Entretien avec Walter Schwimmer, Secrétaire Général, à l'occasion de la Journée européenne des langues (26 septembre)
Question : Le Conseil de l'Europe encourage la diversité des langues, qu'il considère comme un facteur essentiel de richesse culturelle. Pourtant, la domination internationale de l'anglais ne semble-t-elle pas reléguer de plus en plus les autres langues au second plan ?
Walter Schwimmer : Le Conseil de l'Europe n'a pas besoin d'encourager la diversité linguistique sur notre continent : cette diversité est une réalité, et c'est l'une des forces de l'Europe. C'est un élément de notre patrimoine culturel et de notre identité. En ce qui concerne la montée de l'anglais, on nous pose souvent la question. Il est indéniable que l'anglais est de plus en plus utilisé comme langue de communication, et c'est aussi première langue étrangère enseignée dans de nombreux pays. Selon moi, cet état des choses n'est ni à critiquer, ni à déplorer.
Ce que le Conseil de l'Europe peut faire et ce qu'il fait, c'est développer une politique intelligente en faveur de la diversité linguistique et la promouvoir dans tous ses États membres. Notre rôle n'est pas de lutter contre la suprématie de l'anglais dans les communications quotidiennes ou dans la culture pop. Le Conseil de l'Europe doit essayer de provoquer un changement de perspective chez les citoyens et les responsables politiques. Il doit souligner que l'anglais seul ne suffit pas. Nous accordons notamment beaucoup d'importance à l'apprentissage de la langue des pays voisins.
Question : La classe politique déplore que même en Allemagne et en France, pays qui passent pour les « moteurs » du processus d'unification européenne, de moins en moins de jeunes apprennent la langue de leur voisin. D'après vous, d'où vient ce désintérêt ? Tous les appels, y compris ceux de votre organisation, ne servent-ils donc à rien ?
Walter Schwimmer : Je ne parlerais pas de désintérêt. Quand on peut communiquer dans le plus de langues possibles, on s'ouvre des portes, on s'enrichit, on s'amuse et a priori, les jeunes n'ont rien contre le fait de s'amuser ! Cependant, il faut admettre qu'aujourd'hui, les exigences envers les jeunes sont très élevées, que ce soit à l'école ou dans la vie privée. Les élèves sont sous pression à l'école : leur famille et la société attendent beaucoup d'eux. Dans de telles conditions, on comprend que les élèves soient déjà contents de réussir à peu près en anglais et repoussent facilement le projet d'apprendre d'autres langues.
Mais sur le long terme, c'est une mauvaise décision. Premièrement, comme le dit un proverbe allemand, « Was Hänschen nicht lernt, lernt Hans nimmermehr » : ce qu'on n'apprend pas petit, on ne l'apprendra jamais. Il est infiniment plus difficile d'apprendre des langues quand on commence relativement tard. Je sais moi-même tout le mal que j'ai eu à améliorer mon français ces dernières années. Cependant, il faut comprendre que l'apprentissage des langues est l'affaire de toute une vie, et qu'il peut réserver beaucoup de joies même à l'âge adulte. Deuxièmement, ceux qui maîtrisent plus d'une langue étrangère sont certainement mieux placés dans le monde des affaires. Lorsqu'on connaît la langue de son partenaire commercial, on s'en sort tout simplement mieux sur un marché de plus en plus dur et de plus en plus mondialisé.
C'est pourquoi le Conseil de l'Europe pense que les enfants devraient se familiariser le plus tôt possible, de façon ludique, avec d'autres langues et d'autres cultures. La première langue, la deuxième langue (et la troisième pour ceux qui y arrivent) doivent être introduites progressivement dans le cursus. Cela ne signifie pas qu'il faille atteindre une très bonne maîtrise partout. On peut être bon à l'oral dans une langue et mieux maîtriser l'écrit dans une autre. L'école doit elle aussi tenir compte de ces divers degrés de compétence. À ce sujet, le Conseil de l'Europe a mis au point une sorte de passeport des langues, ou « Portfolio européen des langues ». Il s'agit d'un document où les élèves peuvent indiquer leur niveau linguistique - ainsi que le niveau qu'ils veulent atteindre. C'est un outil très utile pour l'acquisition et le perfectionnement des langues, et nous le recommandons fortement pour assurer la cohésion de l'enseignement des langues en Europe, et même dans le monde.
Question : La méconnaissance des langues risque-t-elle de creuser un fossé culturel entre les peuples européens ?
Walter Schwimmer : Le Conseil de l'Europe fait en tous cas tout son possible pour éviter une telle évolution. Aujourd'hui, les spécialistes avertissent que la montée de l'anglais pourrait vraiment mettre en danger les langues les moins répandues. Il se pourrait par exemple que dans certains pays membres du Conseil de l'Europe, l'anglais devienne la seule langue parlée à l'université, repoussant à l'arrière-plan la langue maternelle. Il est évident que de telles tendances portent en germe le danger d'une aliénation culturelle. Elles peuvent même nuire à la cohésion d'une société. La politique du Conseil de l'Europe est donc, comme je l'ai déjà dit, d'encourager en théorie et en pratique la diversité linguistique, qui fait partie intégrante de la diversité culturelle. La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires est, par exemple, le seul instrument juridique international uniquement consacré à la protection de ces langues, éléments essentiels de notre patrimoine culturel européen. Le Conseil de l'Europe a aussi récemment mis au point un « Guide pour l'élaboration des politiques en matière d'enseignement linguistique ». Ce document doit aider les responsables des pays membres à évaluer leurs politiques d'enseignement des langues : encouragent-elles la cohésion sociale, l'engagement citoyen, la diversité des langues dans notre société moderne et multiculturelle ?...
Question : Étant donné la suprématie de « l'anglais pour tous », ne voyez-vous pas se profiler le danger d'« une seule culture pour tous » ?
Walter Schwimmer : Sincèrement, non. Tout d'abord parce que l'Europe - et j'utilise volontiers cet argument dans d'autres contextes - n'est par un « melting pot », comme par exemple les États-Unis d'Amérique. Le sentiment de fierté et d'amour pour sa langue et sa culture jouera certainement toujours un grand rôle sur notre continent. Malgré la culture de loisirs diffusée par les médias depuis l'espace anglo-américain, il y aura aussi un marché culturel spécifiquement européen, fortement marqué par les différentes cultures du continent. Il ne faut pas non plus oublier que même aux États-Unis, pays du « melting pot », l'espagnol est en train de progresser et qu'il joue même un rôle dans les campagnes électorales. L'important pour nous, c'est de convaincre les citoyens que la diversité linguistique - et donc culturelle - mérite d'être préservée et défendue, et qu'il faut donc faire preuve de tolérance et de respect envers la langue de ses voisins. Une très belle mission pour le Conseil de l'Europe.