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Date :  1996-09-13
langue :  Français
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Que peut être "l'exception culturelle" ?


Introduction

La thèse de "l'exception culturelle" s'est développée, depuis les dernières négociations du GATT, sur fond de rivalités économiques et politiques franco-américaines dans les domaines du cinéma et du film de télévision. Ainsi, comme le déclarait François Mitterrand en janvier 1995, "Les (dernières) négociations du GATT avaient fait prévaloir le principe de l'idée selon laquelle les œ;uvres de l'esprit ne sont pas des marchandises comme les autres". Le gouvernement français obtint alors, au terme d'une campagne vigoureuse, que le secteur des images ne soit pas intégré au cadre libéral des nouveaux accords.

Le présent article ne s'intéresse pas au contentieux qui opposa et oppose encore sur cette question politiques et hommes d'affaires des deux côtés de l'Atlantique. Il part du constat qu'exception culturelle est une expression belle, mais vidée par un débat qui ne parle en réalité ni d'exception, ni de culture. Il se propose d'examiner à quelles conditions elle pourrait retrouver une certaine dignité, "un sens plus pur". La première de ces conditions sera ainsi de rappeler la richesse du concept d'exception, complètement négligée par le débat récent. On s'efforcera ensuite de mettre en évidence en quoi l'acte d'exception est le propre de tout mouvement de culture. L'exemple de l'arte povera des années 1960-70 permet de cerner quelques uns des enjeux de cette affirmation. Enfin distinguera-t-on ce que "l'exception culturelle" ne peut pas être (en dépit des revendications de ses promoteurs) de ce qu'elle peut être - de ce qu'elle a toujours été.


De l'exception

Qu'est-ce qu'exception ? La réponse n'est guère évidente, et une définition satisfaisante délicate à articuler. Car, comme Aristote le pose inauguralement de l'être, exception "se dit en plusieurs sens". On commencera donc par restituer ces différents sens à l'aide de trois dictionnaires : Gaffiot, Littré et Quillet.


Prendre et recueillir


Examinons tout d'abord l'excipere latin. Gaffiot lui accorde deux significations principales :
"prendre de, tirer de :

— retirer, exclure, excepter de ;
— excepter : stipuler expressément (lex excipit ut : la loi stipule expressément que) ;
— en droit : faire une réserve, une opposition, exciper de, opposer quelque chose.

— recevoir, recueillir :

—sanguinem patera : recueillir du sang dans une coupe ;
—vulnera : recevoir des blessures ;
—voluntates hominum : surprendre, saisir les sympathies."
Il existe clairement un mouvement spéculatif entre ces deux strates de sens : d'un côté, le prendre de, le tirer de ; d'un autre côté, le recevoir, le recueillir. Ce mouvement spéculatif, on le trouve dans l'adage"l'exception confirme la règle", qui signifie : on tire de la règle quelque chose qui va permettre de recueillir à la fois ce qui est la règle et ce qui est susceptible de s'y opposer. Dans ce mouvement de l'une à l'autre, la règle et l'exception viennent à exister conjointement, à s'affirmer et à renforcer mutuellement leur contenu.

Le premier vouloir-dire désigne un acte volontaire déterminé et même violent — ex-capio : "je prends et je tire hors de", cela ne se fait pas sans motivations ni conséquences importantes. Cet acte se situe d'emblée "contre le courant", contre la course imperturbable de la règle. Mouvement puissant et inaugural de la différance, qui requiert : il s'agit de prendre là, dans une certaine règle, quelque chose qui aurait pu y subsister, afin d'en faire autre chose. C'est l'acte même de faire jaillir l'opposition, d'"exciper de" — l'affirmation d'une spécificité qui réclame d'être reconnue, qui revendique une "réserve" à la loi commune. La dimension qui apparaît en filigrane, c'est le devoir d'exclure du traitement général ce qui sera nommé par la suite : une exceptio.

Le deuxième vouloir-dire
concerne le temps du recueillement, qui suit celui du tirer de. C'est le cas du sang sacrificiel que l'on vient de faire surgir et qu'il faut "recueillir dans une coupe". Le "retiré" n'est pas seulement rejeté ; il est aussi bien recueilli, afin de devenir autre. Il y a l'acte de prendre avec violence, mais aussi celui de recevoir une violence en retour — dans le combat, par exemple : vulnera, des blessures. C'est l'idée que le recueillement recèle la surprise, que ce qu'il dévoile n'est pas connu a priori.

De ce foisonnement, retenons l'idée de l'excipere comme mouvement du singulier qui s'arrache au cours du général. Ce mouvement désigne la possibilité toujours ouverte d'une opposition — d'une inquiétude souhaitable, sinon nécessaire. Ce qui est retiré de la règle peut être reçu différemment, recueilli ailleurs. Pourtant n'est-on jamais assuré de ce que l'on découvrira, du résultat que l'on obtiendra, de l'adversité éventuelle que l'on rencontrera.


L'exceptio latine

Toujours chez Gaffiot, l'exceptio — substantif correspondant à excipere — est définie en trois temps :

—"limitation, restriction, réserve : sine exceptione ;
— condition, stipulation particulière dans une loi ;
— en droit : exception, clause restrictive."
L'un des trois registres domine : celui du droit. On passe du latin en élaboration (ex-capere) au latin juridique (exceptio), dont les préoccupations sont plus opératoires et rhétoriques.

À la différence d'excipere, les définitions d'exceptio indiquent des nuances plutôt que de réelles distinctions. La véritable césure est celle entre le sens commun de l'exceptio — restriction, réserve, limitation — et sa valeur juridique, qui tire vers "condition", "stipulation particulière".

L'exceptio apparaît ainsi comme ce qui désigne une certaine limite à une loi ordinaire. Elle est en soi et pour soi restriction : une restriction qui vaut modification de tout le paysage dans lequel elle est reconnue. On pourrait dire que l'exceptio est ce qui rend paysage le paysage, un paysage qui n'était pas reconnu avant que d'être informé par elle. L'exceptio est ce qui est pris et tiré hors de la loi, puis recueilli en elle comme sa différence interne.


L'exception du français

Venons-en maintenant à l'exception, telle que définie par Littré :

— "Action d'excepter ;
— Ce qui n'est pas soumis à la règle, à la loi commune ;
— Terme de grammaire. Constatation d'une irrégularité et dénombrement ou au moins désignation des mots qui échappent à la règle;
— Terme de jurisprudence. Tous moyens opposés à une demande judiciaire, particulièrement à la procédure. Opposer une exception."

On peut constater que l'évolution sémantique est marginale. L'exception du français reste très proche de l'exceptio latine.

La première définition souligne exception comme acte volontaire, ainsi qu'au sens premier d'excipere, et non comme phénomène spontané.

Dans la deuxième définition est soulignée "l'autonomie" de l'exception par rapport à la loi commune. Cette idée est précisée par une citation de Rousseau —"Laissez les exceptions s'indiquer, se prouver, se confirmer longtemps, avant d'adopter pour elles des méthodes particulières" (1). Attention à l'illusion d'exception ! Car l'immédiateté, la précipitation peuvent ménager de "fausses exceptions". De même que la règle prend son temps pour s'établir et s'imposer au grand nombre, l'exception doit accomplir son chemin. Ce n'est qu'une fois sa confirmation acquise qu'on envisagera de lui faire un sort spécifique.

La troisième définition ouvre à un autre registre : celui de la grammaire. L'exception est alors "constatation d'une irrégularité", mais aussi "dénombrement ou désignation des mots qui échappent à la règle". L'exception est ici procès-verbal dressé à l'encontre d'un "délinquant". Elle est aussi investigation plus systématique qui a vocation à anticiper les désordres de toute nature, à inventorier zones et personnes à risque, puis à les ficher... La police a besoin d'exceptions pour conforter ses règles...

La dernière définition de Littré conduit, non sans logique, au droit. L'exception marque à la fois le début des problèmes et une voie pour s'en sortir. L'irrégularité de celui qui est "pris en situation irrégulière" est une mauvaise nouvelle à laquelle son avocat peut faire succéder la bonne nouvelle d'une irrégularité de la procédure intentée, voire d'une "exception d'incompétence". Ainsi l'expression "opposer une exception" prend-elle une signification en abîme : car, dans le combat de la règle et de l'exception, la recherche de l'origine est des plus délicates.


Exceptions juridiques

Pour clore cette brève revue, le Quillet, dictionnaire peu prisé, fournit un résumé intéressant des vouloir-dire juridiques d'exception :

"Dans le langage du droit, le mot exception s'oppose à l'expression "droit commun". C'est ainsi qu'on appelle lois d'exception les lois qui sont votées en vue de faire face à une situation imprévue (danger public). C'est ainsi encore qu'on appelle tribunaux d'exception les juridictions instituées pour l'expédition d'affaires spéciales qui leur sont attribuées par la loi (tribunaux de commerce, d'instance ou prud'hommes)."

Il y a d'un côté le droit commun, de l'autre le droit d'exception, lequel est lui-même à entendre en plusieurs sens. En effet, il faut distinguer le droit d'exception ordinaire, destiné à des procédures courantes, et le droit d'exception "extraordinaire", lequel concerne les affaires de terrorisme, d'"atteinte à la sûreté de l'État" ou de "crimes contre l'humanité". "Exception" apparaît ainsi comme un domaine important du droit, qui ne se limite pas à ce qui met en défaut "la règle". Poursuivons : "En droit civil, le mot s'emploie dans un sens encore très large pour désigner tous moyens de défense susceptibles d'être invoqués par le défendeur." On rejoint là le point évoqué avec Littré : l'exception est le premier recours de l'avocat qui connaît bien son droit, et réussit, par exemple, à invalider une instruction pour vice de procédure, ou à recaler un tribunal pour incompétence juridictionnelle (ou territoriale). L'exception surgit ici : d'abord, comme l'autre du droit, ce qui se dresse contre lui afin de lui faire rendre raison ; puis, comme un droit dans le droit, qui en a la forme et la logique, qui sait en user, mais pour le mener ailleurs qu'il ne souhaitait aller. L'exception se situe du côté de la ruse : elle est ce droit qui va plus loin que le droit, ce qui porte le droit plus loin que sa règle écrite.

"Au sens strict enfin, le mot s'emploie en procédure pour désigner tous les moyens de défense qui, sans toucher au fond de l'affaire, établissent que la demande ne doit pas être accueillie. Les exceptions doivent être proposées dès le début de l'instance avant toute défense au fond. Sinon, elles ne sont plus recevables, à moins toutefois qu'elles n'intéressent l'ordre public, comme l'exception d'incompétence absolue."

Avec ce troisième temps de la définition, on avance d'un degré dans la compréhension de la ruse, laquelle gît dans cette précision essentielle : "sans toucher au fond de l'affaire". Exception est ainsi ce qui tire d'une juridiction ou d'une procédure un prévenu. On retrouve la violence du sens originaire d'excipere. Le prévenu est retiré d'un cours qui semblait inéluctable — celui de la règle intransigeante — pour être "recueilli" ailleurs : "relaxe" ou autre juridiction. On retrouve aussi la grammaire : avec les règles de procédure, d'instruction, d'établissement du dossier, de communication (des pièces) — toutes règles formelles qu'il importe de respecter absolument, faute d'être interdit de juger sur le fond. Suprême recours du justiciable que de pouvoir faire basculer en sa faveur la machine emballée contre lui : en déniant à un tribunal de le "poursuivre", s'il s'est "rendu coupable d'une erreur de procédure" !


L'arte povera, ou la création artistique comme exception

L'arte povera, qui connut sa grande période vers 1970, est un moment fort de l'art contemporain, qui a réuni une douzaine d'artistes plasticiens, peintres et sculpteurs pour l'essentiel, ainsi que quelques théoriciens, dont Germano Celant. Celui-ci résumait ainsi, dans son ouvrage Un art critique (1979-1981), les fondations du mouvement :"La critique radicale de la société, dans ses phénomènes industriels les plus avancés, fit émerger un modèle extrémiste à mettre en œ;uvre, modèle fondé essentiellement sur des valeurs pauvres, jusqu'alors marginales".

L'inspiration de ce mouvement s'enracine d'abord dans une opposition violente à la culture de la "société de consommation" de l'après-guerre. L'arte povera s'ingénie en particulier à détourner ou réhabiliter tous les matériaux et objets exclus, méprisés, gâchés, négligés, mis au rebut : tous ceux qui ne sont ni reconnus par la tradition académique, ni goûtés par "l'avant-garde", au contraire friande d'objets "riches" et industriellement achevés. Germano Celant définissait ainsi cette option esthétique :"(Arte povera) signifie disponibilité et anti-iconographie, introduction d'éléments incomposables et d'images perdues, venues du quotidien et de la nature. La matière est agitée d'un séisme et les barrières s'écroulent. Il naît un nouveau continent expressif dont les frontières se font labiles et indéfinissables." (2)

Quel lien avec notre sujet ? C'est que ce qui est en jeu dans ce mouvement artistique est précisément de l'ordre de l'excipere : un tirer (du quotidien industriel) auquel succède un recueillir "d'éléments incomposables et d'images perdues", formant "un nouveau continent expressif". Cet acte d'exception requiert un "séisme" pour prendre sens, "prendre son contour... au comble du farouche", comme note Hölderlin à propos de l'Antigone de Sophocle (3). On est d'emblée projeté dans cette dimension d'une exception violente, farouche, radicale.

Mais cette violence n'est pas gratuite : elle correspond aussi à une quête spirituelle. Le tirer-de qui est le premier temps de la création artistique, ne prend sens que dans le deuxième temps du recueillir :"(En contraste) avec la banalité consumériste du pop'art qui l'a immédiatement précédé, l'arte povera a remis l'accent sur le prodige, le merveilleux : l'univers des choses était au cœ;ur du matérialisme spirituel de l'arte povera, un shinto occidental en quelque sorte, un rappel à l'ordre de l'élégance du vœ;u de pauvreté de saint François d'Assise"(4).Le pop'art serait une forme de "culture réflexive", qui prendrait les objets industriels, les images de l'époque tels qu'en eux-mêmes, en s'efforçant, par sa sélection et sa mise en forme, d'en fournir comme une synecdoque. En revanche, l'arte povera prend les objets les plus simples, dépouillés, ordinaires, et s'efforce de les "exhausser", d'en proposer une autre valeur que la valeur usuelle, d'en manifester le mystère. D'un côté, le pop'art serait art de l'explicite et du bien-connu. D'un autre côté, l'arte povera serait art de l'incertain et du mal-connu, art de la distanciation des objets proches, qui fait encore songer à Hölderlin affirmant :"Le plus difficile, c'est le libre usage de ce qui nous est propre".

Le mouvement de culture prend forme dans la recherche de l'élément pauvre et de "l'énergie vitale" qu'il recèle. Cette énergie donne son contour à l'œ;uvre et permet d'attribuer une valeur nouvelle au "plus banal" et au "plus insignifiant". L'artiste apparaît alors comme celui qui porte et revendique l'exception, acte d'arrachement volontaire.


Donner à savoir

L'un des artistes majeurs du mouvement, Pier Paolo Calzolari, définissait ainsi ses objectifs dans un texte de 1968 (La casa ideale) :"Je voudrais donner à savoir que j'aime la balle de papier, l'igloo et les chaussures de fil, la fougère et les chants des grillons... Je voudrais donner à savoir que j'aime ces choses horizontales comme affirmation d'une certaine physiologie, mais plus encore celui qui les a employées per se, de telle sorte que je puisse m'y reconnaître." Déclaration qu'on rapprochera du Francis Ponge du Parti pris des choses : "Je voudrais donner à savoir que j'aime la balle de papier, l'igloo et les chaussures de fil, la fougère et les chants des grillons".

L'art a à faire non seulement avec un choix de choses "simples" et "pauvres" qui vont constituer sa trame, mais encore avec une certaine exposition "horizontale" de ces choses — comme dans les fameuses "installations" de Calzolari, justement. L'exception est recueillie (excepta) dans cet acte d'"avoir employées per se les choses", ce qui constitue la véritable difficulté. En ce sens, il faut désespérer de la représentation précédente d'un "détournement" des choses du quotidien, pour entendre : qu'il s'agit plutôt de les rendre à soi. L'acte d'exception authentique ne peut consister à désirer "faire exception", à instiller par force de l'exception dans quelque chose qui n'en possédait pas. Il s'agit seulement de donner à voir, sans que cela s'apparente à un acte d'autorité ou de pédagogie. Pourquoi ? Afin de faire surgir l'exception exceptionnelle — de l'objet, de la chose, du mot — invisible jusque là, tant elle était rendue indistincte par les médiations de toutes sortes, tant elle était polluée de représentations plus encombrantes les unes que les autres.


Un "parti pris des choses"

Ainsi le détour par l'arte povera se justifie-t-il par son ancrage, son "parti pris des choses" : en ce qu'il se situe au point de rencontre des questions de l'exception et de la culture. En effet, il a voulu être cet art qui entendait faire retourner l'œ;uvre à la radicalité de ce qu'est étymologiquement exception, à savoir ce retiré du flux qui vient à être recueilli en quelque chose d'autre qui est au-delà de soi .

Enfin, pour revenir à la définition d'exception en droit, l'arte povera peut être compris comme ce geste qui fait "exception d'incompétence" à la culture dominante, qui se propose et donne à voir comme l'acte simultané de (i) tirer du cours des choses "insignifiantes et banales" ces choses qui cessent ainsi de l'être, et (ii) redonner ainsi valeur non seulement à ces choses, mais encore à toute œ;uvre comme acte d'exception, qui en accomplit le projet.


D'un rééquilibrage imprévu

Consacrer du temps au concept d'exception ne constitue, à tout prendre, qu'un rééquilibrage. Politiques et marchands affirment : "Assurément, la culture doit être exceptée !" Ils se battent pour savoir ce qu'il faut inclure ou non dans des accords commerciaux, ils bataillent pour identifier ce qui est "culture" (ou "œ;uvre de l'esprit") et ce qui ne l'est pas, mais chacun est supposé savoir ce que signifient "exception" et "excepter" — comme si ces termes ne posaient aucun problème. D'où l'intérêt de mettre en évidence leur richesse, largement chômée.

De même, il paraît préférable d'arriver à "la culture" — par l'exception — que d'en partir ! C'est peut-être ce qui a le plus vicié le débat sur l'exception culturelle : le fait qu'on soit parti sans crier gare, à toute vitesse, de cette prétendue évidence de la culture : la culture qui est comme-ça, qui doit être-ça et qui doit être traitée-comme-ça...

Les partisans de l'exception culturelle sont partis un peu vite, avec des certitudes assez sommaires, ce qui explique que "les Américains" — catégorie contemporaine du Mal... —, les Américains qui ne sont pas des idiots, non seulement ne se sont pas laissé faire, mais encore ont souligné à leur façon le vide conceptuel dans lequel toute l'affaire était prise. Ils n'ont pas eu de mal à souligner à quel point les Européens agitaient des concepts et des arguments fragiles.

Pour revenir à la controverse qui a concerné le secteur des industries culturelles en Europe et aux États-Unis, on suggérera de remettre en perspective l'expression. On distinguera ainsi entre ce que "l'exception culturelle" ne peut pas être et ce qu'elle peut être.

Elle ne peut être (i) un dû ; (ii) une règle à part ou (iii) un acquis. En revanche, elle s'affirme comme (iv) devoir ; (v) exception véritable ; enfin (vi) la forme de tout mouvement de culture. Qu'est-ce à dire ?


L'exception culturelle ne peut être un dû

Elle ne peut être un dû. On ne peut invoquer l'argument : "C'est culturel, donc ça doit être excepté" (d'un accord commercial et politique, par exemple). Cet argument n'est, en effet, qu'une invention rhétorique. "L'exception culturelle" n'est que l'une de ces machines de guerre qui prolifèrent en tous domaines, élaborées par des artisans-rhéteurs, et qui ont pour finalité exclusive de "servir une cause", celle des marchands de canon comme celle des marchands de culture.

"Elle ne peut être un dû", cela veut dire : elle ne peut être ce signifiant qui n'a pas d'autre signifié que celui d'une entreprise marchande ou d'une tactique militaire.


Elle ne peut être une règle à part

Deuxième point : on ne peut réclamer une règle spécifique qui se tiendrait au côté de la règle commune. Cette position est intenable : soit on accepte la règle existante, avec ses avantages et ses inconvénients, soit on en forge une autre, en la faisant reconnaître et partager par une majorité. Mais on ne joue pas avec tous les avantages de la règle et de l'exception, et aucun de leurs inconvénients.

C'est une attitude très répandue chez les "théoriciens" au service d'une cause : ils essaient toujours de tirer l'exception du côté de la règle. Ils s'arrangent pour fournir à leurs principes un statut de "règle à part", comme s'il n'y avait que des règles spécifiques, en leur évitant le statut d'exception — statut gênant, parce que minoritaire. Notons là un parallèle frappant entre "guerre ethnique" et "guerre culturelle" : l'une comme l'autre escomptent que les "exceptions" qu'elles soulèvent et revendiquent cessent de l'être aussitôt, afin d'affirmer à la place convoitée une nouvelle règle.


Elle ne peut être un acquis

On le sait en grammaire : les exceptions évoluent avec la langue. Il n'est pas d'exception définitive, irrévocable, certaine ; les exceptions sont temporelles et fragiles. "Exception aujourd'hui, règle demain", pourrait-on dire. D'où l'on déduira que l'exception culturelle, pas plus que les autres, ne pourrait être figée et coulée dans le bronze.

Ainsi de la culture du provisoire dans l'arte povera, manifestée par ces "installations" dont la vocation est d'habiter un lieu singulier (un site industriel par exemple) pendant un temps limité, à l'aide d'éléments a priori disparates et misérables, qui soudain, dans la combinaison imaginée par l'artiste, prennent une valeur exceptionnelle. À l'opposé se situe la revendication commerciale et politique faisant de "la culture" — en réalité, seulement les produits des industries éditoriales — une exception acquise une fois pour toutes. À l'opposé également, cette idée qu'une nation "nouvelle" ("République Autonome de...") tirée hors d'un état de choses précédent ("République Fédérative...") et recueillie dans sa différence interne, ce qui s'affirmait comme exception dans son mouvement d'origine, pourrait soudain devenir intangible et irréfutable.


L'exception culturelle serait plutôt un devoir

Si l'exception culturelle peut devenir quelque chose, ce n'est pas un droit, mais plutôt un devoir.

De quoi s'agirait-il avec un tel "devoir" ? L'arte povera nous en donne une idée : tirer du flux de la vie riche, marchande, industrielle, puis recueillir "en quelque chose d'autre que les calices sus" (Mallarmé) une vision différente qui oppose à la normativité son exception — exigeante, instable, inachevée.

On voit à quel point cette perspective est éloignée de "l'exception culturelle" contemporaine, qui, à l'instar de "l'exception ethnique", n'est que revendication brutale, affirmation d'un fait qui n'entend discuter ni ses objectifs ni ses moyens, et fait du "droit d'exception" son bouclier.


Distinguer les vraies des fausses exceptions

Pour être défendable, l'exception culturelle doit être exception véritable, et non règle déguisée en exception. C'est le problème de tout œ;uvre d'art que de rester sur la crête de l'exception — la menace immédiate étant de glisser de cette crête pour chuter dans l'académique.

Le statut d'exception n'est pas donné à l'œ;uvre d'art comme un héritage indéfectible. Au contraire, c'est à l'œ;uvre d'art de rendre l'exception à l'exception, de faire en sorte qu'elle ait le plus de lieux et d'occurrences possibles. Car toujours elle est menacée par une normalisation qui vaut mort certaine.

Cette exigence de l'exception est contraire à l'esprit comme aux objectifs de toutes les fausses exceptions politiques, marchandes, guerrières, qui ne visent qu'à occuper des places, à en déloger les habitants précédents, à substituer une culture à une autre, un ordre à un ordre : à faire d'une exception une règle.


Le mouvement de culture

Enfin, dépouillée de ses oripeaux médiatiques, l'exception culturelle pourra de nouveau être entendue comme la forme même du mouvement de culture, au sens du phénomène hégélien :"La culture de l'individu, considérée de son côté, en ce qu'il acquiert ce qui est présent-là, consume dans soi sa nature inorganique et en prend possession pour soi" (5).

L'exception apparaîtra ainsi comme l'origine de tout mouvement de culture, ce qui le rend possible et lui donne son élan initial, sa figure et son chemin, chacun de ses moments et ce qui les tient ensemble.

Ni droit, ni acquis, l'acte d'exception, irréductible par vocation, pourra alors être conçu comme "recueillement" — Erinnerung.


Notes :
(1) Rousseau, Émile, II.
(2) Art Press, Mai 1980.
(3) Hölderlin, Remarques sur Antigone de Sophocle, Pléiade, Gallimard.
(4) Alan Jones, Galeries magazine, février 1994.
(5) Hegel, Préface de la Phénoménologie de l'Esprit, p. 51.


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