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Date :  2010-07-02
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Quand les récits transmedia se préparent à ré-enchanter notre quotidien


J'étais au festival du documentaire de La Rochelle (Sunny Side of the Doc). J'y ai animé deux panels sur le transmedia et une séance de pitchs de projets interactifs. Je suis vraiment très frappé de voir avec quelle rapidité le monde du documentaire s'est emparé de la dimension interactive : tout le monde ne parle plus que de ça… ! Le marché fourmille de projets , dont certains extrêmement créatifs et innovants. Tous les représentants des télévisions sont là et sont demandeurs de projets "participatifs", "immersifs", multiplateformes et innovants. C'est dans le monde anglo-saxon, encore une fois que les choses sont les plus avancées : les collaborations entre les mondes de l'audiovisuel , du jeu et du web y fourmillent.

On n'est plus du tout dans la phase de cogitation et de se demander si le transmedia va être la prochaine phase de l'industrie de l'audiovisuel : on y est en plein dedans, c'est une réalité qui déclenche un énorme intérêt. Les financements eux-mêmes, qui jusque là étaient à la remorque, sont en train de se structurer. Le 24 juin dernier, par exemple les responsables de l'Office National du Film du Canada ont annoncé qu'ils venaient de voter une motion capitale : plus aucun producteur ne pourra obtenir d'aide financière auprès d'eux si leur projet n'est pas décliné , pour au moins 20% de son budget, sur au moins une autre plateforme ou bien composé pour au moins 20% d'une structure narrative déclinée sur au moins deux plateformes différentes (télé, web , mobile, cinéma, vie réelle, …).

Tous les sujets sont déclinés en formats transmédia. Les plus intéressants sont souvent ceux qui sont les plus impliquants et proposent des structures vraiment originales, qui ne se contentent pas de seulement décliner un contenu narratif linéaire en le découpant en tranches plus ou moins bien adaptées à chaque plate-forme.
Au cours d'un des débats, un producteur a posé une question que je trouve très riche et complexe. Nous parlions du fait que beaucoup de projets transmédia utilisent les codes du jeu vidéo pour articuler l'aspect ludique de leur narration. Ce caractère de jeu que nous infusons à tous les processus dans notre société moderne devient systématique, que ce soit en politique ou en marketing avec ce qu'on appelle le storytelling, que ce soit dans tous les domaines éducatifs où le jeu fait mieux passer la pilule de l'apprentissage et de la pédagogie… Les codes du jeu et des interfaces ludiques sont en fait nombreux et variés. Ils se déclinent aussi en ce qu'on appelle de plus en plus des "serious games" pour les domaines les moins légers et innocents.

La question, donc, était posée par un producteur qui vient de créer une plateforme de production de grands reportages d'investigation . Il se demandait si les principes du jeu pouvaient s'appliquer aussi à des sujets graves, chargés d'enjeux politiques, économiques ou sociaux puisés dans l'actualité la plus brûlante, parfois la plus douloureuse ou sensible.

Ce qui était intéressant, selon moi dans sa question, c'est qu'en fait elle était de nature morale. Ce qu'il voulait dire en d'autres mots c'est : "A-t-on le droit de s'amuser avec le malheur des autres ? A-t-on le droit de traiter légèrement de sujets lourds ? A-t-on le droit de jouer pour essayer de faire comprendre des situations tragiques ou complexes ? Quelle est l'éthique à appliquer dans une tentative d'approche transmedia, par nature ludique et interactive, de sujets chargés ?"
La réponse à cette question est complexe mais elle force à prendre conscience du fait que la notion de jeu comme mécanisme cognitif ne peut plus aujourd'hui se considérer de manière morale uniquement. Ce que les anglo-saxons appellent le "game play" est devenu une technique narrative impliquante qui favorise l'interaction avec l'histoire, son appropriation par le spectateur/joueur, sa projection dans la trame même du récit. La mécanique ludique employée pour raconter une histoire n'est plus synonyme automatiquement et seulement de légèreté, d'insouciance, de naïveté… Je pense qu'il faut bien plus l'associer à des concepts de fluidité, d'empathie, d'impliquation narrative, de proximité…

Dans notre société, le jeu n'est plus l'affaire exclusive des enfants. Sans vouloir faire de la sociologie de quai de gare, force est de constater que dans tous les domaines la tendance est à une relation facilitée à la compréhension, à une tentative de simplification systématique (voire à une schématisation trompeuse) des complexités du monde tel qu'il va ou ne va pas du tout… Tout est devenu en apparence plus léger, plus "fun", plus "cool", plus ludique. L'ennui est l'ennemi.

Dans le sillage de cette constatation, s'inscrit aussi une question récurrente dans la plupart des débats auxquels je participe actuellement dans ce domaine : jusqu'où le trouble que le transmédia engendre entre réalité et fiction est-il permis ? A partir du moment où tout est jeu, où le virtuel m'offre la possibilité d'endosser des identités multiples, fluctuantes, la réalité elle-même perd automatiquement de son caractère objectif de référence. Elle devient un terrain plus mouvant où il est tentant de jouer avec ses repères habituellement stables et rassurants. Est-il important dans une démarche ludique généralisée de savoir distinguer le "vrai" du "faux" ? N'est-il pas plus fun, plus stimulant de ne pas chercher à démêler la fiction imaginée du flux des faits réels ? Le premier dans notre ère de média à avoir expérimenté avec ce trouble c'est Orson Welles dans les années 30 lorsqu'il joua à faire peur à la population avec son feuilleton radiophonique de "La guerre des mondes". Il a semé une véritable panique, causant la fuite de milliers de personnes en dehors de leurs domiciles, terrorisés par l'invasion des martiens de pacotille inventés par Orson Welles.

Jusqu'où peut-on, en tant qu'auteur, revendiquer son droit à traiter la réalité objective comme une matière molle, malléable et subjective ? Quelles ont les limites du jeu avec la réalité ? La réalité est-elle encore un tabou moral ? Il n'est pas question d'épuiser la question ici, je n'en ai pas les compétences. Mais en tant que professionnel impliqué dans la chaîne de production de récits, cette question est désormais au cœur de ma pratique et le sera de plus en plus.

Pour moi, la limite au-delà de laquelle le jeu avec la réalité, le flou qu'il génère, devient éthiquement répréhensible, c'est lorsqu'il devient une arnaque. Tant que personne ne se retrouve véritablement floué, trompé, dépossédé de quoi que ce soit, le jeu est désormais permis. Les projets de récit transmédia qui cultivent un esprit ludique généreux , désintéressé, évitant soigneusement que qui que ce soi soit lésé matériellement, intellectuellement,ou émotionnellement sont légitimes . La confusion qu'ils engendrent entre réalité et imaginaire, est stimulante et ludique. Elle ouvre en fait une nouvelle dimension de récits au sein desquels la perte de repère et le trouble deviennent les aiguillons de nos rêves et autant de possibilités de réenchanter notre quotidien.

Cette tribune a été produite par la Gaîté Lyrique. Elle sera en ligne en septembre sur son site.

Michel Reilhac, Directeur du Cinéma d'Arte France.


Tribune parue dans Le Monde, édition du 2 juillet 2010.


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