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Date :  2003-05-16
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Commentaires et mise en perspective de la Déclaration de l’UNESCO à partir des normes et principes sanctionnés dans l’ALÉNA

Source :  Dorval Brunelle


Depuis deux décennies, on a assisté à une extension phénoménale des domaines couverts par les accords de libre-échange et autres mesures de facilitation du commerce qui s’étendent non seulement aux biens et marchandises, mais également aux services, aux capitaux et à la propriété intellectuelle. L’approche classique en la matière ne voyait pas au-delà de la circulation des marchandises, qui pouvaient seules être librement déplacées d’un lieu à un autre, de sorte que la circulation des services renvoyait d’entrée de jeu à la mobilité de son dispensateur. En d’autres termes, l’approche classique était incapable de dissocier la circulation des services de celle des personnes. Bien sûr, les progrès accomplis au cours du précédent siècle ont rendu cette distinction obsolète, avec le résultat qu’il n’est plus de services ni de droit qui ne puissent être inclus dans le commerce international.

Cette extension de la circulation aux services, aux investissements et autres droits de propriété a considérablement accru la portée des accords commerciaux et, du coup, elle a accru les réticences, sinon les résistances, à la libéralisation des marchés.
La diversité culturelle fait partie de ces enjeux dont la précarité a été mise en pleine lumière dans la foulée de l’extension du principe de la libéralisation à un nombre toujours croissant de domaines. Bien sûr, la diversité culturelle n’aurait jamais surgi comme un enjeu du droit commercial international sans l’importance que revêt désormais la libéralisation du marché des industries culturelles. En ce sens, et à un premier niveau, le sort que connaît aujourd’hui la diversité culturelle n’est pas différent sur le fond de celui qu’ont connu au cours des dernières années l’environnement, les droits humains et les droits sociaux, l’éducation et la santé. Au surplus, dans ce cas-ci, nous ne sommes plus en présence des produits d’une production matérielle destinée à l’échange, mais en présence des éléments de base de la personnalité et de la socialité. En ce sens, la langue, les coutumes et les savoir-faire sont bien plutôt les constituants de la personnalité collective avant d’être les plus-values des supports matériels qui servent à leur diffusion.

Le risque que fait courir l’introduction et la sanction du principe de compétitivité entre des produits culturels est ici poussé à un point limite, car il s’agirait ni plus ni moins, si cette extension venait à se généraliser, de placer le citoyen en extériorité par rapport à ses référents de base, d’en faire un récepteur ou un consommateur de signes issus d’une symbolique autre.

En un deuxième sens, et comme cela a été le cas pour l’environnement, les droits sociaux, etc., malgré tous les risques attachés à l’introduction du principe de compétitivité dans le domaine de la culture, faute de pouvoir abriter ou protéger la culture des ravages de la libéralisation, les gouvernements, les promoteurs, les acteurs économiques et les organisations sociales ont préféré emprunter la voie de la négociation et s’engager dans le délicat processus qui consiste à vouloir protéger la diversité culturelle sans entraver la circulation des produits culturels.

Ceci dit, il n’en demeure pas moins que l’approche actuelle, à la fois sélective et réductrice, de la diversité culturelle pourrait à terme poser plus de problèmes qu’elle n’en résoudrait. Car, en définitive, épuise-t-on l’idée de diversité culturelle en la limitant à la défense et à la protection des œuvres culturelles, des produits culturels et des traits culturels ? Les systèmes culturels sont-ils à ce point limités qu’il faille en exclure les institutions d’enseignement, les administrations publiques et les patrimoines collectifs ?

Par ailleurs, certains traits, comme la langue, doivent-ils se déployer dans des aires culturelles balisées ou peuvent-ils prétendre à un statut transversal, c’est-à-dire qui " traverserait le culturel " au sens strict pour intervenir dans la sphère économique ou dans la sphère politique ? Faut-il placer la diversité culturelle en marge des sociétés constituées, la défendre et l’abriter, ou ne faut-il pas plutôt, dans certains cas, transformer ou réformer la société constituée elle-même ? Ce sont là des questions à la fois difficiles et controversées, comme l’illustre bien le projet de résolution de l’ONU sur les Droits de l’Homme et la diversité culturelle du 29 novembre 2001 (1).


A. La difficile compatibilité de la Déclaration universelle de l’UNESCO avec le cadre institutionnel de l’ALÉNA


Alors que les cadres normatifs de la globalisation des marchés étendent leur emprise et leur empire sur toutes les dimensions de la vie en société, on peut en toute légitimité se poser la question de savoir quel type de protection ou quel type d’encadrement la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle est-elle en mesure d’apporter à la défense et à la promotion d’une véritable diversité culturelle ? Cette question prend tout son sens et trouve toute sa pertinence dans le contexte nord-américain, en particulier, quand on la situe en regard du cadre juridique original et innovateur instauré par suite de l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) en 1994. Nous allons voir que certaines de ces innovations ont une portée telle qu’elles risquent de rendre inopérantes les visées et les objectifs de plusieurs dispositions de la Déclaration.

Les deux innovations normatives et institutionnelles majeures de l’ALÉNA consistent, l’une, dans la sanction d’une démarche évolutive, l’autre, dans l’établissement de listes de négociations dites " négatives ". Expliquons le sens et la portée de ces innovations. La différence entre la démarche évolutive et la démarche classique, dite aussi " compréhensive ", tient au fait que, dans ce cas-ci, la signature du traité ou de l’accord marque la fin des négociations et le passage aux étapes subséquentes qui consistent dans la mise en œuvre des termes du traité dans le droit interne et dans l’harmonisation des lois et des règlements. Or, la démarche évolutive a ceci de particulier qu’elle interrompt les négociations sans y mettre fin, puisque l’accord prévoit leur reprise en confiant la responsabilité et la charge de les poursuivre à des institutions qui doivent opérer à l’intérieur d’échéanciers établis aux termes de l’accord lui-même. En d’autres mots, l’ALÉNA prévoit la mise sur pied d’une Commission de l’ALÉNA, qui est créée en vertu du chapitre 20 de l’accord, commission qui a pour mandat et responsabilité de chapeauter le travail d’une vingtaine de groupes de négociations et comités de travail qui sont réanimés sur commande et qui effectuent le travail d’harmonisation des normes entre les trois partenaires dans les domaines les plus divers, depuis la réglementation du transport terrestre jusqu’à l’harmonisation des normes de laboratoire.

L’autre innovation, c’est le recours à des listes dites " négatives ", c’est-à-dire à des listes de domaines exclus des négociations par opposition à l’approche traditionnelle en vertu de laquelle les parties s’entendent sur les domaines inclus dans les accords. On parle dans ce cas de listes positives. Mais quelle est la différence entre les deux et quelles sont les implications de cette substitution ?

La première différence, c’est que les négociateurs doivent prévoir à l’avance tous les secteurs économiques qu’ils comptent abriter et mettre à l’écart de la libéralisation systématique de leurs marchés de biens, de services, de capitaux. La deuxième différence tient à ce que, une fois ces listes de domaines exclus établies, la direction générale dans laquelle les négociations à venir vont s’engager est toute tracée d’avance puisqu’il s’agira essentiellement de lever, ou non, la protection dont ces secteurs aura bénéficié jusque là.

On voit alors où loge la difficulté : ou bien les exceptions ont déjà été prévues et elles figurent sur les listes, ou bien elles ne l’ont pas été, auquel cas il n’y a plus de recours possible. C’est là tout le danger de ces listes négatives et, simultanément, de la procédure de négociation permanente qui les accompagne.

Pour le moment, l’article 2106 de l’ALENA reconduit l’exception en matière d’industries culturelles qui avait été négociée entre le Canada et les Etats-Unis aux termes de l’Accord de libre-échange (ALE) de 1989, exception dont le Mexique ne bénéficie pas aux termes de l’ALENA. Nous avons donc déjà affaire à une intégration à géométrie variable en la matière en Amérique du Nord.
Quoi qu’il en soit, la seule façon de contourner les effets pervers de semblables innovations normatives consisterait à négocier un instrument juridique qui, sans avoir préséance sur l’ALÉNA, aurait à tout le moins une force juridique et institutionnelle à peu près équivalente qui pourrait alors fonder, pour ses signataires, un engagement ayant une portée telle que ceux-ci pourraient en opposer les exigences à celles auxquelles ils ont souscrit en signant l’ALÉNA.
L’enjeu est d’autant plus important que, au niveau de l’ensemble des Amériques cette fois, c’est l’ALÉNA qui sert de modèle dans les négociations en cours entourant la mise en place d’une " Zone de libre-échange des Amériques " (ZLÉA).


B. Quelques questions, quelques pistes


La Déclaration met en avant le principe de la reconnaissance du pluralisme culturel, ce qui est tout à fait louable, mais cette approche ne tient compte ni des mécanismes d’ordination ou de subordination entre les cultures sur un même territoire, ni du poids historique des asymétries entre les cultures.
C’est ainsi que l’idée de libre choix en matière d’éducation, et en matière linguistique, surtout, pourrait apparaître problématique aux yeux de certaines nations ou communautés minoritaires en Amérique du Nord, et aux yeux du gouvernement du Québec, en particulier, qui a eu recours à plusieurs législations, dont une Charte de la langue française, non pas uniquement pour protéger la culture et la langue françaises, mais surtout pour en étendre et en favoriser l’usage et la diffusion.

Enfin, l’idée de favoriser la mise en place d’industries culturelles " viables et compétitives " (article 10) pour contrer les déséquilibres actuels implique de souscrire préalablement au principe d’une marchandisation de la culture, ce qui met ipso facto en péril la défense et la protection des cultures les plus faibles et les plus fragiles. Il nous apparaît ici, à l’encontre de ce qu’exigent les défenseurs du "libre-échange dans le domaine de la culture", qu’il faudrait plutôt défendre et reconnaître le recours au " protectionnisme culturel " comme droit fondamental, droit qui devrait autoriser le recours à des mesures beaucoup plus crédibles et efficaces pour faire face aux incontournables asymétries qui prévalent entre les cultures et les langues à l’heure actuelle.

Cependant, ici comme ailleurs, en dernière analyse, ce sont encore et toujours les niveaux de mobilisation des citoyens et des citoyennes regroupés à l’intérieur d’organisations et de mouvements voués à la défense et à la promotion de la culture sous toutes ses formes et dans toutes ses expressions qui feront la différence. De telles initiatives ont pris leur essor ces récentes années à l’intérieur du monde francophone, et dans le cadre des sommets de la Francophonie en particulier, et on assiste présentement à leur extension en direction de l’Amérique latine (2) . Assurément, les défis posés successivement par l’ALENA et par les négociations en cours en vue d’étendre les principes de la libéralisation des échanges à la grandeur des Amériques dans le cadre de la ZLEA comptent pour beaucoup dans ces mobilisations, sans compter que ces précédents créent de sérieux obstacles à la négociation d’un instrument juridique qui serait placé en dehors de l’orbite de l’Organisation mondiale du commerce, comme le souhaitent plusieurs intervenants dans ce dossier.

Pour toutes ces raisons, il faut espérer que la prise de conscience en vienne à déborder l’axe de la Francophonie et celui des Amériques de manière à ce que les défis posés par la diversité culturelle prennent une dimension vraiment mondiale.




Bibliographie indicative :

Baillargeon, Stéphane : Une convention mondiale sur la diversité culturelle, Le Devoir, 19 juillet 2002.
Coll, Agusti Nicolau : Propositions pour une diversité culturelle et interculturelle à l’époque de la globalisation, Association mondiale de l’Alliance pour un Monde Responsable, Pluriel et Solidaire, Lille, décembre 2001.
Mattelart, Armand : Art et argent, histoire d’une soumission, Le Monde diplomatique, septembre 2001.



(1) Le projet de résolution relatif aux Droits de l’homme et la diversité culturelle (A/C.3/56/L.49) de la Troisième commission des Nations Unies établit d’emblée le lien entre la diversité culturelle, le domaine des droits de l’Homme et l’enjeu du racisme, de la discrimination, de la xénophobie et de l’intolérance. Aux termes de ce projet, " l’Assemblée générale prierait instamment tous les acteurs qui oeuvrent sur la scène internationale d’édifier un ordre international fondé sur l’inclusion, la justice, l’égalité et l’équité, la dignité humaine, la compréhension mutuelle ainsi que la défense et le respect de la diversité culturelle et de l’universalité des droits de l’homme, et de rejeter toutes doctrines d’exclusion fondées sur le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée. Elle prierait instamment tous les États de faire en sorte que leur système politique et juridique reflète la pluralité des cultures existant au sein de la société et, le cas échéant, de réformer leurs institutions démocratiques afin qu’elles soient plus largement participatives et évitent la marginalisation et l’exclusion de secteurs déterminés de la société ainsi que la discrimination à leur égard ". Or l’impérialisme culturel qui sous tend la libre circulation des produits culturels est difficilement compatible avec l’atteinte de ces louables objectifs.

(2) Des organisations canadiennes ont formé une Coalition canadienne pour la diversité culturelle au lendemain de l’échec de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) en 1998. Cette coalition a été l’instigatrice de la formation d’un Réseau international pour la diversité culturelle (RIDC) en 2002. Voir : Stéphane Baillargeon : " Une convention mondiale sur la diversité culturelle " Le Devoir, 19 juillet 2002.



(Sur la même problématique ou des thèmes connexes, nous recommandons l'article suivant de l'auteur dans le Dictionnaire critique : Zone de libre-échange)


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