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Date :  2016-06-09
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L’innovation ne suffit pas


Nous semblons vivre une époque dans laquelle les avancées technologiques révolutionnaires ne cessent d’émerger à un rythme effréné. Il ne se passe pas un jour sans que soient annoncés de nouveaux progrès majeurs en matière d’intelligence artificielle, de biotechnologies, de numérisation ou d’automatisation. Et pourtant, les experts eux-mêmes, censés savoir vers où ces avancées sont susceptibles de nous mener, ne parviennent pas à formuler un avis tranché.

D’un côté de l’échiquier interviennent les techno-optimistes, qui nous pensent à l’aube d’une nouvelle ère dans laquelle le niveau de vie à travers le monde augmentera plus rapidement que jamais au cours de l’histoire. À l’autre extrémité, les techno-pessimistes déplorent des statistiques de productivité décevantes, et considèrent que les bienfaits apportés par les nouvelles technologies à l’échelle des économies demeureront nécessairement limités. Interviennent enfin ceux que l’on pourrait appeler les techno-sceptiques, qui s’accordent avec les optimistes sur l’ampleur et la portée des innovations, mais qui pour autant s’inquiètent des conséquences potentiellement négatives en termes d’emploi et d’équité.

Ces différents points de vue ne s’opposent pas tant sur le rythme auquel s’opère l’innovation technologique. En effet, qui peut encore sérieusement ignorer le rythme effréné de telles avancées ? Le débat porte davantage sur la question de savoir si ces innovations se cantonneront à une poignée de secteurs hautement technologiques, qui emploient les professionnels les plus qualifiés et qui ne représentent qu’une proportion relativement faible du PIB, ou si elles se propageront à la majeure partie de l’économie. Les conséquences de toute innovation sur la productivité, l’emploi et l’équité dépendent en fin de compte de la rapidité avec laquelle l’innovation se diffuse sur les marchés du travail et des produits.

Cette diffusion technologique peut se trouver restreinte en raison à la fois de l’économie de la demande et de celle de l’offre. Prenons tout d’abord la demande. Au sein des économies développées, les consommateurs dépensent la majeure partie de leurs revenus dans des services tels que la santé, l’éducation, les transports, le logement, ainsi que dans les biens de consommation. Or, l’innovation technologique, en termes comparatifs, n’engendre à ce jour qu’un impact minime sur la plupart de ces secteurs.

Considérons les chiffres du récent rapport publié par le McKinsey Global Institute, intitulé Digital America. Les deux secteurs ayant enregistré la croissance de productivité la plus rapide aux États-Unis depuis 2005 sont celui des TIC (technologies de l’information et de la communication) et celui des médias, et représentent ensemble moins de 10 % du PIB. Par opposition, les services publics et de santé, qui représentent ensemble plus d’un quart du PIB, ont enregistré une croissance de productivité quasiment nulle.

Les techno-optimistes, dont font partie les auteurs de McKinsey, abordent ces chiffres comme une opportunité, considérant qu’il demeurerait ainsi d’importants gains de productivité à réaliser grâce à l’adoption de nouvelles technologies dans les secteurs à la traîne. De leur côté, les pessimistes voient dans ces écarts une nature potentiellement structurelle, caractéristique durable des économies d’aujourd’hui.

L’historien de l’économie Robert Gordon considère par exemple que les innovations d’aujourd’hui font pâle figure en comparaison avec les révolutions technologiques du passé, quant à leur impact probable à l’échelle de l’économie. Électricité, automobile, avions de ligne, air conditionné et appareils électroménagers ont profondément refaçonné l’existence des individus. Ces innovations ont opéré une percée dans tous les secteurs de l’économie. Aussi impressionnante soit-elle, la révolution numérique ne pourra peut-être pas en dire autant.

Du côté de l’offre, la question clé consiste à savoir si le secteur de l’innovation bénéficie d’un accès suffisant aux capitaux et aux compétences dont il a besoin pour s’étendre rapidement et durablement. Au sein des pays développés, aucune de ces deux contraintes n’est généralement trop problématique. Mais lorsque la technologie nécessite des compétences élevées – le phénomène de changement technologique privilégiant de fait les qualifications les plus poussées, comme l’expriment les économistes en parlant de « skill-biased technological change » – il faut s’attendre à ce que l’adoption et la diffusion des technologies aient tendance à creuser l’écart de revenus entre les ouvriers faiblement qualifiés et les travailleurs hautement qualifiés. Comme dans les années 1990, il est à prévoir que la croissance économique s’accompagne d’un tel creusement des inégalités.

La difficulté à laquelle sont confrontés les pays en voie de développement sur le plan de l’offre se révèle plus handicapante. La main-d’œuvre y est en effet composée pour l’essentiel de travailleurs faiblement qualifiés. Historiquement, cette difficulté n’a pas toujours constitué un obstacle pour les retardataires de l’industrialisation, aussi longtemps que le secteur manufacturier consistait en opérations d’assemblage à haute intensité de main-d’œuvre, par exemple dans le domaine du prêt-à-porter et de l’automobile. Le simple paysan pouvait espérer passer quasiment du jour au lendemain au statut de travailleur d’usine, ce qui sous-entendait d’importants gains de productivité pour l’économie. Le secteur manufacturier faisait traditionnellement office d’ascenseur rapide vers des niveaux de revenus plus élevés.

Mais dès lors que les activités manufacturières commencent à se robotiser et à exiger des compétences élevées, les contraintes du côté de l’offre commencent à devenir gênantes. C’est en effet à ce moment-là que les pays en voie de développement perdent leur avantage comparatif vis-à-vis des pays riches. Nous en observons les conséquences dans le cadre de cette « désindustrialisation prématurée » qui affecte aujourd’hui les pays en voie de développement.

Or, dans un monde de désindustrialisation prématurée, l’objectif d’une croissance de la productivité à l’échelle de toute une économie devient d’autant plus difficile à atteindre pour les pays à faible revenu. Il n’est pas certain qu’il existe des substituts efficaces à l’industrialisation.

L’économiste Tyler Cowen a suggéré que les pays en voie de développement pourraient bénéficier d’un effet de propagation de l’innovation en provenance des économies développées, et pouvoir ainsi consommer tout un flux de nouveaux produits pour un faible prix. C’est là le modèle que suggère Cowen lorsqu’il parle d’« usines de téléphones portables plutôt que d’usines automobiles ». Pour autant, la question demeure : que pourront produire et exporter ces pays – outre des produits de base – s’ils entendent pouvoir s’offrir des téléphones importés ?

En Amérique latine, la productivité à l’échelle de l’économie stagne en dépit d’une innovation significative au sein des entreprises les mieux gérées et des secteurs les plus avant-gardistes. Cet apparent paradoxe trouve réponse dès lors que l’on constate que la croissance de productivité rapide et favorable à l’innovation se trouve défaite par une situation dans laquelle les travailleurs quittent les pans les plus productifs pour gagner les pans les moins productifs de l’économie – un phénomène que mes coauteurs et moi-même qualifions de « changement structurel réducteur de croissance ».

Cette issue perverse devient possible lorsqu’il existe une dualité technologique très prononcée au sein de l’économie, et que les activités les plus productives ne se développent pas suffisamment rapidement. Aspect troublant, certains signaux ont indiqué récemment aux États-Unis l’existence d’un tel changement structurel réducteur de croissance.

En fin de compte, ce sont les conséquences de l’innovation technologique sur la productivité à l’échelle de l’économie, et non l’innovation en soi, qui permettent une élévation du niveau de vie. Innovation et faible productivité peuvent coexister et se conjuguer (à l’inverse, une croissance de la productivité est parfois possible en l’absence d’innovations, lorsque les ressources s’orientent vers les secteurs les plus productifs). Les techno-pessimistes le reconnaissent. Mais bien que les optimistes n’aient pas nécessairement tort, il leur faudra, pour faire valoir leur raisonnement, se concentrer sur le rôle que peuvent jouer les conséquences de la technologie au sein de l’économie dans son ensemble.

Traduit de l’anglais par Martin Morel


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