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Date :  2016-03-14
langue :  Français
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Exploiter le chaos : l’Etat islamique et al-Qaeda


SYNTHÈSE

L’Etat islamique (EI), les groupes liés à al-Qaeda, Boko Haram et d’autres mouvements extrémistes sont les protagonistes des crises les plus meurtrières d’aujourd’hui, ce qui complique les efforts pour y mettre fin. Ils exploitent les guerres, la faillite des Etats et les bouleversements géopolitiques au Moyen-Orient, s’implantent en Afrique et constituent ailleurs une menace en constante évolution. Enrayer leur avancée nécessite d’éviter les erreurs qui ont permis leur ascension. Cela implique de distinguer les groupes selon leurs objectifs ; de faire un usage plus différencié de la force ; de ne pas repousser les militants sans avoir au préalable une alternative crédible ; et de considérer établir des voies de communication, même avec les plus radicaux. Il est également vital de désamorcer les crises dont ils se nourrissent et de prévenir l’apparition de nouveaux conflits, en poussant les dirigeants au dialogue, à l’intégration et aux réformes, et en réagissant avec mesure aux attaques terroristes. L’essentiel est que la lutte contre « l’extrémisme violent » ne distraie pas, ni n’aggrave, des menaces plus graves encore, notamment les rivalités croissantes entre puissances, régionales et internationales.

L’influence des « jihadistes » (un terme que Crisis Group emploie avec réticence mais que les groupes examinés dans ce rapport utilisent pour se définir ; pour une explication plus complète de son usage dans le rapport, voir page 2) s’est étendue de façon spectaculaire au cours des dernières années. Certains mouvements sont maintenant des forces armées puissantes, contrôlant des territoires, supplantant l’Etat et gouvernant par un mélange mesuré de coercition et de cooptation. Rien ne suggère que des moyens militaires sont suffisants pour les vaincre. Pourtant, ils poursuivent, à des degrés divers, des objectifs incompatibles avec le système d’Etat-nation, rejetés par la majorité des habitants des régions concernées et difficiles à satisfaire dans des accords négociés. La plupart semblent résilients, capables de s’adapter à des dynamiques changeantes. La géographie des crises aujourd’hui indique que des groupes similaires marqueront beaucoup de guerres à venir.

L’EI a remodelé le paysage jihadiste : sa stratégie plus sanglante que celle d’al-Qaeda, avec lequel il a rompu en 2013 ; son califat déclaré dans une grande partie de l’Irak et de la Syrie et son emprise sur une bande côtière libyenne ; des milliers d’étrangers et des dizaines de mouvements enrôlés ; ses attaques dans le monde musulman et en Occident. En luttant sur de multiples fronts (contre les alliés de l’Iran, les régimes arabes sunnites et l’Occident), il a fédéré les courants sectaire, révolutionnaire et anti-impérialiste de la pensée jihadiste. Sa direction est essentiellement irakienne, mais le mouvement est protéiforme : insurgé millénariste et local ; source de protection pour certains, de mobilité sociale pour d’autres, et parfois véritable raison d’être ; fort d’éléments cherchant à consolider le califat, à prendre Bagdad ou même la Mecque, ou attirer l’Occident dans une bataille apocalyptique. Essentiellement, néanmoins, sa progression reflète l’histoire récente de l’Irak et de la Syrie : l’exclusion sunnite et l’anomie après une invasion américaine désastreuse ; les mauvais traitements quand Nouri al-Maliki était Premier ministre; et la brutalité du régime du président Bachar el-Assad et de ses alliés. Toute réponse doit prendre en compte les multiples visages de l’EI. Mais surtout, elle doit atténuer la souffrance sunnite au Levant et le dangereux sentiment de victimisation que cette dernière a engendré dans le monde arabe sunnite.

En partie occulté par la montée de l’EI, al-Qaeda a évolué. Les groupes qui lui sont affiliés au Maghreb, en Somalie, en Syrie et au Yémen restent puissants, parfois plus forts que jamais. Certains se sont greffés sur des insurrections locales, affichant un certain pragmatisme, s’abstenant de tuer des musulmans, et se montrant sensibles aux normes locales. Autour du bassin du lac Tchad, Boko Haram, le dernier d’une série de mouvements revivalistes, ayant pris racine dans un contexte de marginalisation politique et économique et de violence structurelle au Nord du Nigéria, s’est muée de secte isolée en menace régionale, bien que l’allégeance à l’EI ait joué un rôle mineur dans cette transformation. Différents types de mouvements (les talibans afghans, largement nationalistes, revitalisés depuis le retrait des troupes étrangères d’Afghanistan, et les groupes pakistanais, dont des mouvements sectaires, des militants tribaux luttant contre l’Etat central et des groupuscules alignés sur son établissement militaire se concentrant sur le Cachemire ou l’Afghanistan) forment une scène jihadiste en pleine évolution dans le Sud de l’Asie.

Les causes de cette expansion défient toute description générique. Les modèles de radicalisation varient d’un pays à l’autre, d’un village à l’autre, d’un individu à l’autre. Les autocrates, l’exclusion politique, les interventions occidentales malheureuses, la mauvaise gouvernance, le verrouillage des modes d’expression politique pacifiques, la méfiance des périphéries délaissées vis-à-vis de l’Etat, le déclin de l’autorité des élites traditionnelles et le manque de perspectives de populations jeunes de plus en plus nombreuses, ont tous joué un rôle. Sans oublier l’attrait en berne des autres idéologies, en particulier de l’islam politique pacifique des Frères musulmans, principal concurrent idéologique des jihadistes, affaibli par l’éviction du président Mohammed Morsi et la répression qui a suivi en Egypte. Le prosélytisme de composants intolérants de l’islam a, par endroits, contribué à préparer le terrain. Les courants sectaires qui parcourent une grande partie du monde musulman sont à la fois renforcés par l’EI et lui apportent leur concours.

Mais si les racines sont complexes, le catalyseur est évident. Le glissement de la plupart des révolutions arabes de 2011 vers le désordre ou le chaos a constitué une aubaine exceptionnelle pour les extrémistes. Les mouvements se sont renforcés au fur et à mesure que les crises s’envenimaient et évoluaient, tandis que l’argent, les armes et les combattants circulent, et que la violence s’intensifie. L’inimitié croissante entre les Etats conduit les puissances régionales à moins se soucier des extrémistes que de leurs rivaux traditionnels, à exploiter la lutte contre l’EI pour combattre leurs ennemis ou à se servir des jihadistes comme leur bras armé. Au Moyen-Orient, en particulier, la progression des jihadistes résulte plutôt de l’instabilité plutôt qu’il n’en est le moteur ; est causée davantage par la radicalisation durant les crises que par une situation préexistante ; et doit plus aux affrontements entre leurs ennemis qu’à leurs propres forces. Un mouvement jihadiste parvient rarement à se consolider ou à gagner du terrain en dehors d’une zone de guerre ou d’un Etat en déliquescence.

La géopolitique empêche une réponse cohérente. Avant tout, il importe d’atténuer la rivalité entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, qui engendre l’extrémisme sunnite et chiite, approfondit les crises dans la région et constitue aujourd’hui l’une des menaces les plus graves à la paix et à la sécurité internationales. Apaiser d’autres tensions (entre la Turquie et les militants kurdes, par exemple, la Turquie et la Russie, les régimes arabes conservateurs et les Frères musulmans, le Pakistan et l’Inde, et même la Russie et l’Occident), est également essentiel. En Libye, en Syrie et au Yémen, la lutte contre les jihadistes exige de forger de nouvelles structures suffisamment attractives pour dégarnir leurs rangs et unir d’autres forces. Bien sûr, rien de tout cela n’est facile. Mais redoubler d’efforts pour circonscrire les nouvelles lignes de fracture serait plus avisé que de les dissimuler derrière une illusion de consensus contre « l’extrémisme violent ».

Il est également vital de tirer les leçons des erreurs commises depuis les attaques du 11 septembre 2001. Chacun de ces mouvements, en dépit des liens entre eux et des attaches transnationales de certains, est distinct et enraciné localement ; chacun nécessite une réponse spécifique. Ils peuvent, cependant, poser des dilemmes et pousser à des erreurs similaires. Les grandes puissances, au niveau international et régional, et les gouvernements dans les régions touchées devraient :

Différencier au lieu d’amalgamer : Faire d’islamistes non violents des ennemis, en particulier les Frères musulmans, alors qu’ils sont prêts à accepter le pluralisme politique et religieux et à participer à la vie politique, est voué à l’échec. Il est également important de distinguer les mouvements qui cherchent une place dans l’ordre mondial de ceux qui veulent le bouleverser. Même l’EI, ses branches locales et les groupes affiliés à al-Qaeda, bien qu’appartenant à cette dernière catégorie, ne sont pas monolithiques. Leurs hiérarchies ont des objectifs transnationaux, mais leurs bases ont des motivations diverses, la plupart du temps locales, leur degré de loyauté peut évoluer, voire être malléable en fonction des circonstances. Pour mettre fin à la violence, les gouvernements devraient différencier même au sein des mouvements radicaux et ne pas tous les considérer comme des ennemis à combattre.

Contenir, faute de mieux : Les puissances étrangères devraient toujours avoir une alternative crédible lorsqu’elles entreprennent de repousser des militants ; cela vaut aussi pour les gouvernements qui interviennent sur leur propre territoire. La stratégie adoptée aujourd’hui en Irak (raser des villes pour vaincre l’EI en espérant que les dirigeants sunnites à Bagdad puissent reconquérir, à l’occasion de la reconstruction, la légitimité qu’ils ont perdue) a peu de chance de satisfaire les plaintes des sunnites ou de créer des conditions leur permettant de se forger une nouvelle identité politique. En Libye, un bombardement massif ou le déploiement de troupes occidentales contre l’EI sans un règlement politique global serait une erreur, susceptible d’accentuer le chaos. Dans les deux cas, ralentir les opérations militaires comporte aussi des risques importants mais, sans une alternative crédible, cela constitue l’option la plus sûre, pour ceux qui envisagent d’y aller comme pour ceux qui se trouvent dans les zones concernées.

Utiliser la force judicieusement : Si la force doit, en général, faire partie de la réponse, les gouvernements ont été trop prompts à entrer en guerre. Des mouvements aux racines communautaires, qui exploitent des revendications légitimes et bénéficient parfois de soutiens à l’étranger, sont difficiles à éradiquer, aussi regrettable que soit leur idéologie. Les guerres en Somalie et en Afghanistan illustrent les limites de l’approche consistant à qualifier ses ennemis de terroristes ou d’extrémistes violents et à conjuguer les efforts pour bâtir des institutions étatiques centralisées avec une intervention militaire sans la présence d’une stratégie politique globale, comprenant la réconciliation. De même que la Russie ne pourrait pas reproduire aujourd’hui dans les zones touchées la stratégie de la terre brûlée en Tchétchénie (sans même tenir compte du coût humain), étant donné la porosité des frontières, la faillite des Etats et les conflits par procuration.

Respecter les règles : Trop souvent, les interventions militaires contre les extrémistes les aident à recruter ou laissent les communautés tiraillées entre leur main de fer et des opérations indiscriminées pouvant les toucher. La capacité des jihadistes à garantir une protection contre les attaques des régimes, d’autres milices ou des puissances étrangères, est l’un de leurs plus grands atouts, facteur généralement plus déterminant de leur succès que l’idéologie. Bien que souvent responsables d’atrocités, ils se battent dans des conflits où tous les acteurs violent le droit international humanitaire. Renouer avec le respect des règles doit être une priorité.

Limiter les assassinats ciblés : Les frappes de drones peuvent, dans certains cas, entraver les activités de ces groupes et leur capacité à nuire aux intérêts occidentaux, et les déplacements de leurs chefs. Mais elles nourrissent le ressentiment contre les gouvernements locaux et l’Occident. Les mouvements survivent à leurs dirigeants, qui sont souvent remplacés par des personnalités plus radicales. Prévoir l’impact d’un assassinat est difficile dans un contexte relativement stable ; le faire dans un contexte de guerre urbaine et de luttes jihadistes intestines (avec al-Qaeda et d’autres groupes combattant l’EI) est impossible. Au-delà des questions de secret, de légalité et de responsabilité qu’ils posent, les assassinats ciblés ne mettront pas fin aux guerres impliquant les jihadistes et n’affaibliront pas la plupart de ces mouvements de manière décisive.

Ouvrir des voies de communication : Les gouvernements devraient être plus disposés au dialogue, même avec les extrémistes, malgré les difficultés que cela pose. Des occasions ont été manquées qui auraient pu permettre une désescalade de la violence (avec certains dirigeants talibans et de al-Shabaab, avec Boko Haram et avec Ansar al-Charia en Libye, par exemple). Il incombe à ses dirigeants de décider si un groupe refuse tout accommodement, non aux gouvernements. Bien que les politiques ne doivent se faire aucune illusion sur la nature de la hiérarchie de l’EI et d’al-Qaeda, les chances d’ouvrir des canaux de dialogue discrets, via des responsables locaux, des médiateurs non étatiques ou autres, valent généralement la peine d’être saisies, en particulier sur les questions humanitaires, où il peut y avoir un intérêt commun.

Préciser le programme de « lutte contre l’extrémisme violent » (LEV) : En tant que correctif aux politiques sécuritaires de l’après 11 septembre, le programme LEV, initié principalement par des acteurs du développement, est salutaire ; il est tout aussi important d’identifier les problèmes sous-jacents qui peuvent, dans certains cas, permettre le recrutement d’extrémistes, et de privilégier l’aide au développement sur les dépenses militaires. Mais renommer certaines activités, liées aux obligations fondamentales des Etats envers leurs citoyens par exemple (comme l’éducation, l’emploi ou l’aide aux communautés marginalisées), comme des activités LEV nécessaires pour lutter contre les « causes profondes » de l’extrémisme violent, peut s’avérer être une vision de court terme. Présenter « l’extrémisme violent », une expression souvent mal définie et qui peut faire l’objet d’un usage abusif, comme une menace majeure pour la stabilité, risque de minimiser d’autres sources de fragilité, de délégitimer des revendications politiques et de stigmatiser des communautés comme potentiellement extrémistes. Les gouvernements et les bailleurs de fonds doivent réfléchir attentivement à quoi labelliser LEV, étudier davantage les parcours qui mènent à la radicalisation et consulter largement parmi les populations les plus touchées.

Investir dans la prévention des conflits : L’avancée récente de l’EI et d’al-Qaeda rend plus urgente encore la prévention, à la fois pendant les crises pour arrêter la radicalisation et en amont. Toute autre dégradation de la situation, quelque part entre l’Afrique de l’Ouest et l’Asie du Sud, est susceptible d’attirer un élément extrémiste (que ces mouvements provoquent eux-mêmes des crises ou, plus probablement, profitent de leur aggravation. Même si les prescriptions génériques ont une valeur limitée, pousser les dirigeants vers une politique plus inclusive et représentative, répondre aux doléances des communautés et réagir avec mesure aux attaques terroristes est en général pertinent. Dans l’ensemble, en d’autres termes, prévenir les crises fera plus pour arrêter les extrémistes violents que ne le fera la lutte contre l’extrémisme violent pour prévenir les crises.

Des vagues de violence jihadiste ont marqué ces 25 dernières années : une première au début des années 1990, lorsque des volontaires du jihad anti-soviétique en Afghanistan ont rejoint d’autres insurrections ; une deuxième lancée par al-Qaeda, qui a culminé avec les attaques du 11 septembre ; et une troisième déclenchée par l’invasion américaine en Irak. Cependant, la quatrième vague, qui déferle aujourd’hui, est la plus périlleuse. Cela est dû en partie au contrôle territorial exercé par l’EI et à son adaptation idéologique (son exploitation du mécontentement sunnite locale et plus largement envers l’ordre établi). Mais sa dangerosité vient surtout des courants qui la parcourent, en particulier les bouleversements au Moyen-Orient et la dégradation des relations entre l’Etat et la société, là-bas et ailleurs. L’inquiétude des dirigeants du monde est fondée : les attaques de l’EI tuent leurs citoyens et menacent la cohésion de leurs sociétés. Ils subissent d’énormes pressions pour agir. Mais ils doivent le faire avec retenue. Tout faux pas (qu’il s’agisse d’une intervention militaire inappropriée à l’étranger, de répression à domicile, de conditionner l’aide à la lutte contre la radicalisation, d’élargir trop largement le champs des groupes à combattre ou de négliger des menaces plus graves encore en se laissant aveugler par la lutte contre « l’extrémisme violent ») risque d’aggraver ces courants profonds et, une nouvelle fois, de faire le jeu des jihadistes.


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