issue du procès Napster et malgré l’offensive juridico-politique des " majors ", la possibilité d’échanger gratuitement sous forme de fichiers MP3 des morceaux de musique de toutes provenances, qu’ils soient déjà édités officiellement ou non. La mondialisation des cultures, ce sont des expositions au Parc de La Villette à Paris sur la jeune génération présente d’artistes chinois inconnus hors de leur pays ou sur Les Arts de vivre au Mali (arts de vivre qui nous parlent des nôtres – ce à quoi peut aussi servir "la mondialisation" : à mettre en perspective). La mondialisation des cultures, c’est une infinité d’autres processus de ce type en cours, qui ont en commun les désirs de découverte, d’échange et de partage., et qui ne se subordonnent ni aux lois de l’économie chrématistique (5), ni à la domination de groupes d’intérêts capitalistiques.
Le fer de lance de cette mondialisation, c’est la diversité, sans laquelle elle serait dénuée de sens, et qui seule peut la porter en avant de manière acceptable pour l’Humanité. Comme la globalisation, qui en est bien un, la diversité culturelle doit donc devenir un projet, et un projet résolument cosmopolitique. Je vous propose de redéfinir ensemble ici les règles de ce projet, que je nomme " cosmopolitique de la diversité ".
Notes :
(1) Aristote, Politiques, Livre 1, Chapitre 2 (1252b et sqq.) et Livre 3, Chapitre 9 (1280a et sqq.) - traduction P. Pellegrin, GF, Paris, 1993
(2) Douailler, Stéphane, L’idée de pensée " Monde ", www.mondialisations.org, Rubrique Dictionnaire/Etudes
(3) Tassin, Etienne, Globalisation ou mondialisation ? www.mondialisations.org, Rubrique Dictionnaire/Etudes
(4) Montiel, Edgar et Dobrée, Patricio, El Nuevo continente imagológico, Contribución Unesco, Santiago, Abril 2001, repris sur www.mondialisations.org, Rubrique Dictionnaire/Etudes
(5) Aristote, Politiques, Livre 1, Chap.8-9 (trad. P. Pellegrin, GF, Paris, 1993)
6. Propositions:
« La diversité culturelle » n’est encore qu’un slogan. Elle doit devenir une politique.
D’une part, l’UNESCO ne peut bien sûr assumer seule ni la responsabilité de tous les défis aujourd’hui adressés à la culture et à l’éducation au niveau « global », régional et national, ni la prise en charge de toutes les solutions envisageables, en particulier les questions qui seront discutées dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce, voire dans d’autres instances multilatérales décisionnaires (que ce soit sur un plan politique, économique ou juridique). Mais, d’autre part, forte des missions qui sont les siennes depuis plus d’un demi-siècle dans les domaines de l’éducation, de la culture et des sciences, et dans un contexte où ces domaines sont aujourd’hui bouleversés par des problématiques clairement liées les unes aux autres (bioéthique du vivant ; propriété intellectuelle des vaccins et des œuvres d’art ; mouvement transnational de privatisation de l’éducation ; menaces multiformes sur la diversité linguistique), l’UNESCO pourrait, mieux que toute autre instance, susciter et porter un débat au fond sur « la diversité culturelle », son histoire, sa géographie, son économie, ses enjeux, et les moyens concrets de la préserver, d’un côté, de la promouvoir, d’un autre côté.
Dans la perspective de ce débat qui pourrait être organisé par l’UNESCO, voici dix propositions que je soumets, n’engageant que moi-même à ce stade.
Proposition n°1 - Education :
La diversité culturelle est d’abord affaire d’éducation. Car sans « éducation au monde », comment concevoir le sens et le contenu de la diversité ? C’est pourquoi elle doit devenir, dans tous les pays membres de l’UNESCO, l’objet d’un enseignement spécifique prodigué conjointement par les professeurs de philosophie, d’histoire, de littérature et de beaux-arts, au moins dans les classes de dernière année du second cycle d’études (classes de Terminale en France). Cet enseignement, d’une durée qui pourrait être de seize heures au total (soit 4 heures pour chacune des 4 disciplines concernées), visera à expliciter le concept de diversité culturelle, à rappeler ses fondements, à en fournir des illustrations dans l’histoire nationale et internationale, enfin, à en faire mesurer l’importance par les lycéens via l’étude de cas concrets issus de l’actualité.
Proposition n°2 – Formation :
Afin de ne pas être réduite à un slogan et de contribuer effectivement à la “ mondialisation des cultures ”, la diversité culturelle ne peut être seulement objet de débat : elle doit aussi devenir l’objet d’une compétence et d’une formation professionnelles spécifiques. Ce sont de véritables pédagogues de la diversité culturelle qui sont aujourd’hui nécessaires pour la transmettre et la pérenniser. Dans cette perspective, les pays concernés encourageront, par une dotation financière ad hoc, la mise en place par leurs ministères en charge de l’Education et de la Culture d’un diplôme universitaire spécialisé, dont l’objectif pourrait être ainsi résumé : “ Former à la prise en compte, à la connaissance, à la préservation et à la promotion de la diversité culturelle ”.
Proposition n° 3 - Langues :
La prise de conscience de la diversité culturelle débutant avec la reconnaissance de la multiplicité des langues qui permettent de la mesurer et de l’incarner, les Etats membres de l’UNESCO seront invités à signer et à mettre en œuvre une Charte de la diversité linguistique par laquelle, entre autres dispositions, ils s’engageront: