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Date :  2003-02-20
langue :  Français
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Redéfinition des liens possibles entre politiques de développement, politique culturelle en général et politique de la diversité culturelle, en particulier


Admettons que ce soit en termes de crise et d’incertitude que se pose aujourd’hui la question des relations internationales, dont le vaste champ couvre l’économique, le social et le culturel.

Explorons une deuxième hypothèse : "crise" et "incertitude" pourraient relever d’une "racine" commune : la "complexité", ce terme étant préférable à celui de "cause" trop mécaniste dans un domaine où la fluctuation, la réversion, la conversion et les influences réciproques devraient être les idées dominantes. En effet, chacun de ces termes peut servir à lire et à expliquer l’autre. Ce qui revient à dire que l’économique, le social et le culturel, dans les limites de chaque pays comme dans les relations qui font théoriquement "interdépendre" les pays les uns des autres, demeurent problématiques et sujets à remise en cause parce que la "complexité" de leurs interactions interdit toute attitude déterministe (incertitude) et oblige constamment les individus, les gouvernements et les institutions familiales, sociales ou de coopération à réviser leurs critères d’appréciation et d’action dont la finalité est (ou devrait être) cependant : la liberté et l'épanouissement de l’homme.

Troisième hypothèse : le caractère persistant de ces "déséquilibres" doit, d’une part, être considéré comme irréductible et indispensable à toute idée de progrès, d’autre part, appeler à une prise de conscience et une prise en compte suffisante et systématique de leur racine commune en vue d’en atténuer progressivement les manifestations les plus préjudiciables à la liberté et à l’épanouissement de l’homme.

C’est dans cette perspective que l’idée d’une redéfinition des liens possibles entre politique de développement, politique culturelle en général et politique de la diversité culturelle en particulier, devient intelligible et susceptible de devenir un programme de coopération internationale et de fondation d’une nouvelle civilisation réellement humaine.

Je suggère que l’on prenne au sérieux cet aphorisme dont le poète et grammairien Léopold Sédar Senghor est l’auteur : "la culture est au commencement et à la fin du développement". Cet aphorisme fut parfois considéré comme une simple formule à l’emporte-pièce, produit par un cerveau d’intellectuel africain soucieux de réhabiliter la culture dans un combat pour la reconnaissance et l’ancrage de la théorie de la Négritude. En l’examinant positivement, en revanche, on peut en faire un principe d’explication de la racine commune évoquée plus haut et, par voie de conséquence, un postulat pour la redéfinition des liens possibles entre politique de développement, politique culturelle en général et politique de la diversité culturelle en particulier.

Considérer la culture comme acquisition, moteur et finalité de l’activité humaine, c’est en avoir une conception non pas statique et essentialiste (comme tend à s’y réduire l’idée d’identité culturelle), mais plutôt dynamique au sens où P. M. Henry et B. Kossou la définissent comme "autotransformation de la vie" et comme "le mouvement par lequel elle ne cesse de se modifier soi-même afin de parvenir à des formes de réalisation et d’accomplissement plus hautes, afin de s'accroître".

L’importance de cette définition est qu’elle rejette comme non fondamentale la réduction de la culture au folklore et elle ruine le risque de céder à la tentation de faire de la culture un réceptacle figé, un moule ethnocentrique dans lequel viennent se couler toutes les questions économiques, sociales, intellectuelles et spirituelles. Au contraire, elle donne à comprendre la culture comme "évaluation et réévaluation permanente" (Diagne et Obessi, 1996).

Avant d'articuler quelques propositions de principes, qui ne doivent être regardées ici que comme contribution à l'élaboration des lignes directrices d'un programme à approfondir, il convient de rappeler comment se présentent, notamment en Afrique et dans les rapports entre pays Africains et pays partenaires de l'Afrique, les liens entre politiques de développement, politiques culturelles en général et politique de la diversité culturelle.

Un premier constat s'impose: les politiques de développement en Afrique dans leurs rapports à la question culturelle souffrent de trois sortes de maux. Ces politiques sont caractérisées pour l'essentiel par leurs dépendances de l'extérieur, d'où les difficultés qu'elles rencontrent à penser réellement la question culturelle.

Ces politiques entretiennent avec les cultures locales et nationales des relations complexes où la question culturelle fonctionne en général comme obstacle au lieu d'être moteur du développement. Alibi, justification, expression du mal développement, la question culturelle ne parvient pas à être hissée à la dignité d'un concept lié au développement.

Ces politiques de développement considèrent en général que le développement du secteur culturel moderne doit être une conséquence du développement économique.

D'où le deuxième constat : la tentation du politique d'instrumentaliser la culture.
Ainsi a-t-on vu en Afrique des exemples concrets d'élaboration de cultures d'Etat, qui n'ont rien à voir avec le mécénat d'Etat, et dont l'objectif était surtout de travailler la question culturelle sous l'angle de l'idéologie, y compris celles qui exaltent le nationalisme et une identité culturelle supposée millénaire (ou plus récente) et qui, comme les autres, desservent la culture plutôt que d'en faire un enjeu pour le développement.

Lorsque de telles politiques culturelles se penchent sur l'état et la promotion du patrimoine en général, elles en ont une approche de "folklorisation" qui ne parvient même pas à formuler un réel "état des lieux" – point de départ nécessaire pour comprendre et interpréter le legs matériel et immatériel de plusieurs générations.

Les politiques culturelles, du fait des conséquences de nos deux premiers constats (dépendances à l'égard de l'extérieur, absence d'une vision propre à donner à la culture sa véritable place) font face à une question majeure: c'est de l'Etat que sont attendus l'essentiel des moyens de financement, alors que l'Etat par ses ressources budgétaires propres a du mal à franchir le seuil symbolique d'un pourcentage du budget qui impulserait significativement la création culturelle. Du même coup, on s'aperçoit que la question du mécénat privé en est à un stade embryonnaire et qu'en dehors de la musique, généralement "tournée vers la World music", l'art et la culture vivotent et ont du mal à prendre un envol susceptible de faire faire un saut qualitatif à la question du développement.

Les politiques culturelles, qui commencent seulement dans un grand nombre de pays africains à se donner un cadre juridique, ne disposent que de textes législatifs et réglementaires pour répondre en général à une demande pressante des créateurs culturels alors que le caractère stratégique de la question culturelle exige une réforme en profondeur du secteur avec des programmes spécifiques pour chaque branche d'activité.

À la base d'une telle réforme, l'Etat et les pays ou institutions qui coopèrent pour un développement durable et équilibré doivent élaborer et articuler clairement une philosophie conforme aux droits de l'homme, aux prescriptions contenues dans les constitutions sur la création et la créativité, sur le droit d'entreprendre et sur les responsabilités respectives de l'Etat et de ses partenaires. Le socle de cette philosophie doit être la garantie de préservation de la liberté des créateurs.

Troisième constat: une véritable politique de la diversité culturelle est une exigence à l'intérieur des Etats et dans le monde d'aujourd'hui. La communauté internationale a le devoir de placer cette question au cœur de toutes les entreprises de coopération. La politique de la diversité culturelle, c'est la volonté, l'organisation et la mise en œuvre de mesures concertées, pensées et adoptées pour assurer à l'intérieur de l'espace territorial comme dans le champ plus vaste de la mondialité, les attitudes, conduites et rapports humains que sont notamment :

- à l'intérieur des ethnies, des espaces régionaux et nationaux, la diversité culturelle doit être connue, respectée comme telle et préservée ;
- une "politique de la diversité culturelle" est incontestablement le meilleur rempart contre la standardisation, l'homogénéisation et les autres pratiques de destruction de la différence dans des ensembles viables et porteurs de solidarité.

C'est le rôle de l'Etat à l'intérieur des frontières nationales que d'assumer pleinement sa responsabilité en matière de régulation des droits et devoirs culturels, même si l'histoire des nations prouve largement que les contingences, les accidents et la volonté de puissance parviennent à redistribuer les rôles, les positions et les chances dans des domaines comme la langue, la religion, les rapports économiques etc. Une des tâches relevant de l'Etat est, dans le domaine de l'éducation, de développer une culture de l'acceptation de la diversité culturelle comme facteur d'équilibre et d'enrichissement.

Dans le champ des mondialisations, certaines tendances lourdes allant à contre-courant de l'exigence de diversité culturelle, il est impératif que les institutions internationales compétentes entreprennent de faire converger leurs pouvoirs de persuasion ainsi que les programmes de mobilisation des moyens nécessaires afin d’ancrer la culture de la diversité culturelle dans les politiques de coopération, dans les expertises relatives à l'économie, aux finances, aux échanges, en vue de rendre perceptible et désirable le caractère vital de la diversité culturelle pour l'Humanité entière.

Comme on le voit, les liens entre politiques de développement, politiques culturelles et politique de la diversité culturelle saisies dans l'instantanéité de leur existence actuelle sont très précisément problématiques. Sans doute parce qu'ils n'ont pas encore été véritablement pensés et ont plus que jamais besoin d'être redéfinis dans la perspective de la construction de ce que Edgar Morin appelle "une politique de civilisation".


A. Premier principe : faire le bilan de la place accordée à la créativité dans l’éducation et la formation

La création et la créativité étant les véritables moteurs de ce qui est désigné comme « évaluation et réévaluation permanente », les politiques de développement, les politiques culturelles et les politiques de la diversité culturelle doivent faire le bilan de la place accordée à la créativité dans l’éducation et la formation.

La créativité est à l’origine de l’ensemble de la civilisation, de l’invention de l’outil à celle de la machine à vapeur et aux nouvelles technologies de l’information ; de l’invention de l’agriculture, à l’avènement de la nouvelle économie; de l’invention de la société à celle de la Polis; de l’art utilitaire aux arts contemplés. Elle est à l'origine de l’approfondissement de la démocratie comme exigence universelle, du respect des droits de la personne et des peuples et, en définitive, de la nouvelle éthique internationale de respect des droits humains. La créativité est affaire d’individualité et de groupes, mais c'est la société qui en pose toujours les conditions de possibilité. Aussi, doit-on en faire une valeur sociale conséquente pour chacun et pour tous. D’où le devoir de l’Etat et des organismes qui concourent avec celui-ci de contribuer à l’émergence d’une société de liberté, d’égalité et de solidarité, et d’examiner la place et les moyens intellectuels, matériels, financiers et moraux destinés à favoriser, par l’éducation et la formation, le maximum de créativité au sein de la société.


B. Deuxième principe : donner une acception large aux liens entre patrimoine et créativité


Il faut commencer par une prise en compte conséquente de l’idée de "patrimoine mondial de l’Humanité". Sous ce rapport, revaloriser le passé dans une perspective de construction d’un avenir de solidarité. Avec comme conséquence, parmi d’autres, l’importance d’une nouvelle vision de ce que l’on appelle généralement les traditions et que l’on place plus volontiers du côté des pays non occidentaux.

Il y a ici deux types de préjugés à lever. Le premier consiste à confondre conservatisme rétrograde et conservation de nécessité et à ne voir, dans les traditions africaines par exemple, que la survivance d’une sorte "d’enfance" de l’Humanité, aujourd'hui évoluée. Alors que les savoirs endogènes perçus sous l'angle à la fois de leurs valeurs pratiques et de leur contribution positive aux sociétés qu’ils ont créées, apparaîtront comme partie intégrante du patrimoine de l’Humanité.

À l’opposé de ce premier type de préjugé, il en est un deuxième tout aussi tenace et faux. Ici, ce sont généralement les tenants des traditions dans les sociétés non industrialisées (comme celles de l’Afrique) qui en sont victimes. En ne considérant la tradition que comme un legs pur et intangible, on s’interdit de comprendre comment le patrimoine, la créativité et les échanges interfèrent pour apporter à chaque époque dans une société donnée une culture vivante, entendue au sens de la définition donnée plus haut. L’origine de ce préjugé, qui n’est pas en définitive propre aux seules sociétés "sous-développées", est inséparable de la notion d’identité culturelle dans son aspect le plus sectaire et le plus sommaire. Ce préjugé ignore le fait maintes fois vérifié qu’une tradition n’est en général que la résultante de deux ou plusieurs séries de systèmes de valeurs devenus à un moment donné "loi de reconnaissance" collective d’un groupe donné.

En critiquant ces deux types de préjugés et en remettant les choses à leur véritable place, on produit dans le monde une nouvelle vision du passé, du présent et du futur tout en jetant les bases d’une nouvelle acceptation de la solidarité.


C. Troisième principe : une nécessaire universalisation du principe de négociation

Plus familière dans l’espace des conflits sociaux et dans celui de la diplomatie, il faut se convaincre du fait que la négociation participe de l’essence même de la culture telle que définie plus haut et constitue dès lors l’un des principes clés d’une redéfinition des liens possibles entre politique de développement, politique culturelle et politique de la diversité culturelle.

La conflictualité n’est pas seulement au cœur des espaces du travail, de la compétition politique et des relations internationales. Elle est aussi la manifestation d’un besoin, d’un degré de convergence et d’équilibre dans un « monde » où les opinions, les institutions, les manières de vivre, de sentir, de s’exprimer et de se comporter vis-à-vis de la nature et des autres hommes sont plurielles et diverses.

Diversité ethnique, diversité des modèles de développement économique et social et diversité culturelle constituent la structure réelle des modes d’existence des sociétés humaines sur la Terre. Comment respecter ce pluralisme tout en fondant ce principe sur la volonté de faire converger les différences vers l’émergence d’une Humanité libérée de toute oppression et de tout préjugé : voilà qui explique le rôle et la signification de la négociation.


D. Quatrième principe : promouvoir de nouveaux types d'acteurs et de partenaires aptes à la construction d’une "nouvelle civilisation"

En acceptant de placer le principe de négociation à la base de la redéfinition des liens possibles entre politique de développement, politique culturelle et politique de la diversité culturelle, on jette les fondements d’une nouvelle civilisation qui rend encore plus pertinent l’aphorisme de Senghor cité plus haut.

En effet, entre l’économique et les comportements sociaux, entre les facteurs endogènes et les exigences des mondialisations (dont l’économie de marché, en dépit de sa suprématie actuelle, n’est qu’un aspect parmi d’autres), il n’y a que la négociation aux échelles locale et globale qui soit à même de permettre l'émergence d'un nouveau type de développement : durable, équilibré, fondé sur la solidarité et le respect des individus et des sociétés particulières comme de la société internationale.

Les organismes multilatéraux d’échange, de coopération et de solidarité internationale, du fait même de leur mission éthique et de facilitation de la construction d’un monde de paix et de solidarité, devraient donner un contenu concret à cette idée de négociation. Ici, l’UNESCO doit jouer un rôle prépondérant.

Mais les organismes qui poursuivent le même idéal doivent aussi avoir une présence locale et, si possible, être imaginés, créés et développés pour les communautés autochtones. D’où l’importance de la coopération régionale, décentralisée, seule apte à comprendre les liens nécessaires entre l’endogène et le mondial.

À côté du partenariat inter-étatique, un nouveau partenariat, tel que celui qui s’institue progressivement à travers les ONG et les groupes sociaux, doit donc être encouragé.



Bibliographie indicative :

Diagne, Souleymane Bachir, et Ossébi Henri, La question culturelle en Afrique : Contextes, enjeux et perspectives de recherche, CODESRIA, Dakar, Documents de travail 1 / 1996.
Chombart de Lauwe, P.H., La culture et le pouvoir, L’Harmattan, Paris, 1983.
______"Développement économique et dynamique culturelle en Afrique", in Cahiers du GEMDEV Nº17 pp 11-20, Paris, 1990.
Diop Cheikh Anta, Nations nègres et cultures, 2e Edition, Paris, Présence Africaine, 1965.
______Les fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique noire, Présence Africaine, Paris, 1977.
Kane Abdoulaye E. "Espaces / Temps hétérogènes et conscience du développement" in Temps et développement dans la pensée de l’Afrique subsaharienne pp 5-9, Etudes de philosophie interculturelle, Dakar, 1997.
______L’idée de "monde" et ses modèles techniques, Annales de la faculté de lettres et sciences humaines, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, numéro spécial de janvier 2003.
Morin, Edgar et Nair, Sami, Une Politique de civilisation, Editions Arléa, Paris, 1996.
Senghor, Léopold Sédar, Paroles, NEAS, Dakar, 1975.
Obenda, Simon, La Palabre comme identité et procédure, Cerdaf, Université de Fribourg, 2000.
Rapport mondial sur la culture, Culture, créativité et marchés, Editions UNESCO, Paris, 1998.


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