Pour la troisième année consécutive, fin janvier, un match planétaire aura lieu entre deux instances multilatérales n’appartenant pas au système des Nations Unies, mais jouant un rôle d’influence, sinon de prescription, considérable. D’un côté, le World Economic Forum (« WEF », en anglais seulement), 33ème du nom et de retour à Davos, s’efforcera de sauver quelques meubles («valeurs mobilières»?) de la défunte Globalisation radieuse des années 1990… et aussi de survivre à la compétition propre au monde des Forums, lequel n’échappe pas à la « loi des marchés ». D’un autre côté, le Forum Social Mondial (« FSM », quadrilingue), troisième édition à Porto Alegre, Etat de Rio Grande do Sul (Brésil), poursuivra sa montée en puissance, en cherchant à se rendre incontournable comme lieu d’analyse, de délibération et de proposition de formes alternatives de « gouvernance mondiale », dans un pays qui vit désormais à l’heure du « phénomène Lula ». Un Lula dont le parcours jusqu’à la présidence laisse rêveur, dont l’impact potentiel du modèle interroge la communauté internationale, et que s’arrachent précisément les deux Forums, auxquels il est invité d’honneur et pressé d’assister — si possible de manière exclusive…
Mais ce match, qui pouvait encore paraître équilibré début 2002, est désormais inégal, tant sur un plan « qualitatif » que « quantitatif ». Le WEF est une valeur en baisse, qui peine à la tâche sur tous les fronts, tandis que le FSM est une valeur en hausse, dont le souci le plus sérieux est surtout celui du « bon modèle de croissance » à choisir (à l’instar de toute start-up). Le WEF trentenaire ne peut plus se débarrasser du paradigme oligarchique sur lequel il est fondé, et il a même décidé de l’assumer en réduisant le nombre de ses participants et invités par rapport à 2002, au motif allégué d’ « assurer un environnement productif » au Forum 2003 (moins on est de fous, plus on est efficient). Pour sa part, le FSM encore juvénile vise à accéder à une certaine maturité, en multipliant par plus de deux le nombre de délégués envoyés (29.700 en 2003, au lieu de 12.300 en 2002) par les organisations qui y sont représentées (près de 5.000), aux ateliers et autres activités qu’il organise (plus de 1.700).
Sur un plan programmatique, le WEF reste sur la posture défensive qui était déjà la sienne en 2001 (le thème lancinant des « fractures ») et en 2002 (celui du «leadership en périodes fragiles»). En effet, en 2003, ce sera «construire la confiance» — c’est-à-dire, en fait, reconstruire une confiance perdue de tous côtés, sur les scènes économique, industrielle, financière, boursière, morale, intellectuelle et diplomatique ! «Depuis notre dernière réunion, la confiance dans la stabilité de la vie publique et la solidité des entreprises a volé en éclats, en même temps que dans le monde entier des institutions apparemment puissantes ont été ébranlées par désastres et scandales». Le global de « la globalisation » ex-triomphante est en crise, et cette crise est d’abord une crise de confiance interne et externe, sectorielle aussi bien que générale, touchant les pays « les plus industrialisés » comme « les moins avancés ». La station de ski de Davos redevient ainsi le sanatorium qui était le théâtre d’opérations de La Montagne magique de Thomas Mann. Et ce sanatorium n’est autre que celui de «la globalisation».
À Porto Alegre, en revanche, on ne pense pas tant clinique que production de méthodes et de scénarios alternatifs à une globalisation ayant failli dans beaucoup de domaines — singulièrement, ceux de l’équité sociale et de la lutte contre les pauvretés —, ce que reflètent précisément les trois thèmes retenus pour l’édition 2003. Ces thèmes sont : i) les questions de production de richesses (problématiques du travail, commerce international, contrôle des capitaux…) ; ii) l’accès aux richesses et la « durabilité » (propriété intellectuelle, préservation de l’environnement, urbanisation…) ; iii) le rôle de la société civile et des espaces publics dans les mondialisations en cours (par exemple, en termes de promotion de la démocratie, de l’éducation, des informations…) ; vi) la reformulation des questions politique et éthique (abordées sous les angles de la paix, des droits fondamentaux et de l’intégrité) (1) . On l’aura noté : les ambitions du FSM sont très élevées, intrinsèquement multilatérales, mais elles restent centrées sur la préoccupation partout ascendante à l’égard de ce « visage humain » qu’il s’agirait de donner à « la mondialisation ».
D’où une ligne de partage bien plus claire encore qu’elle ne l’était lors de la première occurrence du FSM en 2001. Le Think Global du WEF concerne, en effet, les entreprises (et d’abord les Major Players), les grandes organisations « civiles » et les Etats. Il procède de la vision comptable d’un globe fortement structuré a priori, où ce qui compte, précisément, c’est l’optimisation des modèles et des règles institués en faveur des leaders actuels (qu’ils soient politiques, industriels, financiers, intellectuels ou religieux, d’où la composition du panel des 500 invités non membres), et en vue de l’affermissement de leur leadership. C’est en ce sens que l’on peut bien parler de stratégie défensive, à savoir une logique et une rhétorique résolument orientées vers la pérennisation des dominations actuelles, quelles qu’elles soient (d’où le sentiment superficiel d’« éclectisme » idéologique… d’où les invitations simultanées de G.W. Bush et de « Lula »).
En revanche, le FSM s’articule sur une stratégie proprement offensive, qui repose sur une logique ouverte. Contrairement au WEF (qui n’existe que grâce au soutien de son club d’entreprises membres) et à l’idée reçue, il n’a pas de clientèle déterminée à satisfaire (syndicats, associations, ONG…), car sa clientèle, c’est « le monde » — un monde de citoyens conscients de leurs droits et devoirs, et désireux d’en maîtriser les évolutions, sans considération des intérêts particuliers dominants. Un monde de citoyens tous capables de se reconnaître dans ses interrogations (par exemple, sur le respect des Droits de la Déclaration de 1948, de la tolérance, de la dignité ; sur les progrès de la démocratisation et de l’éducation) — même si leurs intérêts personnels ou professionnels peuvent les amener à nier ou rejeter certaines de ces interrogations. Le FSM a donc une marge de manœuvre beaucoup plus considérable que le WEF, en même temps que l’ampleur de l’horizon sur lequel il s’inscrit le contraint à une réflexion décisive sur ses moyens et méthodes.
En définitive, ce ne sont pas les adjectifs « économique » et « social » qui différencient vraiment les deux Forums de janvier. Ce qui les distingue essentiellement est bien plutôt ce qu’ils entendent l’un et l’autre par « le monde » — et le rapport au « global » et au « mondial » que leurs programmes et travaux définissent de manière explicite ou en creux. C’est l’idée même du monde, de ses contours et de ses contenus, de ce qu’il peut être et de ce qu’il doit être, c’est une telle idée qui rend raison de l’identité distinctive des deux manifestations et marquera certainement leur destin. De quoi parle-t-on et en faveur de quoi doit-on œuvrer ? D’un globe intégré d’entreprises majeures, d’organisations et d’Etats puissants, ayant vocation à résoudre les « fractures », la « fragilité » et le déficit de « confiance » ? Ou bien d’un monde de citoyens dûment informés, responsables, solidaires, unis par un corpus de valeurs communes, et mus par la volonté de construire sur le long terme la démocratie, l’équité et le « développement durable » pour tous ? Le choix est de cette nature et les paris sont ouverts sur le match !
(1) Ces problématiques sont elles-mêmes spécifiées dans le cadre de cinq axes de travail (réglant nombre de panels et de conférences), à savoir : a) « développement démocratique et durable » ; b) « principes et valeurs, droits de la personne, diversité et égalité » ; c) « médias, culture et contre-hégémonie » ; d) « pouvoir politique, société civile et démocratie », et : e) « ordre mondial démocratique, lutte contre la militarisation et pour la paix »