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Date :  2015-12-28
langue :  Français
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Le Fascisme des nantis


Des deux côtés de l’Atlantique, on assiste à un inquiétant glissement politique vers la droite, indissociable de l’influence croissante exercée par des partis politiques nationalistes et par des figures de la vie publique ouvertement chauvines : un Donald Trump aux États-Unis, une Marine Le Pen en France. Mais d’autres noms peuvent s’ajouter à la liste : celui du Premier ministre hongrois, qui prône une « démocratie non libérale » ou encore de Jaroslaw Kaczinsky et de son parti quasi autoritaire, Droit et justice, qui gouverne désormais la Pologne.

La progression des partis politiques nationalistes et xénophobes dans de nombreux pays de l’Union européenne s’est produite bien avant l’arrivée des premiers groupes de réfugiés syriens. Ce furent, aux Pays-Bas, Geert Wilders et son Parti pour la liberté ; en Belgique, le Vlaams Blok (désormais rebaptisé Vlaams Belang) ; le Parti autrichien de la liberté (FPÖ) ; les Démocrates de Suède (SD) ; les Vrais Finlandais ou encore le Parti du peuple danois (DF), pour n’en nommer que quelques-uns.

Les raisons de la montée et du succès de ces partis varient sensiblement au niveau national. Mais pour l’essentiel, leurs positions sont à peu près les mêmes. Tous s’en prennent au « système », aux « élites politiques » et à l’Union européenne. Mais ils ne sont pas seulement xénophobes (et plus particulièrement islamophobes), ils adoptent, avec plus ou moins de scrupules, une définition ethnique de la nation. La communauté politique n’est pas produite, à leurs yeux, par la volonté des citoyens défendant l’ordre constitutionnel et juridique commun ; au contraire, l’appartenance à la nation est dictée, comme dans les années trente, par l’origine et la religion.

Semblable à tous les nationalismes extrêmes, celui que nous connaissons aujourd’hui s’appuie sur le communautarisme – un terrain qui est celui des fondamentalismes et non des débats raisonnés. Aussi son discours vire-t-il, dès qu’il le peut, à l’obsession – pour l’ethno-nationalisme, le racisme, la guerre de religions.

La montée du nationalisme extrême et du fascisme dans les années trente est habituellement imputée aux conséquences de la Première Guerre mondiale, qui fit des millions de morts et sema dans des millions d’esprits des pulsions militaristes. La guerre avait aussi ruiné l’économie européenne, puis conduit à une crise économique mondiale et au chômage de masse. Le déclassement, la pauvreté, la misère faisaient le lit des politiques toxiques.

Mais la situation de l’Occident, tant des États-Unis que de l’Europe, apparaît aujourd’hui, et c’est peu dire, assez différente. Comment expliquer, étant donnée la prospérité dont jouissent ces pays, l’attirance de leurs citoyens pour la politique du pire et de la frustration ?

C’est d’abord et surtout la peur – une grande peur apparemment. Une peur fondée sur la compréhension intuitive de l’irrémédiable déclin, tant à l’échelle globale qu’à celle des sociétés occidentales, du « monde de l’homme blanc », cet état transitoire que ses bénéficiaires considéraient comme acquis de plein droit. Pour les nationalistes d’aujourd’hui, pétris d’angoisse, les migrants sont la preuve tangible et non plus seulement métaphorique de ce déclin.

Récemment encore, beaucoup pensaient que la mondialisation s’accomplissait au profit de l’Occident. Aujourd’hui, en revanche, suite à la crise financière de 2008 et à l’essor de la Chine (se transformant sous nos yeux en première puissance mondiale du xxie siècle), il devient de plus en plus évident que cette mondialisation est une voie non pas à sens unique, mais à double-sens, et que l’Occident y perd, au profit de l’Orient, une bonne part de sa puissance et de sa richesse. Il n’est par conséquent plus possible, en Europe du moins, d’ignorer ou d’exclure les problèmes de la planète, qui frappent aujourd’hui presque littéralement à la porte.

Tout cela pendant qu’à l’intérieur, le « monde de l’homme blanc » se trouve menacé par l’immigration, la mondialisation des marchés du travail, la parité entre femmes et hommes, l’émancipation juridique et sociale, enfin, des minorités sexuelles, alors que sous la violence du choc, les rôles et les modèles de comportement traditionnels sont ébranlés jusque dans leurs fondements.

De tous ces bouleversements monte une aspiration à des solutions simples – élever, par exemple, des barrières et des murs, que ce soit au sud des États-Unis ou de la Hongrie – et à des dirigeants forts. Ce n’est pas un hasard si les nouveaux nationalistes européens font de Vladimir Poutine, le président russe, le phare de leurs espérances.

Évidemment, Poutine n’a pas le même charme considéré des États-Unis (la première puissance mondiale, sauf à se détourner d’elle-même, peut difficilement le voir comme un héros), de Pologne ou des pays Baltes. Ailleurs en Europe, les nouveaux nationalistes prennent pourtant fait et cause pour son positionnement anti-occidental et pour l’édification d’une Grande Russie.

Ainsi le nouveau nationalisme menace-t-il le processus d’intégration européenne. La clé du problème est en France. Sans elle, l’Europe n’est ni concevable ni réalisable, et l’élection de Le Pen à la présidence de la République française sonnerait sans doute le glas de l’Union européenne (en même temps qu’elle sèmerait le désastre en France et sur tout le continent). L’Europe quitterait alors la scène politique mondiale. Et le xxie siècle se ferait sans elle. Ce qui signerait, inéluctablement, d’un point de vue géopolitique, la fin de l’Occident : les États-Unis se verraient contraints de se réorienter, au sens propre du terme, c’est-à-dire de se tourner vers le Pacifique, tandis que l’Europe ne serait plus qu’un appendice de l’Eurasie.

La fin de l’Occident est une sombre perspective, certes. Mais nous n’en sommes pas encore là. Il est clair, en revanche, que même les plus véhéments défenseurs de l’unification n’auraient pu croire que tant de choses dépendraient un jour du sort de l’Europe.

Traduction François Boisivon


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