Ref. :  000034145
Date :  2011-01-10
langue :  Français
Page d'accueil / Ensemble du site
fr / es / de / po / en

Droit à la vie

Droit à la vie

Source :  Alain Brossat


Le « droit à la vie » est aujourd’hui ce que l’on pourrait appeler un « syntagme galopant ». Sa prolifération s’opère par contact, là où la sphère juridique rencontre le biologique, où le politique se noue au médical, où l’environnemental rencontre à son tour l’économique, etc. Son expansion accompagne toutes les équivoques de la globalisation en cours – la montée des normes immunitaires appliquées à toutes les formes du vivant, et plus seulement à l’humain, un processus dont l’envers est l’intensification de la sensibilité à l’exposition (les risques démultipliés), mais aussi la montée des violences bien réelles qui mettent à mal la vie des hommes dans leur environnement.
Par enchaînement et contamination, donc, le « droit à la vie » va désormais inclure des champs aussi variés que celui de la veille sanitaire, de la lutte contre les châtiments inhumains (la peine de mort, la torture) et la réduction en esclavage, des discriminations subies par les femmes et les immigrés – mais aussi bien les droits des animaux, la lutte contre les facteurs de destruction de l’environnement, la protection de l’enfance, etc.

Le motif de « la vie » non pas à « vivre » d’une manière plus riche, intense ou diverse, mais entendue comme capital vivant à entourer de sphères protectrices est devenu, dans nos sociétés, dominant. Une sorte de culte du vivant comme tel, de « vivantisme » généralisé s’est substitué aux équivoques vitalismes de jadis et naguère. Tout se passe comme si la maxime de l’époque était cette pure tautologie : il faut faire vivre le vivant. Non pas tant dans l’esprit de son devenir-singulier, de l’affirmation de ses puissances de différenciation, mais, tout simplement, de son « droit » à durer, être défendu et protégé, entouré, soigné – « la vie » comme objet d’un « care » généralisé. Que l’affirmation d’un tel « droit » tourne le dos à ce que Spinoza identifiait comme propension naturelle à « persévérer dans l’être » est patent : derrière le « droit à la vie » ainsi entendu se profile l’ombre d’un « gouvernement » global et différencié du vivant dont la tâche affichée est, précisément, d’assurer cette veille supposée protectrice mais, en effet, terriblement discriminante – aux uns des droits réels, une condition citoyenne, aux autres une remise en cause structurelle de leur droit même à avoir des droits…
Dans ces conditions, le risque est grand que le « droit à la vie » prenne la tournure d’un « slogan éthique » dont l’effet réel et les implications pratiques demeurent en suspens. A l’évidence, ce qui se subsume aujourd’hui sous cet énoncé est entièrement distinct aussi bien de ce qui s’entendait jadis (et naguère encore) sous le motif éthico-religieux du « caractère sacré de la vie », du « droit à l’existence » ou à la « subsistance » indexé sur des droits sociaux : le « droit à la vie » ne garantit, dans nos sociétés, ni un droit effectif pour tous à l’accès au logement, ni, sous d’autres latitudes, le droit à l’accès à l’eau potable. Il est au fond la musique d’accompagnement de la montée de normes visant à réduire la part de l’ingouvernable dans les relations entre les corps, les classes, les sexes en criminalisant les formes de violence vive et en délégitimant le conflit comme figure politique. C’est un « droit » de teinture « éthique » bien davantage que juridique, et donc d’une plasticité à toute épreuve ; son succès est à ce titre l’ombre portée de l’expansion de la sphère éthique au détriment de la vie politique. Il va prospérer dans un double registre : l’immunité des corps et le « droit à être soi », alias « droit à la différence » : droits des enfants face aux parents abusifs et aux pédophiles, droits des animaux face aux vivisecteurs, droits des minorités visibles face à tout ce qui tend à les stigmatiser et les discriminer. Mais dès lors que ce « droit » à géométrie variable entre en conflit avec les « logiques » de l’ordre économique et de la raison libérale, il s’efface – il ne fait guère le poids, pour les victimes de la pandémie sidéenne dans les pays les plus pauvres, face aux intérêts bien compris des trusts pharmaceutiques.

En même temps, cette mollesse, ce caractère fuyant du « droit à la vie » présente de vifs contrastes avec les effets de pouvoir et de normation qui se manifestent dans le jeu énonciatif. Le « droit à la vie », comme syntagme ou énoncé, n’en finit pas de remodeler, reconfigurer nos modes d’appréhension et de problématisation des questions les plus variées : le tabagisme et les « conduites à risque », le grand âge, les usages alimentaires (avons-nous vraiment le droitde manger des animaux ?), les relations familiales, la relation de l’homme à l’animal (existe-t-il encore des « espèces nuisibles » ?), l’ingénierie génétique, etc. Littéralement, le « droit à la vie » est une puissance discursive, une « force qui va » et qui, jour après jour, colonise le monde, impose ses conditions à nos habitudes de pensée les plus ancrées. C’est sous son égide que s’est imposée la biométrie comme moyen d’identification des personnes, au nom d’une sécurité renforcée dans le transport aérien et ailleurs (d’un droit immunitaire garanti aux voyageurs), alors même que ce dispositif révoque, dans son principe, ce qui constitue le sujet moderne comme une « personne humaine » — une singularité ayant un nom propre et un statut juridique – et non pas une pièce de viande humaine identifiable et identifiée à son code génétique. C’est en son nom que les gouvernants mettent en place toutes sortes de dispositifs d’exception destinés à combattre les risques réels et imaginaires qui sont supposés mettre en péril nos fragiles existences – le Patriot Act et Guantanamo comme moyens requis de protection de nos vies prises en otage par Al Qaeda.

Plus généralement, on pourrait se poser la question suivante : le « droit à la vie » postulant, dans sa généralité et son indifférenciation même, l’équivalence de toute forme de vie avec toute autre, établissant une sorte de norme des normes selon laquelle la vie sous toutes ses espèces et dans tous ses modes d’apparition, se doit d’être défendue – comment l’injonction générale que nous adresse un tel énoncé peut-elle se traduire sous la forme de maximes et de règles de conduite particulières ? Un redoutable « tout se vaut », une paralysante règle de tolérance généralisée viendraient s’imposer ici à nous, dont l’effet serait que nous serions bien fondés à nous sentir infiniment plus concernés par le sort de nos chats et chiens (auxquels il conviendrait d’ajouter quelques espèces menacées) que par celui de nos voisins ou de tel groupe humain exposé à la menace d’un génocide. Si toute forme de vie, en général, se voit reconnaître un « droit » inaliénable et imprescriptible à être promue et défendue, et en « vaut » une autre, à ce titre il n’est alors que trop clair qu’aucune forme de vie en particulier ne vaut grand chose, ne vaut que l’on se mobilise pour elle. Le principe d’indifférenciation cède ici visiblement la place à un principe de pure et simple indifférence – du « tout vaut » au « rien ne vaut » l’écart est vite franchi, et c’est, dans un temps de cynisme généralisé, la vie politique qui est la première à faire les frais de l’inscription au fronton de la vie publique de la nouvelle maxime supposée universelle : « Défends et promeus le ‘droit à la vie’ sous toutes ses formes et dans toutes ses espèces ! ».


Notez ce document
 
 
 
Moyenne des 101 opinions 
Note 2.52 / 4 MoyenMoyenMoyenMoyen
RECHERCHE
Mots-clés   go
dans 
Traduire cette page Traduire par Google Translate
Partager

Share on Facebook
FACEBOOK
Partager sur Twitter
TWITTER
Share on Google+Google + Share on LinkedInLinkedIn
Partager sur MessengerMessenger Partager sur BloggerBlogger