Les organisateurs de Davos sont inquiets. Non seulement ils souhaitent, au sein de leur Forum, définir le cadre d’un "futur global" dans lequel seraient pensés les moyens de "soutenir la croissance", mais encore ils ont mis à l’honneur cette année la question de ces "fractures" de tous ordres qu’il s’agirait de résorber, réparer, surmonter. Entre pays développés et en développement ; entre pays disposant d’un système de santé organisé et ceux dans lesquels l’environnement sanitaire "le plus basique" n’existe pas ; entre ceux qui ont accès aux «NTIC» et ceux pour qui il ne s’agit que d’un rêve éloigné ; voire entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. La fracture est à l’honneur sous toutes ses espèces : numérique, sociale, économique, culturelle, sanitaire, ethnique, religieuse, éthique et, bien sûr, politique.
On comprend que cette préoccupation est guidée par le souci permanent des major players (des grands acteurs du monde) de se confronter – à un moment où ils ont l’opportunité de se retrouver pour en débattre – aux "challenges majeurs que rencontre l’Humanité", rôle que le Forum Economique Mondial estime assumer depuis plus de trois décennies, sa mission étant ainsi définie par lui-même : "Comment améliorer l’état du monde". Pour autant, cette louable interrogation sur les "fractures" (posée en thème principal du Forum de 2001) n’est pas sans susciter des questions sur le sens de sa formulation, sur l’utilisation qui en est faite et sur la portée réelle du débat convoqué. En effet, la métaphore médicale des docteurs du monde n’est nullement anecdotique. Aussi la question devient-elle, à un certain moment : mais pourquoi donc advient-elle ainsi ?
Peut-être parce que, pour l’homme de pouvoir soucieux de le maintenir et de le pérenniser, il est essentiel de dire comment le monde est clivé, comment il s’organise et selon quelles divisions, classements, compartiments, enfin : fractures – mot qui revêt de surcroît des significations bien spécifiques et très instrumentales. Débattre des fractures plurielles du monde (la numérique, la sociale, la financière, la sanitaire…), c’est en effet transmettre au monde deux messages simultanés. Le premier est que l’émetteur est bien en mesure de dire le monde, et de le dire tout entier (dans sa "globalité" et dans sa "vérité") – c’est-à-dire qu’il domine son concept, s’attirant de la sorte le respect de tous les autres hommes qui ne connaissent du monde que des bribes locales, des images floues, des sons trompeurs (pauvres know-nots errant dans le labyrinthe de l’ignorance). Le second message du maître des fractures, c’est qu’il se montre d’une infinie compassion pour le monde, en nommant ainsi tous les objets de désarroi, de détresse, de malheur que sont les inégalités entre les hommes – cette compassion apparaissant naturellement comme un gage de bonté qui doit attirer un supplément de sympathie envers celui qui la manifeste.
D’une certaine façon, une fois ce message efficacement expédié par ceux qui sont aussi les maîtres des technologies et des informations, le contenu du débat même sur "les fractures", sur le fait de savoir à quel point elles seraient graves, profondes, étendues, multiples (pour filer la métaphore médicale), tout cela n’a plus guère d’importance. Pas plus que n’ont d’importance véritable, au bout du compte, les résultats effectifs de tels débats et séminaires sur l’élaboration de ces "solutions globales" qui permettraient de résorber les fractures (bridging the divides). Car, seul compte, en définitive, que celui qui est capable de dire les fractures du monde puisse bien, effectivement, prétendre, sinon au titre de "maître du monde", tout au moins à celui d’"acteur global" ayant manifesté sa sensibilité aux inégalités de ce monde.
C’est à l’aune de cette rhétorique que l’on peut aujourd’hui entendre la vive préoccupation davosienne pour les fractures multiples du monde, promue comme thème majeur de son Forum 2001. En effet, Davos est vivement contesté, et de manière croissante depuis plusieurs années, de l’extérieur par de nombreux mouvements et ONG internationaux, et de l’intérieur même par un nombre croissant de "décideurs" qui prennent leurs distances avec une manifestation jugée trop arrogante et peu favorable à leur image. Devant cette double ligne de fracture (!) qui s’est créée entre lui et une partie de "la société civile", le Forum répond en projetant sur la scène du monde la dramaturgie des fractures comme objet d’intérêt général, focalisant toute l’attention au titre d’une moralité fort correcte. Cette stratégie lui permet de répondre à sa manière et par avance aux détracteurs qui se mobilisent pour obtenir qu’il cesse ses activités. En mettant à l’écart le discours de la satisfaction triomphale, et en promouvant à la place celui de la préoccupation médicale, le Forum Economique Mondial s’engage sur une voie qui n’est autre que celle d’une relance programmée, articulée sur une thématique fort présentable, relayée par une imagerie positive, et dont l’objectif n’est autre que celui d’une "croissance soutenue"… de ses activités futures.