Il est de plus en plus difficile de sortir de la vulgate actuelle sur une OMC présentée comme forcément bonne ou intrinsèquement mauvaise, selon deux positions symétriques, qui ne supportent qu’une liste de variantes ou inflexions. Pour les uns, l’OMC serait corrompue dans son principe, l’était dès avant même son acte de naissance, et la litanie de ses échecs et rendez-vous manqués, de ses avancées inquiétantes pour les services publics prouve assez bien à quel point elle est indéfendable. Pour les autres, elle serait au contraire « la seule alternative à la loi de la jungle », le moyen le plus sûr de favoriser une croissance internationale aux effets bénéfiques pour tous, sinon celui de « tirer vers le haut » les pays les plus pauvres qui, sans cela, seraient condamnés à l’Enfer du « sous-développement »…
Cette controverse inépuisable est cependant exsangue, et il est devenu urgent de reconsidérer la problématique qu’elle recèle au moyen d’une autre grille de lecture. J’en suggérerai ici deux éléments décisifs.
Le premier concerne l’attitude qui sera celle des Etats-Unis, non seulement à l’égard de Cancún, mais plus encore des différents litiges commerciaux en cours d’arbitrage (1) ou de négociation, et ce dans l’horizon des prochaines élections présidentielles. Sur ce point, il est clair au moins depuis avril 2001 (3ème Sommet des Amériques à Québec) qu’il est beaucoup plus important pour les Etats-Unis de finaliser la création de la ZLEA (2)que de faire avancer des négociations au sein d’une OMC qui, dans l’état des forces et des positions en présence, n’a aucune chance de satisfaire véritablement l’administration et les milieux d’affaires étasuniens.
Plus loin, je soutiens que si les Etats-Unis ne parviennent pas à imposer leur paradigme des relations commerciales internationales, tel qu’il a été expérimenté avec le succès que l’on connaît dans le cadre de l’ALENA depuis une décennie, ils n’hésiteront pas à sortir d’une manière ou d’une autre de l’OMC. C’est-à-dire : soit en claquant la porte effectivement ; soit en faisant de l’antijeu, du catenaccio. L’enjeu aujourd’hui prioritaire (pour l’administration Bush comme pour l’administration Clinton), c’est l’extension des principes de l’ALENA à une zone de chalandise considérablement plus large (du nord de l’Alaska à la Terre de Feu), représentant un tiers du commerce mondial et 800 millions de consommateurs. Et la clé de voûte de cet édifice en construction, ce sera la ratification par les pays invités au terme du processus en cours d’un chapitre 11 sur les investissements encore plus contraignant pour les Etats que celui de l’ALENA. Un chapitre 11 — cousin du faux défunt Accord multilatéral sur les investissements (AMI) — autorisant les entreprises étrangères à ester en justice contre les gouvernements et à leur réclamer des indemnités considérables, dès lors qu’une loi, un règlement, une politique publique du pays où elles souhaitent opérer constituent un « obstacle » à leur stratégie d’investissement. Ainsi, au Mexique ou au Canada, l’existence d’un risque environnemental majeur n’est-il plus suffisant pour que le gouvernement prétende empêcher une société pétrolière étasunienne de s’implanter là où elle le requiert.
Le deuxième point concerne un vice de conception envisageable dès la fondation de l’OMC, mais aujourd’hui aussi flagrant qu’inquiétant : celui de l’impact de l’agenda politique « externe » sur les cycles de négociation (Rounds) et sur le développement même de l’institution. Il suffit d’évoquer le rôle ambigu que jouent d’ores et déjà les futures élections étasuniennes et indiennes, ainsi que la prochaine fin de mandat de la Commission Européenne, pour mesurer combien il est devenu critique d’émanciper l’OMC des contextes politiques nationaux et régionaux.
En effet, les questions de la « légitimité démocratique » et de la fragilité de l’institution OMC ne sont plus seulement lancinantes, mais encore obsessionnelles. Il en résulte à mon sens que ce Colosse aux pieds d’argile ne survivra à ses maladies infantiles que si son statut juridique, sa représentativité politique, ses missions, ses méthodes, ses moyens, ses droits et ses devoirs sont réévalués sans aucun tabou, puis réformés en s’efforçant de répondre sérieusement aux objections recensées depuis la clôture du Cycle de l’Uruguay. À rebours, une OMC que l’on laisserait poursuivre son chemin (forcément) chaotique sans acte de refondation ni réforme structurelle me semble condamnée par avance, ne survivant plus, dans le meilleur des cas, que comme chambre de débats interminables et infructueux, sauf pour les cabinets d’avocats.
En un mot, si l’OMC reste essentiellement un instrument (disputé par les Etats, les puissances régionales, les groupes d’intérêt transnationaux…) qui avalise et pérennise les rapports de domination économiques et géopolitiques présents, elle n’a pas d’avenir. Mais si ses membres venaient à ériger l’équité en principe directeur de son action (si elle était redéfinie comme l’institution ayant pour mission de rendre équitables les relations commerciales internationales), tout serait encore possible.
Notes :
(1) Rappelons qu’en vertu de la loi de ratification de l’accord de Marrakech (1994) ayant institué l’OMC, le Congrès des Etats-Unis a la possibilité de demander de sortir de l’OMC dès lors que les Etats-Unis auront été condamnés au moins trois fois au sein de son Organe de règlement des différends (ORD).
(2) La « Zone de libre-échange des Amériques », en cours de discussion depuis 1994 sous l’égide des Etats-Unis, et dont la conclusion des négociations est escomptée par l’administration américaine pour début 2005.
Article publié dans La Libre Belgique