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Date :  2015-01-26
langue :  Français
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Tolérance (... et religion)

Tolérance

Source :  Reyes Mate


Le mot de tolérance, tout comme son jumeau laïcité, est associé au terme de religion ou, plus exactement, il s’est fait connaître dans l’histoire contemporaine comme opposé à la religion. La Lettre sur la tolérance de Locke défend la liberté religieuse et le Traité sur la tolérance de Voltaire est un plaidoyer contre le fanatisme religieux de certains juges qui condamnèrent à mort le huguenot Jean Calas, faussement accusé d’avoir assassiné son fils parce qu’il voulait se convertir au catholicisme.

Aucune œuvre n’est, toutefois, comparable à Nathan le sage de Lessing. Ses protagonistes sont le musulman Saladin, le Templier chrétien et le juif Nathan. Saladin, sultan de Jérusalem, veut en finir avec la violence entre les trois religions et se rend compte que pour obtenir la paix il doit auparavant répondre à une question théologique : comment chacune des trois religions monothéistes prétend-elle détenir la vérité de manière exclusive ? Saladin comprend que le Templier comme lui-même ont hérité la religion de leurs aînés (on ne saurait exiger plus du politique et du militaire qu’ils sont), mais Nathan, puisque c’est un sage, aura quelque raison de croire que sa religion est la vraie. Et si cette raison est justifiée, d’autres pourraient l’entendre. De là vient la requête du musulman au juif : “Fais-moi connaître les raisons de ton choix”.

Nathan répond par un récit célèbre, la parabole des trois anneaux, fameux chez les juifs espagnols. Cette histoire recèle les deux grands motifs de la tolérance moderne, à savoir que nous sommes tous des hommes avant d’être juif, musulman ou chrétien, et que personne n’a l’exclusivité de la vérité. Le propre de l’homme est, en effet, de chercher la vérité, non de la posséder, et il n’existe aucun autre critère pour connaître la vérité dans les affaires relatives à la morale et à la politique que la reconnaissance que nous accordent les autres.

Nathan est devenu le prototype de l’homme moderne, c’est à dire de l’homme éclairé, ouvert à une fraternité universelle. Ce fut le maître mot de nombreuses générations européennes jusqu’à ce qu’il fut tué par le nationalisme dans le feu de la Première Guerre mondiale. Des penseurs comme Fichte comprenaient que l’internationalisme de Nathan et de ses partisans représentait une menace pour le patriotisme, la plus grande vertu des temps modernes. L’un des livres les plus recherchés par les nazis lors de la Nuit de Cristal fut précisément Nathan le sage.

L’échec de Nathan nous contraint à réexaminer les fondements de la tolérance moderne. Le foyer de l’intolérance n’était pas tant la religion que le nationalisme, dont la fureur dressée contre les Lumières et l’humanisme obligeait à rechercher de nouvelles fondations au vivre-ensemble. Au lieu de proclamer que nous appartenons à quelque chose d’aussi abstrait que l’humanité avant d’être membre d’un peuple ou de faire partie d’une tradition donnée, quelques esprits plus prudents s’avisèrent de souligner que “tous nous avons tous une maison”, c’est-à-dire que tous nous naissons avec une histoire, une langue, une tradition, mais qu’en même temps “tous nous sommes plus que cette maison”, c’est-à-dire qu’il existe un vivre-ensemble possible seulement à partir de la reconnaissance des différences.

Pourtant, avant de rechercher d’autres modèles de tolérance, il convient de se pencher sur ce Nathan qui a encore quelque chose à nous dire. En effet, ce qui surprend réellement dans cette géniale œuvre dramatique c’est que le prototype de l’homme moderne et tolérant soit un juif. Pourquoi Nathan est-il juif ? Il aurait été logique qu’il soit chrétien puisque s’il est une chose dont nous soyons convaincus en Occident c’est que ce que nous appelons modernité est de fait une sécularisation du christianisme. Le sociologue Max Weber précisait cette idée en faisant du protestantisme — et non du catholicisme, ni du judaïsme — la matrice du capitalisme et de la rationalité moderne. Et le grand philosophe Hegel proclamait aux quatre vents que “l’esprit universel”, qui est comme le fer de lance du développement de l’humanité, était “chrétien et germanique”. Et il n’est pas nécessaire d’ouvrir un livre pour s’assurer de l’empreinte chrétienne de notre monde, il suffit d’observer le calendrier (le jour de repos n’est ni le vendredi, ni le samedi, mais bien le dimanche) ou d’entrer dans un musée ou un temple pour percevoir le lien entre esthétique et religion.

Néanmoins, s’il s’avère que la modernité est une sécularisation du christianisme, alors le juif ou le musulman qui souhaite être moderne devra payer le prix du désenracinement que le chrétien ne paie pas; c’est-à-dire qu’il devra s’assimiler culturellement et s’intégrer à la société dans ce monde postchrétien. La fameuse “question juive”, qui est à l’origine de conséquences aussi graves lors des deux derniers siècles, avait comme base, d’après Karl Marx et Bruno Bauer dans leurs écrits sur le sujet, la conviction selon laquelle le juif qui voudrait jouir des droits politiques, au même titre qu’un autre citoyen, se devait d’en passer par la culture chrétienne, c’est-à-dire qu’il se devait de rompre tout lien avec sa propre tradition. Le prix de l’émancipation était l’assimilation de la culture sécularisée. En vertu de ce prix à payer, tout juif qui souhaitait être moderne était suspecté de détournement (hurto) politique s'il ne prouvait pas l’abandon total de ses traditions.

Que la modernité soit une sécularisation du christianisme ne signifie pas que la relation entre les deux ait été pacifique. Beaucoup de sang a coulé pour que l’on parvienne à cette coexistence entre laïcité et christianisme. Et il suffit de voir les coups de semonce du cardinal de Madrid, Rouco Varela, pour comprendre que la coexistence doit beaucoup à la faiblesse politique du catholicisme lui-même. Ce qui est certain c’est que l’on a trouvé des règles pour modérer la relation entre religion et politique, règles désormais profondément ancrées dans la conscience du citoyen moderne, qui considère grosso modo la religion comme une affaire privée et reconnaît la volonté du peuple comme fondement légitimant la politique.

Aussi, cette rencontre historique entre le christianisme et la politique laïque est, indépendamment de la volonté de ses représentants, à l’origine des conflits entre politique laïque et islam. En d’autres termes, on voit se répéter maintenant avec l’islam le conflit qui durant le XIXème et une bonne partie du XXème a occupé la fameuse “question juive”. Prenons le débat créé en France par le voile islamique ou Hiyab, sujet qui a donné naissance au rapport de fond Stasi sur la laïcité, qui eut pour conséquence une loi anti-voile, telle que la désigna Le Monde. Il reste à se demander ingénument où réside le conflit, car, dans la France laïque, des voiles portés en classe, y compris à la Sorbonne, il y en a eu beaucoup. Si on avait l’habitude des coiffes de nonnes étudiantes et des crucifix de toutes tailles, pour quel motif le voile islamique soulève-t-il des passions que ne réveillait pas la coiffe catholique?

Ce n’est un problème ni de garde-robe ni de taille. C’est un problème de signification. Le voile recèle un signifié religieux (retenue et soumission de la femme) qui préoccupe moins qu’un second signifié de caractère politico-religieux : celui qui exprime sur un mode religieux le mal-être social des immigrées musulmanes au sein des sociétés européennes. Cette expression religieuse produit une désassociation car si le mal-être s’exprime avec des formes et des contenus islamiques - au lieu d’avoir recours à des moyens démocratiques reconnus - alors tout conflit social se transforme en une question de principes; c’est-à-dire, en un conflit entre le Coran et la Constitution. Et cela, l’Occident le vit comme une attaque à la laïcité. Mais une chose est la situation de pauvreté de beaucoup de ces immigrés, et une autre la sur-interprétation politico-religieuse que nous, Européens, produisons en nous fondant sur quelques cas exceptionnels de fanatisme. Il apparaît en effet plus rentable de lutter contre le fanatisme que contre la misère.

Que la tolérance, aujourd’hui encore, ait une composante théologique paraît indiscutable. D’où la nécessité d’éduquer démocratiquement et de donner à voir que la politique est laïque, c’est-à dire qu’elle a la légitimité permettant d’exiger d’un infirmier musulman d’un hôpital public qu’il s’occupe d’un patient du sexe opposé, même si sa religion le lui interdit. Mais on ne peut sous-estimer la composante sociale, car s’il s’avère que cette fameuse politique laïque qui proclame l’égalité de tous les citoyens abandonne à leur sort les immigrés pauvres, comment s’étonner que ces derniers se tournent vers la religion ?

(Article publié dans le journal El País du 23 janvier 2004)


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