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Date :  2001-04-17
langue :  Français
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De la Terre de Baffin à la Terre de Feu : une éducation démocratique pour les peuples des Amériques


AVANT-PROPOS

La zone de libre-échange pourrait bientôt couvrir les Amériques. L’accord initial entre les États-Unis et le Canada en 1989 est devenu un accord Nord Américain en 1994. Cette même année, les chefs d’État du continent (à l’exception de Cuba), réunis à Miami, se sont donné comme objectif d’élargir cet accord à l’ensemble du continent d’ici 2005. Une deuxième rencontre a eu lieu à Santiago en 1998 et une troisième se tiendra à Québec en avril 2001.

Face à ces négociations, un vaste mouvement de solidarité s’est développé à l’échelle continentale. Aux Sommets des chefs d’État des Amériques, répond désormais un Sommet des peuples qui propose une alternative démocratique. Qu’il s’agisse de développement, de démocratie ou de citoyenneté, l’éducation se présente comme un enjeu majeur. C’est pour cette raison que, dans le cadre du Sommet des peuples, la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) et la Fédération canadienne des enseignantes et des enseignants (FCE) seront les hôtes d’un Forum continental sur l’éducation auquel a été convié un ensemble d’organisations syndicales, populaires et communautaires du milieu de l’éducation.

C’est pour ce Forum que le présent document a été rédigé. Il comprend deux parties:

la première partie présente un bref historique des Amériques en mettant l’accent sur l’éducation et trace un portrait de la réalité sociale et éducative actuelle. Dans certains cas, on pourra juger que les faits présentés décrivent mal la réalité nationale et choisir de ne pas diffuser plus largement cette partie du texte qui n’est pas essentielle à la préparation du Forum;

la deuxième partie propose une Déclaration commune qui est maintenant soumise à une large discussion. C’est cette Déclaration et le plan d’action qui l’accompagne qui seront adoptés par les participantes et participants au Forum et c’est sur cette partie uniquement que des suggestions de modifications doivent être acheminées au comité organisateur, si on le juge nécessaire (une fiche de rétroaction a été préparée à cette fin).

Nous espérons que cette initiative contribuera à faire avancer les revendications fondamentales d’un projet démocratique pour tous les peuples des Amériques.

PREMIÈRE PARTIE

INTRODUCTION

Les Amériques révèlent une réalité diversifiée et complexe. Les frontières sont nombreuses. Des différences historiques, économiques, culturelles et linguistiques marquent profondément ce continent qui s’étend de la Terre de Baffin, au Nord, à la Terre de Feu, au Sud.

Mais en même temps, notre histoire, comme Américains, comporte des caractéristiques communes, qu’il s’agisse des premiers peuplements, de la conquête européenne ou des luttes de libération. D’une certaine façon, le continent est uni par des relations historiques de domination, mais aussi de solidarité, par des rêves partagés, par des espoirs déçus.

Ce passé commun explique les diverses formes de domination qui perdurent et les luttes qui ont été et qui demeurent les nôtres. Le comprendre permet d’ancrer une vision partagée de notre devenir.

Notre temps présent ploie sous un même joug. Toutes les frontières du continent sont perméables au nouveau discours des puissants. Le caractère public des institutions, jadis fierté des peuples, est désormais conspué. Le marché étend ses tentacules jusqu’au plus profond des nations. L’éducation est même dépossédée de sa propre culture et sommée d’emprunter celle de l’entreprise.

Presque partout, les réformes éducatives ont un même visage. Elles ont aussi de semblables conséquences. Ces réalités communes appellent une solidarité continentale. Elles appellent un autre projet pour l’éducation. Un projet qu’il nous appartient d’élaborer. Un projet qui puisse inspirer nos espérances et nos luttes.

UNE BRÈVE HISTOIRE DU NOUVEAU MONDE

Cherchant une nouvelle route vers les Indes et leurs richesses, les Européens qui foulèrent le sol de l’Amérique appelèrent Indiens les peuples autochtones qui l’habitaient depuis plus de 10 000 ans.

Ces peuples avaient développé une diversité de langues et de cultures. Ils possédaient leurs gouvernements et leurs lois, leurs rites et leurs dieux. Ils connaissaient aussi la guerre, la domination et l’esclavage. Au Nord, ils étaient peu nombreux, nomades vivant de chasse et de pêche. Au Sud, ils se comptaient par dizaines de millions; ils habitaient de vastes cités et avaient érigé des temples grandioses.

En un siècle à peine, Espagnols, Portugais, Français, Hollandais et Anglais prirent possession d’une grande partie du territoire. Ils étaient avides de nouvelles terres, d’or, d’argent, de pouvoir et de conversions. La Conquête se fit souvent sous le signe de la croix et de l’épée, à la gloire de Dieu et du Roi. Le Nouveau Monde se détailla en Nouvelle-Espagne, Nouvelle-Castille, Nouvelle-France et Nouvelle-Angleterre.

Les peuples autochtones furent vaincus et soumis. Leurs terres furent confisquées, leurs langues et leurs cultures souvent interdites. Réduits en esclavage, condamnés au travail forcé dans les mines ou les champs, contaminés par des maladies étrangères, une grande partie fut décimée. Ceux qui survécurent furent refoulés à l’intérieur ou confinés à des réserves. Ils réussirent néanmoins à préserver leurs langues et leurs traditions. Cinquante millions d’autochtones habitent toujours le continent de leurs ancêtres.

Mais la culture de la canne à sucre et du coton, l’extraction de l’or et de l’argent exigeaient toujours plus de main-d’œuvre. On arracha à la terre d’Afrique des millions de ses enfants. Autant d’esclaves ravalés au rang de marchandise, assimilés à du bétail, vendus à l’encan pour le plus grand profit de leurs maîtres. Les quelque 150 millions d’Afroaméricains que compte aujourd’hui le continent sont en grande partie leurs descendants. Ils ont marqué la culture des nations et des régions qu’ils habitent.

Les richesses de l’Amérique latine et des Caraïbes ont bien davantage profité à l’Europe qu’aux régions productrices. L’or et l’argent du Nouveau Monde ont soutenu la Renaissance européenne et son développement alors que les mines et les terres du Sud du continent s’épuisaient.

Le Nord du continent ne connut pas un sort comparable. Son absence de richesses immédiates aux yeux des métropoles le mit en partie à l’abri de l’exploitation sauvage et de la spoliation. Les Français furent les premiers à s’y installer; ils furent coureurs des bois, cultivateurs et artisans. Ils subirent plus tard la conquête anglaise et eurent à défendre leur identité.

Un esprit communautaire inspirait les colonies britanniques du Nord peuplées de pionniers à la recherche d’un mode de vie plus conforme à leurs aspirations religieuses; les colonies du Sud, par contre, connaissaient un mode de vie aristocratique où l’esclavage était loi. Mais dans tous les cas, les Premières nations du Nord souffrirent également de leur confrontation avec les «hommes blancs».

À l’époque coloniale, l’éducation était sous la responsabilité des Églises ou des communautés locales. Elle visait à alphabétiser et à évangéliser les populations, avec nombre de laissés-pour-compte. Lima, Mexico et Harvard virent naître les premières universités du continent; elles avaient pour mission de former les membres du clergé et des professions libérales.

Avec les années, les classes dirigeantes et les populations locales développèrent des intérêts divergents de ceux des mères patries. Sous les contraintes imposées au commerce et à l’industrie, sous les privilèges consentis, couvait un profond sentiment de révolte.

Ce fut dans les treize colonies britanniques du Nord que commencèrent les luttes pour l’indépendance. La révolution des États-Unis d’Amérique et l’adoption de sa constitution, tout comme la révolution française qui suivit, servirent de modèle et d’inspiration au reste du continent. Comme une traînée de poudre, en moins de cinquante ans, presque toute l’Amérique se libéra du joug colonial. Les États nations naquirent.

Au XIXe siècle ces États nations se consolidèrent; de nouvelles identités métissées prirent forme. Révolutions et contre-révolutions se succédèrent. Les guerres entre voisins et les occupations de territoires furent nombreuses et laissèrent des traces dans la mémoire collective. La colonisation de l’Ouest des États-Unis et du Canada, de l’intérieur du Brésil ouvrirent de nouveaux espaces.

De nombreux enseignants furent à l’avant-garde des luttes de libération et l’éducation fut le plus souvent un instrument de l’unité nationale. Dans bien des pays, les nouvelles constitutions reconnurent l’éducation comme un droit et affirmèrent son indépendance des institutions religieuses. Elle devint en bonne partie responsabilité de l’État. Dans presque tous les pays, l’éducation de base devint publique et l’enseignement supérieur se développa, même si beaucoup en demeuraient exclus. La fréquentation scolaire obligatoire n’était pas loin.

La lutte contre l’esclavage fut à l’origine d’une des plus longues et atroces guerres civiles de l’histoire. Aboli au Nord à la suite de la victoire de l’Union dans cette guerre de sécession, l’esclavage fut finalement totalement prohibé du continent en 1888. Mais cela ne mit pas pour autant fin à la discrimination dont les Afroaméricains étaient l’objet.

La population se diversifia encore plus avec l’apport de l’immigration. La révolution industrielle et les crises agricoles poussèrent des millions de personnes à chercher ailleurs un avenir meilleur. De nombreux pays, au Nord comme au Sud, devinrent des terres d’accueil. Un siècle après l’indépendance, plus de onze millions d’Européens avaient gagné l’Amérique latine et beaucoup plus encore avaient rejoint le Nord du continent.

Avec le XXe siècle, la domination économique des États-Unis remplaça la domination britannique et s’imposa également comme une domination politique, avec des ingérences répétées dans les affaires intérieures de plusieurs pays.

Le vendredi noir d’octobre 1929 ébranla sérieusement l’économie mondiale. La crise fut sans précédent; pour en sortir, on eut recours à une intervention accrue de l’État qui fit école. Les deux guerres mondiales, en affaiblissant l’Europe, contribuèrent à renforcer encore la toute puissance des États-Unis.

Ce siècle connut aussi d’importantes révolutions, mexicaine et cubaine notamment. Il fut également témoin de conquêtes démocratiques majeures. Le droit de vote fut progressivement octroyé à toutes et à tous. Le syndicalisme se développa. Les luttes pour l’égalité furent nombreuses. Au Nord, la lutte pour les droits civiques transforma l’oppression institutionnelle dont étaient toujours victimes les Afroaméricains. Un peu partout la lutte des femmes modifia le droit traditionnel et bouleversa les façons de vivre. Les autochtones firent également entendre leur voix.

La sphère d’intervention de l’État s’étendit. Des politiques tentèrent de réduire les inégalités. De nombreux gouvernements nationalisèrent l’exploitation des ressources naturelles. Mais la dépendance de l’Amérique latine et des Caraïbes par rapport à leur puissant voisin du Nord demeura.

L’éducation connut une expansion rapide. Par exemple, entre 1960 et 1970, en Amérique latine, la fréquentation de l’enseignement secondaire et de l’enseignement supérieur s’est accrue de près de 250 %. Un peu partout, l’éducation préscolaire vit progressivement le jour, de même que les services aux élèves en difficulté. Toutefois, les inégalités demeurèrent profondes, touchant particulièrement les régions rurales et les populations autochtones.

C’est aussi durant cette période que l’éducation populaire se développa comme une alternative, notamment sous l’impulsion de Paulo Freire. Fondant ses pratiques sur les expériences individuelles et collectives, sur le travail en coopération, l’éducation populaire proposait une «pédagogie des opprimés» qui visait la conscientisation dans la perspective d’une transformation sociale.

Cette deuxième moitié du XXe siècle eut également des côtés sombres. La guerre froide a fait ses victimes. Des dictatures écrasèrent les avancées démocratiques. Pendant plusieurs années, au cours des décennies 60 et 70, des gouvernements militaires brutaux dominèrent des régions entières du continent. Les morts se comptèrent par dizaines de milliers, les disparus aussi. La torture brisa des corps et des esprits. Les conflits armés se multiplièrent. Aujourd’hui, la paix n’est pas encore partout au rendez-vous.

De cette histoire, dessinée à grands traits, nous héritons de systèmes politiques et éducatifs différents et d’un continent fracturé; d’une diversité culturelle pleine de richesse, mais aussi de sociétés où sévissent toujours la discrimination et l’inégalité. Nous héritons des avancées démocratiques des luttes passées et du fardeau de celles à poursuivre, des pas franchis et de ceux qui restent à faire.

Un temps présent sous le joug marchand

Le début des années 80 a marqué un changement de cap majeur. L’Amérique latine fut soumise aux institutions financières internationales qui lui dictèrent des ajustements structurels: réduction du rôle de l’État, privatisations, réduction des petits salaires et des minces avantages sociaux. Ce fut la décennie perdue. Au Nord, une «révolution conservatrice» a vu le jour.

Partout sur le continent s’imposa progressivement une pensée unique qui s’arrogea la vérité. La mondialisation que le néo-libéralisme promeut est d’abord l’affaire des marchands. Ils proposent un commerce sans frontières qui creuse les inégalités entre les nations et à l’intérieur de chacune. La croissance promise ne rejoint pas la majorité. La pauvreté s’accroît, le chômage et le travail précaire augmentent; l’économie informelle pullule. Le fragile équilibre environnemental est menacé par la déforestation et la pollution industrielle. Les droits démocratiques reculent. L’éducation en souffre.

Pourtant, les chefs d’État du continent vantent les avancées et les bienfaits de la démocratie. Il est vrai que les peuples ont mis fin aux pesantes dictatures, que les libertés politiques ont progressé, que les foyers de guerre ouverte ont diminué. Mais cela ne signifie pas pour autant la démocratie. Les peuples subissent, impuissants, des décisions prises à huis clos et le plus souvent dictées de l’extérieur. La liberté de commerce de quelques-uns pèse sur la liberté du plus grand nombre.

Le paiement de la dette extérieure opprime des peuples entiers et porte atteinte aux droits fondamentaux. Les conséquences en sont injustes et inhumaines. L’Équateur est pour ainsi dire en faillite. Le Nicaragua doit consacrer cinq fois plus au paiement de sa dette qu’à l’éducation. L’échange reste profondément inégal entre le Sud et le Nord.

Nous vivons dans un continent d’inégalités. Le Sud de l’Amérique demeure une des régions du monde où la distribution de la richesse est la plus inégalitaire. Au Brésil, 20 % des familles les plus riches s’accaparent 64 % des revenus alors que 40 % des plus pauvres doivent se contenter d’un maigre 8 % de la richesse nationale. Un peu partout, l’abîme se creuse entre le bien-être de quelques privilégiés et la misère du plus grand nombre.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes, mais ils devraient hurler la souffrance et la douleur qu’ils mesurent. Des 800 millions d’Américains, plus de 300 millions sont pauvres. Le Nord riche compte près de 20 % de pauvres; certains sont affamés. Au Sud, la pauvreté devient misère et cette misère assassine. La pauvreté s’accorde souvent au féminin; elle se conjugue aussi avec la couleur de la peau et l’origine ethnique.

Près de 150 millions d’enfants et d’adolescents sont pauvres et cette pauvreté compromet irrémédiablement leur développement. Certains n’ont que la rue pour domicile. Privés d’éducation, marginalisés socialement, plusieurs millions travaillent dur pour survivre. Exploités dans les mines, les carrières, le textile, le travail à domicile; vendeurs ambulants, cireurs de chaussures, prostitués au besoin.

Le Bureau international du travail constate avec regret que la Convention des Nations-Unies relative aux droits de l’enfant qui oblige les États signataires à protéger les enfants de l’exploitation économique et du travail dangereux ou dommageable pour leur santé n’est pas appliquée.

Dans certaines régions rurales du Sud, à prédominance autochtone, la majorité de la population vit dans la misère. Elle n’a souvent accès ni à l’eau potable, ni à l’électricité. Des maladies éradiquées refont surface. Les conditions de vie rappellent celles du XIXe siècle.

Espérant trouver mieux, contre toute espérance, les populations se déplacent vers les grandes villes, mégalopoles qui sécrètent la violence, les conflits et l’insécurité.

L’éducation dans la tourmente

Au cours des deux dernières décennies la situation éducative de nombreux pays s’est détériorée. Bien que la fréquentation scolaire se soit légèrement accrue, d’importantes réductions budgétaires ont gravement nui à la qualité de l’éducation. Le redoublement et l’échec scolaires sont dramatiques. Les moyens font défaut. Une majorité des États ou provinces des Amériques consacre moins de 5 % de son produit national brut à l’éducation, dans certains cas moins de 4%.

À la fin des années 90, près de cinquante millions d’adultes des Amériques sont totalement analphabètes; ce fléau n’épargne pas le pays le plus puissant du monde. En Amérique Latine et dans les Caraïbes, un enfant sur vingt ne va jamais à l’école, 35 % ne dépassent pas la cinquième année du primaire et seulement un jeune sur trois termine ses études secondaires. Ces moyennes cachent des inégalités monstrueuses selon la région, l’origine ethnique et la condition sociale. Une grande majorité des cinquante millions d’autochtones n’a pas accès à une éducation qui respecte leur langue et leur culture.

Un bon point: sur l’ensemble du continent, les filles fréquentent l’école autant que les garçons, même si elles continuent d’opter pour des formations traditionnellement féminines, que les stéréotypes ont la vie dure, que la discrimination perdure sur le marché du travail et que l’analphabétisme affecte davantage les femmes adultes.
Un peu partout, des réformes éducatives sont en voie d’implantation et bien qu’elles puissent, à l’occasion, contenir certains éléments intéressants, elles sont le plus souvent dictées par une nouvelle orthodoxie qui porte atteinte à l’éducation publique. Au-delà de la diversité des situations nationales et des systèmes éducatifs, les changements en cours affichent de surprenantes ressemblances. Les enseignantes et enseignants doivent généralement supporter le poids de changements improvisés, sans soutien adéquat. Leur travail en souffre, malgré leur volonté d’assurer une éducation de qualité.

D’abord, les coupes imposées à l’éducation par les programmes d’ajustement ou par les équilibres budgétaires ont conduit, à tous les niveaux, à une détérioration des conditions d’enseignement et d’apprentissage. En bien des endroits, les salaires du personnel de l’éducation ont connu une baisse réelle, la tâche d’enseignement s’est accrue. En Équateur, le salaire des enseignantes et enseignants n’atteint pas le seuil de la pauvreté. Dans plusieurs pays, la paye au rendement, parfois en fonction des résultats des élèves, transforme les pratiques éducatives. Si certains pays ont réinvesti récemment en éducation, ces investissements n’ont généralement pas atteint les niveaux antérieurs.

Ensuite, un processus de décentralisation est en cours, dénommé fédéralisation au Mexique et en Argentine, municipalisation au Chili et en Équateur. Ce processus n’a pas, loin s’en faut, les vertus démocratiques qu’on lui prête. On assiste, en maints endroits, à un transfert des responsabilités de l’État vers un niveau inférieur, sans que soient consenties les ressources correspondantes. Les milieux les plus pauvres se retrouvent sans moyens. Les inégalités croissent et la cohérence de l’éducation publique est menacée.

De plus grandes responsabilités sont également confiées aux établissements. Le rapprochement que l’on dit ainsi vouloir favoriser entre l’école et sa communauté est rarement au rendez-vous. Cette plus grande autonomie s’accompagne de mécanismes visant à encourager la hiérarchisation et la compétition entre les établissements, dans un modèle où les parents et les étudiants sont considérés comme de simples consommateurs. La publication de palmarès d’écoles est en vogue en bien des endroits, au Canada, en Argentine, au Chili.

Enfin, la diminution du rôle de l’État et l’application d’un modèle marchand à l’éducation conduisent à une plus grande privatisation. Celle-ci prend de nombreux visages, à l’image des démons de certaines de nos cultures.

Recherchant une plus grande commercialisation de l’éducation, rechignant le plus souvent à payer leur juste part d’impôt, les grandes entreprises interviennent de plus en plus directement dans le financement et le contenu de l’éducation. Par divers moyens, elles tentent d’utiliser l’éducation publique pour amener les élèves à adopter leurs valeurs et leurs produits.

D’autre part, la formation professionnelle et technique s’adapte étroitement aux besoins des entreprises; certaines créent même leurs propres programmes de formation que dispensent ensuite des établissements publics ou privés. Dans l’enseignement supérieur, ces interventions menacent directement la liberté académique et l’autonomie de la recherche.

Dans plusieurs pays, de plus en plus de services des établissements publics d’éducation sont privatisés: entretien des édifices, élaboration d’examens standardisés, voire même la gestion complète d’écoles publiques, comme on peut l’observer aux États-Unis. Dans l’enseignement supérieur, le développement de l’enseignement virtuel pourrait remettre en cause le caractère national de l’éducation.

Par ailleurs, le financement public de l’enseignement privé s’accroît, soit directement, soit indirectement par le biais de bons d’éducation (les fameux vouchers) comme aux États-Unis ou par le biais de bourses publiques donnant accès à l’enseignement supérieur privé.

En conséquence de cette privatisation accrue, l’éducation coûte de plus en plus cher aux parents et aux étudiants. En plusieurs endroits, la gratuité scolaire est remise en cause. L’enseignement supérieur devient chaque jour plus coûteux et plus sélectif.

Cette privatisation est profonde. L’éducation est dépossédée de ses mots et de ses concepts; on lui impose ceux de l’entreprise: «clients, produits, concurrence, rendement».

À l’image de la ronde du millénaire de l’OMC et des négociations sur l’Accord général sur le commerce des services, la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) pourrait menacer encore davantage le caractère public de l’éducation. Les pressions des grandes entreprises sont de plus en plus fortes pour que la libéralisation des échanges couvre l’ensemble des services, y compris l’éducation, lorsque celle-ci n’est pas offerte exclusivement par l’État. L’enseignement supérieur est tout particulièrement dans la mire des marchands.

L’importance d’agir pour démocratiser l’éducation dans les Amériques ne fait pas de doute. La Commission économique des Nations unies pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) estime qu’un minimum de onze années d’éducation serait désormais nécessaire pour éviter la pauvreté. Un changement de cap est possible. Déjà, des avancées démocratiques et des expériences réussies pointent ici et là.

Mais il faut malheureusement constater que les États et les sociétés du continent accordent peu d’importance à l’éducation, que l’on en juge par les investissements ou par les façons de faire. Dans l’ensemble, l’éducation publique de qualité pour toutes et tous est toujours loin d’être réalité.

Les bonnes paroles ne suffisent plus. La solidarité continentale est plus que jamais nécessaire. L’éducation est un droit, une condition de la liberté des personnes et du développement des collectivités. Au projet commun des marchands, il est urgent d’opposer un projet démocratique pour les peuples des Amériques.

DEUXIÈME PARTIE

PAR DELÀ LES FRONTIÈRES UN PROJET DE DÉCLARATION COMMUNE1

Nous représentons des millions de personnes engagées quotidiennement en éducation dans les Amériques. Nous sommes enseignantes et enseignants, travailleuses et travailleurs de l’éducation, professeurs d’universités, représentantes et représentants d’ONG, syndicalistes, étudiantes et étudiants. Nous avons à cœur le développement des jeunes, des adultes et de nos collectivités.

Nous sommes réunis, dans le cadre du Forum continental sur l’éducation du deuxième Sommet des peuples, parce que nous croyons que des orientations différentes doivent inspirer les politiques sociales et éducatives des Amériques.

Nous dénonçons les politiques néolibérales qui ont conduit à l’accroissement des inégalités que nous observons entre les nations du continent et à l’intérieur de chacune. Nous sommes outrés par la pauvreté et la misère qui affligent des dizaines de millions d’enfants. Un autre modèle de développement est nécessaire, qui soit fondé sur une juste distribution de la richesse et qui permette à toutes et à tous de vivre décemment.

Nous constatons que ni les politiques éducatives nationales ni les investissements ne sont à la hauteur des défis à relever et des engagements pris par les chefs d’État du continent à Santiago du Chili en 1998. L’accessibilité progresse à pas de tortue, les inégalités persistent, l’analphabétisme recule à peine, les conditions d’enseignement et d’apprentissage se détériorent.

Nous avons la conviction qu’il faut faire mieux et autrement, que le gaspillage humain que nous observons doit cesser. Nous reconnaissons que nos systèmes éducatifs ont besoin d’importantes améliorations. Nous sommes disposés à collaborer étroitement, par le biais de nos organisations, à des changements qui répondent aux besoins de nos peuples.

Nous affirmons que l’éducation est un service public. En conséquence, nous combattrons solidairement les politiques autoritaires et marchandes qui dominent en bien des endroits du continent et qui conduisent à une privatisation accrue de l’éducation. Nous nous opposerons avec la même énergie à ce que l’éducation soit incluse dans les accords sur la libéralisation du commerce des services. L’éducation n’est pas une simple marchandise, les élèves ne sont pas de vulgaires produits et les parents d’élèves et les étudiants ne sont pas des consommateurs d’éducation.

Nous proclamons qu’une éducation de qualité doit former des personnes libres et critiques, des citoyennes et citoyens respectueux de la diversité et des droits humains, ouverts sur le monde, soucieux de l’avenir de la planète et du développement durable. Qu’elle doit former des femmes et des hommes qui seront préparés au travail plutôt qu’étroitement entraînés en vue d’un emploi particulier.

Une éducation de qualité pour toutes et tous doit également être un instrument de justice sociale et d’émancipation des personnes tout au long de leur vie. Elle doit promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes, entre les personnes d’origines diverses. Elle doit former des êtres humains qui préféreront la collaboration et la solidarité à la compétition sans limite.

Nous soutenons que l’éducation publique doit être beaucoup plus accessible à tous les niveaux et tout au long de la vie. Nous sommes convaincus qu’il est possible d’atteindre une éducation de base de qualité pour toutes et tous, jeunes comme adultes. Nous refusons l’adage qui veut que la réussite du plus grand nombre soit synonyme de médiocrité. Nous affirmons au contraire qu’on ne saurait atteindre une éducation de qualité sans démocratisation, sans réduction des inégalités.

Nous nous opposons par contre à une conception de la qualité étroitement définie à partir de tests standardisés qui réduisent la mission de l’éducation à ce qui est facilement mesurable.

Nous entendons contribuer à l’élaboration de modèles et d’approches pédagogiques qui partent de l’expérience des personnes, qui répondent aux besoins sociaux, économiques et culturels de nos peuples, qui visent à réduire l’échec et l’abandon scolaires et qui favorisent une gestion démocratique de l’éducation, y compris à l’intérieur de l’établissement.

Nous affirmons la nécessité d’un enseignement supérieur qui soit respectueux de la liberté académique et qui garantisse que la recherche ne soit pas soumise aux besoins et diktats des grandes entreprises privées.

Nous croyons en une éducation respectueuse de la diversité religieuse et qui transmet les connaissances scientifiques, sans soumission à aucun dogme ou croyance.

Nous sommes solidaires des nations autochtones qui revendiquent un contrôle de leurs institutions éducatives ainsi qu’une éducation qui soit respectueuse de leur langue, de leur culture et de leur héritage.

Nous allons continuer de lutter pour le respect des droits syndicaux, pour une amélioration des conditions d’enseignement et d’apprentissage et pour des normes de santé et de sécurité qui garantissent une protection adéquate du personnel et des élèves.

Nous dénonçons la situation faite aux femmes qui composent la grande majorité du personnel de l’éducation. Elles bénéficient rarement de protections adéquates en cas de maternité et leurs conditions de travail sont souvent inférieures à celles de leurs collègues masculins.

Nous soutenons que les changements nécessaires à une éducation démocratique exigent une amélioration de la formation initiale du personnel de l’éducation ainsi que d’importants efforts de formation continue.

Nous reconnaissons l’importance d’une utilisation efficace des nouvelles technologies de l’information qui réponde aux besoins et aux priorités identifiés localement et non à ceux des marchands.

Afin d’assurer le financement nécessaire, nous exigeons un allégement de la dette extérieure des pays les plus pauvres des Amériques, la fin des politiques d’ajustements structurels, une augmentation de l’aide au développement en éducation et l’adoption d’une taxe sur les transactions financières.

Nous nous engageons à accroître la solidarité continentale en éducation :

en collaborant avec les organisations régionales qui oeuvrent en ce sens et en soutenant le plan d’action annexé à la présente Déclaration;
en développant avec les organisations syndicales et populaires, avec les organisations représentatives de parents d’élèves de chacun de nos pays, un vaste mouvement en faveur d’une éducation publique de qualité pour toutes et tous.

Nous rappelons aux dirigeants des États des Amériques les engagements qu’ils ont pris à Jomtien en 1990 lors de la Conférence mondiale sur l’éducation pour tous et qu’ils ont réaffirmé à Dakar en avril 2000 à l’occasion du Forum mondial sur l’éducation.

Afin, comme ils s’y sont engagés à Santiago en 1998, que, d’ici 2010, tous les enfants du continent terminent leurs études primaires, qu’au moins 75% accèdent au secondaire, que l’analphabétisme et les inégalités soient radicalement réduites, nous demandons aux chefs d’État:

- d’accroître à au moins 8 % du PNB la part de la richesse collective consacrée à l’éducation;
- de réduire les budgets consacrés aux dépenses militaires;
- de se doter d’un plan triennal d’investissements fondé sur des objectifs précis de scolarisation et sur des objectifs de réduction des inégalités;
- d’améliorer les services à la petite enfance, notamment les services de santé, les services de garde et l’éducation préscolaire pour les enfants de 4 et 5 ans;
- de mettre en œuvre des programmes particuliers visant une plus grande justice sociale, notamment par un soutien aux enfants et aux familles les plus pauvres;
- de faire respecter la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, particulièrement en ce qui concerne la suppression du travail des enfants;
- de tout mettre en oeuvre afin que les adultes soient alphabétisés, avec l’étroite collaboration des milieux visés et des organisations éducatives;
- d’assurer un accès égalitaire à l’enseignement supérieur et un financement adéquat de la recherche universitaire qui garantisse son autonomie;
- de s’assurer que les réformes éducatives répondent aux besoins des peuples et des populations les plus démunies.

En terminant, nous tenons à réaffirmer haut et fort que l’éducation est un droit, pas un privilège, qu’elle représente une solution à de nombreux problèmes que connaissent nos sociétés. La démocratie à laquelle nous aspirons est faite d’égalité, de liberté pour tous et de solidarité. Elle s’ancre dans la dignité de la personne humaine, dans de bonnes conditions de vie, dans le respect des droits politiques, économiques, culturels et sociaux.

ANNEXE

PLAN D’ACTION EN SUIVI AU FORUM CONTINENTAL SUR L’ÉDUCATION

(Québec, 17 et 18 avril 2001)

Afin d’assurer l’atteinte des objectifs de la Déclaration commune adoptée par les participantes et participants au Forum continental sur l’éducation, tenu dans le cadre du deuxième Sommet des peuples des Amériques, il est convenu que les organisations hôtes mettront sur pied un Secrétariat temporaire qui, selon les ressources disponibles et avec la collaboration des organisations régionales existantes:

Donnera suite au Forum continental en diffusant aux participantes et participants les interventions des conférencières et conférenciers invités ainsi que le document de base et la Déclaration commune adoptée par le Forum.

Assurera la surveillance des engagements pris par les chefs d’État en matière d’éducation lors des Sommets des Amériques de Santiago (1998) et de Québec (2001) ainsi que des travaux sur l’éducation qui seront réalisés sous la direction des ministres de l’Éducation du continent ou des organisations mandatées par ceux-ci, notamment en ce qui a trait aux projets d’indicateurs continentaux en éducation et d’évaluation de l’éducation.

Rassemblera, avec la collaboration des organisations syndicales nationales et régionales et des organisations non gouvernementales, la documentation concernant les mesures prises dans les divers pays du continent dans la suite du plan d’action des Sommets des Amériques.

Pour leur part, les participantes et participants au Forum s’engagent à collaborer à la réalisation du présent plan d’action et à assurer en leurs rangs la diffusion de la Déclaration commune.


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