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Date :  2013-11-25
langue :  Français
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La révolution à bicyclette


Aux heures de pointe, les vélos représentent jusqu’à un véhicule sur deux dans les rues de Londres, où le phénomène bénéficie de la mobilisation des élus locaux et des réseaux sociaux.



On parle beaucoup de la renaissance de la bicyclette dans différents pays, notamment dans les grandes villes du monde. Je me suis intéressée aux mesures liées au vélo et à la défense de sa pratique à Londres, au Royaume-Uni. Je vais donc analyser ce qui s’y passe, la nature des revendications des militants, la situation politique et envisager la pratique du vélo comme un mouvement social d’individus qui émettent des revendications autour de ce sujet. Il importe avant toute chose de replacer le vélo dans le contexte britannique, où une transition a eu lieu. En 1952, le vélo représentait 12% des distances parcourues au Royaume-Uni : nous nous trouvions alors dans une société multi-modale. Mais en vingt ans, l’usage du vélo s’est complètement perdu : en 1972, il ne couvrait plus que 1 à 2 % des trajets, niveau qui s’est maintenu depuis lors, malgré des tentatives pour lui donner un second souffle. À l’échelle nationale, le vélo est donc une pratique marginale mais, et c’est là un fait notable d’un point de vue tant académique que politique, cette marginalité recouvre des disparités. Dans certains endroits la pratique du vélo est élevée ou s’est développée. En matière de sensibilisation et de politique pro-vélo, il est très intéressant d’observer ce qu’il se passe dans les lieux où la pratique du vélo a le vent en poupe, car s'il n’était pas d’actualité, il l’est devenu. Il y a sûrement des enseignements à en tirer pour d’autres villes comme Paris, New York, Berlin, etc. où le vélo est également en plein essor.

Le vélo : un choix individuel de marginaux ?

Pour aborder certains thèmes touchant à la politique du vélo au Royaume-Uni, commençons par préciser que la bicyclette y est traditionnellement perçue comme un mode de déplacement mineur : il s’agit d’un phénomène local, non stratégique, dénué d’enjeux à l’échelle nationale. Les ministres britanniques ne considèrent pas d’un même œil les pistes cyclables ou, par exemple, les trains à grande vitesse. Ces derniers sont des projets prestigieux et de grande ampleur. Le vélo est bon marché, donc il présente moins d’intérêt. Il passe aussi généralement pour un phénomène marginal, ou pratiqué par des marginaux. On se déplace à vélo faute de mieux : les pauvres l’ont d’ailleurs rapidement adopté après la Seconde Guerre mondiale. Ou bien on le cantonne à la sphère des loisirs, comme une activité pratiquée par les enfants ou les adultes lors de leur temps libre. Ce n’est pas un moyen de transport sérieux ; c’est une pratique marginale. Autre fait important : même lorsque le vélo a bonne presse - à partir des années 1990, on le décrit en termes positifs : c’est bon pour la santé, pour l’environnement, pour la décongestion des villes, etc.-, on continue d’y voir une démarche individuelle. On ne l’appréhende ni comme un système ni comme un service. « Système ferroviaire britannique », « réseaux de bus » sont des expressions consacrées. En revanche, on ne parle pas du vélo en termes de système ni de réseau. C’est très significatif sur le plan politique, dans la mesure où le vélo est cantonné à un acte individuel. Ce n’est pas quelque chose que l’on revendique ni sur lequel les autorités auraient des comptes à rendre. Ce contexte posé, je vais vous parler de Londres, pour tenter de vous faire comprendre en quoi cette ville est si intéressante et potentiellement si importante. L’agglomération londonienne compte 8 millions d’habitants. Sa population est en croissance, son économie aussi, si bien qu’à la différence d’autres régions du Royaume-Uni, la ville se porte bien de ce point de vue là. La pratique du vélo à Londres a toujours été faible et c’est un fait qui interroge. Ce n’est pas un lieu où le vélo a une histoire. Je pratique le vélo à Londres depuis ou ans maintenant et les Britanniques d’autres régions me disent souvent « vous en avez du courage pour vous déplacer en vélo à Londres ». Londres passe pour un lieu où il est tout à fait saugrenu de faire du vélo. Mais encore une fois, c’est l’un des quelques endroits du Royaume-Uni où la pratique se développe, même si elle part d’un niveau très bas. C’est aujourd’hui l’un des endroits qui dérogent à la tendance nationale, un lieu où la population opte de plus en plus souvent pour le vélo.

Les transports en commun, solution de repli par mauvais temps

Londres consacre aux transports en commun une enveloppe bien plus importante que d’autres villes du Royaume-Uni. Cela signifie entre autres, que les Londoniens bénéficient d’un réseau de transport collectif performant. Cela a longtemps constitué un frein au développement du vélo, les Londoniens empruntant plutôt les transports en commun. Fait remarquable : aujourd’hui, c’est justement l’efficacité des transports en commun qui permet aux Londoniens d’opter pour le vélo, la plupart d’entre eux n’ayant pas de voiture. S’il pleut ou si un incident quelconque les oblige à laisser leur vélo, ils savent qu’ils ont une solution de repli grâce à la qualité des réseaux de métro et de bus.

Qui fait du vélo à Londres ?

À en juger par la part du vélo dans les différents modes de déplacement, bien peu de monde, a priori, car cette part a beau avoir doublé, elle est passée de 1 % à 2 % et demeure donc très marginale. En revanche, si l’on se concentre sur des endroits précis, on constatera la présence de nombreux cyclistes : il suffit de regarder les ponts de Londres à l’heure du départ au travail le matin : 50 % des véhicules qui les empruntent sont des vélos. Leur présence est vraiment frappante et l’on remarquera particulièrement que ces cyclistes sont des habitants des districts excentrés se rendant au travail dans les districts les plus centraux. 7,2 % des actifs des districts périphériques se rendent au travail à vélo. A titre de comparaison, ceux qui prennent leur voiture ne représentent pas plus du double. Dans certains quartiers de Londres, les cyclistes sont plus nombreux que les automobilistes sur le trajet du travail. Dans certaines catégories de population, à certaines heures et en certains lieux, on y voit donc un nombre impressionnant de bicyclettes. Mais si l’on observe ces mêmes rues, ces mêmes ponts à h du matin, on ne croise plus un seul cycliste. C’est donc un phénomène très circonscrit, qui a des implications très intéressantes pour la politique du vélo et les débats qu’elle suscite. Le nombre de cyclistes circulant le matin nous indique une chose, alors que les enquêtes sur les modes de transport et la part du vélo dans l’ensemble des déplacements en démontrent une autre. Les chiffres tenus pour significatifs et les données retenues pour planifier la circulation à vélo sont donc contestés.

La mortalité des cyclistes est aujourd’hui médiatisée

D’autres aspects ont malheureusement pris une importance nouvelle dans ce contexte : les cas d’accidents. Les gens pensent qu’à vélo la sécurité est corrélée au nombre de cyclistes sur les routes. Plus ils sont nombreux, moins il y a de risque. Malheureusement, la situation à Londres semble leur donner tort. Il n’y a pas de corrélation nette entre sécurité et nombre de cyclistes. On continue de déplorer un nombre relativement élevé de morts et de blessés graves comparé, par exemple, aux Pays-Bas, au Danemark, etc. Le recul du nombre de blessés et de morts que laissait espérer le développement du vélo ne se vérifie pas. La mortalité des cyclistes étant de plus en plus médiatisée à Londres, j’ai mené avec quelques collègues une étude pilote sur le signalement des cyclistes tués sur la route dans l’Evening Standard. Dans les années 1990, le journal ne rapportait pratiquement aucune de ces morts. Vingt ans plus tard, on constate que les décès y sont presque systématiquement signalés. réalité qui vient aussi s’inscrire dans le débat politique. Les dépenses sont en hausse : celles consacrées aux aménagements cyclables à Londres sont passées de 3 millions de livres sterlings en 2003 à 73 millions environ en 2010. C’est une hausse très nette, qui traduit une volonté politique. D’après les sondages, l’opinion publique est majoritairement favorable à de nouvelles dépenses. Mais la qualité des infrastructures laisse souvent à désirer et accrédite l’image d’un « navetteur endurci », figure du cycliste décrite en ces termes par la société d’exploitation des transports en commun de Londres, Transport for London, dans sa première édition du London Design Standards*. « Le navetteur endurci » est quelqu’un que l’on suppose heureux de cohabiter avec les voitures sur la voie publique. Le qualificatif « endurci » évoque l’idée que le cycliste aurait une cuirasse naturelle, le protégeant des coups, et qu’il serait content de faire du vélo au beau milieu d’une circulation londonienne très dense. L’infrastructure est donc souvent conçue en partant de l’idée que le cycliste est satisfait de son sort.

L’explosion de l’activisme en ligne

Parallèlement à la nette augmentation de la pratique du vélo mais aussi à la question de la mortalité nous constatons la montée d’une forme d’activisme à travers les réseaux sociaux, qu’il me semble intéressante à observer. Il existe sur la question une profusion de blogs dont je ne citerai que quelques exemples : ‘Crap Cycling and Walking in Waltham Forest’,War on the Motorist’, ‘The Alternative Department for Transport’ et ‘Vole O’Speed’ qui est l’un de mes noms de blog préférés. Il s’agit d’un jeu de mots avec « vélocipède ». L’image choisie pour illustrer ce blog montre un vélo pliant surmonté d’un campagnol en peluche, un « vole » en anglais. Ces blogs sont pleins d’humour. Ils offrent aux internautes la possibilité d’échanger des idées, des arguments et de s’organiser en ligne. Nombre de ces blogs sont tenus par des personnes qui plaident en faveur de meilleurs investissements en matière de politique du vélo et d’une prise de responsabilité accrue des pouvoirs publics pour les morts et blessés des rues londoniennes.

L’importance des blogs vidéo

Plusieurs éléments importants sont à relever en matière de blog : tout d’abord, la rapidité avec laquelle s’échangent les idées, les textes et les vidéos. Ces dernières ont beaucoup d’impact, car désormais vous n’avez même plus à décrire un carrefour ni même à le prendre en photo. Il suffit de le filmer pour montrer dans quelles conditions il se négocie à vélo. C’est très percutant, les gens voient la vidéo et se disent : « Eh bien, c’est à ce point-là ! C’est aussi difficile que cela », ou bien, éventuellement « C’est aussi bien que cela ». Les gens communiquent par l’intermédiaire des blogs, les activistes expliquent en quelle mesure la pratique du vélo pourrait être facilitée à Londres. Ils ont souvent en commun de parler pour les « non-cyclistes » : ils ne s’expriment pas au nom de la communauté des cyclistes mais au nom des %, admettons, qui ne font pas de vélo et qui aimeraient bien en faire. On peut dire qu’ils parlent d’un groupe politique imaginaire : ces non-cyclistes qui ne font pas de vélo mais veulent en faire. C’est tout à fait intéressant. Leur mobilisation a également permis de démocratiser la réflexion, me semble-t-il, car les débats en matière de transport ont tendance à rester cantonnés à des discussions d’experts très confidentielles. Le public a le sentiment qu’il doit savoir déchiffrer les diagrammes techniques, consulter quantités d’informations, avoir lu toutes les dispositions du code de la route sur la signalétique des transports, etc. Cela peut être très rébarbatif. Il peut être difficile pour les néophytes de maîtriser ce genre d’informations. Je pense que les blogueurs ont eu ce grand mérite d’ouvrir le débat sur le vélo et sur les aménagements souhaitables en la matière. Ils y parviennent notamment en traduisant les plans des bureaux d’étude en images, en présentant des vidéos, en montrant au public à quoi ressembleraient les aménagements cyclables si ces plans étaient mis en œuvre.

La sécurité : de la responsabilité individuelle au débat public

Les blogueurs ont joué un autre rôle important, en recadrant notamment le débat sur la sécurité. Comme je le disais, traditionnellement, le Royaume-Uni conçoit le vélo comme une affaire de choix personnel et donc la sécurité comme une responsabilité individuelle. Il incombe donc au cycliste de porter un casque, un gilet de haute visibilité et d’être équipé de toutes sortes de gadgets pour garantir sa sécurité. Or les blogueurs londoniens ont déplacé le débat vers ce que pouvaient faire les pouvoirs publics pour renforcer la sécurité des cyclistes. Que peuvent faire les autres pour assurer la sécurité des cyclistes ? Leur mode d’argumentation, leur organisation en réseau et leur angle d’approche a, je pense, contribué à faire évoluer les mouvements militants traditionnels. D’une manière générale, nous avons également assisté à un renouveau du militantisme de terrain. Activisme en ligne et hors ligne ont agi de concert.

Voter en tant que cycliste

Pour illustrer certains de ces points, je souhaite parler de l’association Londoners On Bikes, que j’ai eu l’occasion d’étudier. J’ai mené des entretiens, des enquêtes et une étude ethnographique auprès de cette organisation. C’est une campagne qui a été organisée en janvier pour mobiliser le vote des cyclistes aux municipales londoniennes. C’était là quelque chose de tout à fait inédit. Il n’y avait jamais eu de vote spécifique aux cyclistes jusque-là. Pourquoi diable « voter avec son vélo », se rendre aux urnes en qualité de cycliste ? La campagne est parvenue à mobiliser personnes qui se sont engagées à « voter avec leurs vélos », ce que les militants ont globalement salué comme une vraie réussite. Ils se sont organisés à la fois en ligne et sur le terrain. Ils ont par exemple mis en place des distributions de tracts via Facebook, Twitter, etc. Sur le plan ethnographique, ils faisaient un peu penser à une société secrète. Les sympathisants s’engageaient à distribuer des tracts, se présentaient à des rendez-vous où ils rencontraient des gens qu’ils n’avaient jamais vus auparavant.

Londoners On Bikes : un choix de navetteur

Les militants de Londoners On Bikes ont notamment été confrontés au fait qu’au Royaume-Uni, je l’ai déjà évoqué, les cyclistes passent pour des marginaux. Ils sont perçus comme un groupe auquel bien des gens refusent d’être assimilés ; les gens ne veulent pas être perçus comme des cyclistes, qui sont affublés de nombreuses connotations négatives. C’est pourquoi les Londoners On Bikes se définissent délibérément et avant tout comme des Londoniens et ensuite comme des cyclistes. Ils ont eu à cœur de souligner qu’ils n’étaient pas des mordus du vélo. Ils ne s’y sont pas intéressés par passion, le vélo étant seulement un choix d’usager, pour se rendre au travail, par opposition à une activité pratiquée pour le plaisir ou les loisirs. Il y a comme une sorte d’aspiration à la respectabilité, à la reconnaissance du vélo comme un mode de transport respectable. Il était également important pour ces militants que Londoners On Bikes soit une campagne limitée dans le temps. Elle avait pour objectif d’influencer le scrutin des municipales. Les sympathisants n’étaient pas obligés de se définir comme militants pro-vélo,ils pouvaient se mobiliser sur une courte période. Ils ont donc pu véritablement construire la campagne autour du thème de Londres, sur ce qu’ils souhaitaient pour leur ville, mais aussi établir des liens avec leur expérience locale de Londres, avec des lieux qui leur étaient familiers et pour lesquels ils souhaitaient des améliorations. Comme je l’ai dit, une mutation s’est produite, faisant passer le vélo d’une pratique individuelle à une dimension plus collective, et donc politique. Les Londoners on Bike ont participé à cette évolution en érigeant le vélo en thème crédible pour les municipales, en enjeu de campagne important.

S’inspirer d’autres formes d’activisme politique

Je conclurai sur ce point : les militants ont été capables de s’inspirer d’autres récits politiques, d’autres discours. Nombre d’entre eux s’étaient déjà engagés dans des mouvements pacifistes, par exemple, et en ont tiré les leçons. Je citerai simplement une militante dont les propos illustrent parfaitement les influences de ces expériences d’activisme politique. « La paix n’est pas seulement cette grande chose que l’ONU doit rétablir dans les zones de conflits violents. C’est une chose avec laquelle on vit, au quotidien, pour moi, en particulier, qui travaille avec des jeunes. J’ai beaucoup réfléchi à ce que signifie la paix à Londres. Et j’ai commencé à penser qu’il existe un autre espace, où la paix ne règne pas. » Elle transpose ici son expérience des jeunes et de la résolution de conflits à ce qui se passe dans les rues de Londres. Pour conclure sur le mouvement Londoners On Bikes et sur les nombreux nouveaux réseaux militants, il est intéressant de constater qu’ils formulent deux sortes de revendications. D’un côté, ils réclament des ressources : des biens matériels, des infrastructures, davantage d’espaces réservés aux vélos, de meilleurs aménagements cyclables. Mais leurs revendications ont aussi une dimension culturelle qui s’exprime en termes de reconnaissance. Ils exigent d’être perçus comme des personnes se déplaçant à vélo, et non pas comme une minorité de cyclistes. Ce double fil conducteur est susceptible de rendre leur mobilisation très puissante sur le plan politique : leurs revendications ne sont pas uniquement matérielles, elles portent aussi sur une forme de reconnaissance culturelle.

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