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Date :  2010-05-31
langue :  Français
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Pour un « soft power » à la française

Du rayonnement culturel à la diplomatie d’influence

Source :  Anne Gazeau-Secret


Face à une réforme qui n’en finit pas de voir le jour au Quai d’Orsay, une mission d’information parlementaire sur le rayonnement de la France par l’enseignement et la culture, présidée par François Rochebloine, vient de produire un rapport d’étape, qui pose une question de bon sens : dans le contexte actuel de transformation rapide des enjeux internationaux, quelle est la place de la culture, quelle stratégie adopter pour défendre les intérêts de notre pays via la culture et, d’abord, qu’entend on par culture, diplomatie culturelle, diplomatie d’influence?

Pour mûrir cette réflexion stratégique - préalable à des choix politiques qu’il faut ensuite avoir le courage d’assumer - encore faut-il se départir du nombrilisme franco- français et de l’autosatisfaction, tentation permanente de nos élites, qui empêchent de voir la réalité : la culture française, prétendument universelle, n’a plus la force d’attraction d’autrefois, comme on peut le constater sur le terrain.

L’on se refuse à tirer profit des expériences étrangères au prétexte d’une exception française. Il y a ainsi fort à parier que les réformes de structures, qui ont tant de peine à être décidées faute de méthode et de sens, s’ensablent dans quelque changement de nom ou d’organigramme, dans la construction d’un millefeuille administratif encore plus complexe et dans l’habillage de baisses drastiques de crédits et d’effectifs qui, de fait, mettent en péril toute politique publique.


En quoi une diplomatie d’influence se distingue t-elle d’une politique de rayonnement culturel ?

S’appuyant sur l’analyse de la mondialisation accélérée des 10 ou 20 dernières années, le Livre Blanc sur la politique étrangère et européenne de Juillet 2008 a eu une intuition juste même si elle n’est pas vraiment nouvelle (1) : la diplomatie d’influence devrait prendre le pas sur la diplomatie culturelle au sens classique (2), ce qui implique une révolution dans nos modes de pensée et de faire. Comment passer d’une politique de diffusion ou de rayonnement culturel, atout incontestable de la diplomatie française pendant des décennies, à un « soft power » (3) avec des objectifs et un champ d’action beaucoup plus larges dans la nouvelle logique de mondialisation ?

Encore faut-il admettre qu’il n’y a pas de rayonnement unilatéral dans le monde global, mais plutôt des influences réciproques, encore faut il ouvrir le jeu, s’appuyer bien davantage sur les forces vives de la société civile (4), pousser la logique multipartenariale jusqu’au bout, encourager le croisement des expertises, tout en sachant que l’influence ne se décrète pas, qu’elle va de pair avec les facteurs de puissance d’un pays (économique, militaire et démographique aussi bien que diplomatique) et que ses effets ne se font sentir qu’à long terme.

Encore faut il pouvoir comparer l’influence des manifestations culturelles de prestige du type de nos saisons culturelles, avec la Turquie, le Brésil ou la Russie pour les plus récentes, avec celle d’une coopération structurée, discrète mais persévérante, dans des secteurs d’avenir, construite sur un travail continu de réseaux - ce que nous, français, savons moins bien faire.

Le concept d’influence repose essentiellement sur la capacité d’attraction. Or la France a du mal à reconnaître qu’elle souffre d’un handicap : sa langue, qui n’est plus la langue véhiculaire globale. Est-ce à dire qu’il faut laisser tomber l’appui à la langue française, un des vecteurs principaux si ce n’est le vecteur principal de notre influence? Non, bien entendu, mais, là aussi, il est temps de rebondir et de construire - avec l’aide des pays membres de la francophonie - une nouvelle stratégie ciblée, tenant compte de la réalité des rapports de forces.

Prenons un exemple parmi tant d’autres : la position de la France s’affaiblit d’année en année selon le classement des « think tanks » à vocation internationale établi par le Foreign Policy Research Institute. Un seul (l’IFRI) figure dans les 10 premiers hors Etats-Unis, 4 dans les 50 premiers (les français sont largement dépassés non seulement par les britanniques, les allemands, mais aussi par les scandinaves et à égalité avec les belges…). Dans un contexte de mondialisation et de production intellectuelle en anglais qu’accélère l’Internet, un effort systématique de traduction des études et articles de nos chercheurs reste à faire. On le sait, mais rien ne change pour autant et, de fait, ils sont ainsi conduits à écrire leurs textes directement en anglais.

Cette réflexion sur une nouvelle stratégie d’influence de grande ampleur (intégrant bien sûr la coopération culturelle, linguistique, universitaire et scientifique traditionnelle, qui a fait ses preuves, et qui en constituerait toujours le coeur) n’en est qu’à ses prémisses. Ne peut on imaginer les formes d’une vaste consultation nationale (5) pour l’élaborer, avec les hommes et les femmes qui agissent sur le terrain dans leur secteur d’activités et qui devraient témoigner de leur expertise et de leur propre évaluation des pratiques les plus efficaces. Car, dernier élément et non des moindres : l’influence se joue sur le terrain et pas seulement dans les ambassades ni dans les réunions interministérielles, les bureaux des ministères ou la confection du nième rapport sur la question.

A titre exploratoire, cet exercice pourrait s’appuyer sur deux axes stratégiques, qui ont fait l’objet d’initiatives réussies de la diplomatie française, mais qui ne reçoivent plus une attention suffisante aujourd’hui, au point que ce sont d’autres pays ou institutions qui les reprennent à leur compte et en tirent les bénéfices politiques :
- la diversité culturelle qui s’est vue reconnaître une légitimité internationale avec l’adoption de la Convention de l’Unesco en 2005, première pierre d’un droit international de la culture. Associée à la diversité linguistique, elle est une référence très utilisée par la Chine, entre autres, dans la croissance accélérée de son « soft power ».
-la dimension culturelle du développement, dont nous avons fait l’un des axes majeurs de notre politique de coopération avec l’Afrique francophone, mais que nous négligeons aujourd’hui faute de crédits, alors même qu’elle intéresse de plus en plus les bailleurs internationaux, parmi lesquels la Commission européenne.


La culture est un enjeu global que les puissances émergentes utilisent pour affirmer leur identité

Au même titre que les autres enjeux globaux (santé, climat, énergie, biodiversité, éducation..) la culture joue un rôle croissant dans le monde multipolaire d’aujourd’hui. Toutes les puissances émergentes s’y intéressent, telles le Ghana, la Malaisie, le Qatar et bien d’autres.

Prenant conscience de l’importance de disposer de moyens d’influence modernes et face au constat de la domination occidentale dans ce domaine, la Chine s’est engagée depuis quelques années dans le développement, à une rapidité foudroyante, d’un « soft power » chinois. Sa philosophie millénaire est un atout de taille : la devise de Sun Tzu n’est elle pas « vaincre sans combattre », ce qui est la meilleure définition du soft power ! Certes, elle a connu un passage à vide pendant quelques décennies pour des raisons historiques évidentes (isolement politique et retombées de la révolution culturelle). Mais de tout temps la civilisation chinoise s’est répandue au-delà de ses frontières et d’abord auprès des peuples voisins.
Aujourd’hui, la politique de l’Etat chinois est très volontariste : ainsi le nombre d’Instituts Confucius, chargés de l’enseignement linguistique, dont le premier a été ouvert en 2004 à Séoul, approche aujourd’hui des 300, implantés dans 84 pays, dont presque le tiers en Europe (9 en France),et déjà 21 en Afrique. L’objectif est d’en avoir 500 d’ici 2 ans. Cette politique, pragmatique et ciblée, s’appuie sur des institutions locales, telles que universités, écoles, services pédagogiques qui les accueillent dans leurs locaux et les cofinancent.
A ces instituts s’ajoutent un enseignement en ligne déjà performant, un nombre croissant d’inscrits aux tests de chinois (100 000), des conférences mondiales sur la langue, une forte expansion du nombre d’étudiants étrangers en Chine (63000 en 2007) et du nombre de bourses données par l’Etat chinois.
La Chine a aussi ouvert quelques centres culturels, une dizaine à ce stade, dont un à Paris, et organise de nombreux événements à l’étranger avec des budgets conséquents.
Enfin, le développement du réseau media à l’étranger est impressionnant, via Radio Chine Internationale (émissions en 43 langues) et la Télévision centrale chinoise (CCTV) qui dispose de 9 chaînes en anglais et d’autres en arabe, en français (y compris en Afrique), en espagnol etc..
Les exemples de ce dynamisme pourraient être multipliés, y inclus dans la politique de communication via Internet. La stratégie d’influence est clairement définie à Pékin et affichée au service des intérêts économiques mais aussi politiques : ainsi dans le monde en développement et en particulier en Afrique, la Chine se pose comme modèle de développement alternatif au modèle occidental.

L’Inde, pays démocratique, veille aussi à la montée en puissance de son influence sur la scène internationale : Bollywood a déjà dépassé Hollywood en volume de production annuelle de films. Shashi Taroor, ex candidat au poste de secrétaire général de l’ONU, aujourd’hui ministre d’Etat pour les Affaires Extérieures, membre du parlement, très bon expert des questions de communication, ne manque pas d’afficher l’importance du « soft power » pour son pays, déjà très développé dans le domaine scientifique.

Le Brésil n’est pas en reste : même s’il ne prétend pas à une politique volontariste, il s’intéresse de près à l’enseignement de la langue portugaise et à une politique d’échanges tous azimuts s’appuyant sur une image flatteuse et populaire (multilatéralisme, football, musique, carnaval etc. ).


Face à ces nouveaux concurrents les puissances occidentales manifestent une ambition renouvelée

Tandis que la nouvelle politique étrangère de l’équipe Obama vise « la conquête des cœurs et des esprits », et prend ses marques avec le « smart power » (6), l’ Europe bouge aussi : des pays comme l’Allemagne , l’Espagne ,la Suède, ainsi que dans une moindre mesure l’Italie, le Portugal, la Pologne, la Hongrie, la Tchéquie investissent dans le « soft power », estimant que c’est l’une des armes essentielles pour défendre leur position , leur identité, leurs valeurs, dans un monde globalisé. L’Allemagne, notamment, a mis l’accent ces dernières années sur les échanges scientifiques, sur une politique très dynamique d’invitations et de missions, et sur une forte augmentation (+ 20% en deux ans (7)) du budget de l’Institut Goethe auquel Mme Merkel a fait l’honneur de sa visite. L’Espagne depuis que M. Moratinos est ministre des affaires étrangères fait aussi preuve d’un grand dynamisme dans sa politique d’influence et de coopération en Afrique (où elle nous talonne dans la zone francophone), en Europe centrale et orientale et en Amérique latine.

Le meilleur exemple en termes de stratégie et d’efficacité du « soft power » demeure sans doute le Royaume – Uni, qui a su à la fois déterminer ses priorités, moderniser et adapter ses modes d’action. Au plus haut niveau de l’Etat on insiste sur l’importance des échanges et de la coopération internationale pour des raisons sécuritaires (comme en Chine d’ailleurs) : la cohabitation harmonieuse des cultures favorisant la paix – argument curieusement absent du débat public en France. Certes, le Royaume-Uni dispose de l’énorme avantage d’une langue de communication internationale qu’apprennent, à leurs frais, les élites du monde entier. C’est aussi un facteur d’attractivité sur lequel s’appuient les universités britanniques, qui entre autres exemples accueillent plus du double d’étudiants chinois par rapport aux françaises (RU 50000 - France 20000). De ce fait, davantage de moyens peuvent être consacrés aux autres dimensions du soft power.

Les nouvelles orientations stratégiques du British Council se traduisent par des programmes pluriannuels adaptés par grandes régions du monde (au nombre de 13), le principe de base étant celui d’une influence ciblée. 4 thèmes sont privilégiés :
- diversité culturelle et dialogue interculturel avec un accent particulier sur le monde musulman,
- lutte contre le changement climatique,
- économies de la connaissance et de l’innovation,
- résolution de problèmes d’intérêt commun en Europe.

Les jeunes de 18 à 35 ans sont partout le public cible prioritaire. Les ambassades (tous services confondus y compris le service économique) repèrent les jeunes talents, auxquels sont offerts des programmes de formation à la carte au Royaume-Uni. Les réseaux de partenaires sont constamment alimentés et suivis sur le long terme. La mission principale du British Council est clairement de promouvoir les contacts humains et le réseautage.
Dans ce contexte, en Europe, le British Council a renoncé aux cours de langue, aux opérations de prestige et même aux bourses. En revanche, la coopération universitaire et scientifique sur projets est en pleine expansion.
Autre exemple, non moins crucial pour l’influence d’un pays qui veut compter sur la scène internationale de nos jours - celui de la capacité de placer des experts publics ou privés sur des appels d’offres internationaux : la société Crown agents – homologue de France Coopération internationale (FCI) - dispose d’un budget 5 à 6 fois supérieur, et s’appuie pour répondre à la demande sur les grands cabinets de conseil britanniques et les principales universités.


Les atouts de la France dans cette course à l’influence sont en train de disparaître

Au moins quatre raisons font douter que la réforme en cours de notre diplomatie d’influence soit efficace :

1) La réduction drastique des moyens partout, sans discernement, contrevient à une politique intelligente de redéploiement, outre qu’elle nous met dans l’incapacité de tenir nos engagements vis-à-vis de nos partenaires. Sait-on la misère dans laquelle survivent bon nombre de centres et instituts culturels ? Sait-on qu’après avoir décidé d’en fermer un certain nombre en Europe, on y a renoncé au premier article de presse paru sur la question ? Pour les laisser végéter sans aucun moyen d’intervention.

2) La question des priorités est la question clé d’une stratégie d’influence : faute de pouvoir tout faire partout, sortons de l’incantation d’une diplomatie universelle qui ne correspond plus au réel. Choisissons des pays cibles, en fonction de nos intérêts économiques et politiques (8), ainsi que des secteurs d’intervention où nous excellons et des modes de faire moins onéreux que l’entretien de structures lourdes. Et respectons ces priorités.

3) Pour que les postes soient à même d’être plus efficaces localement, il faut non seulement une vision d’ensemble transversale, mais une unité de direction et une cohérence dans la politique. L’éparpillement de structures qui se doublonnent ou se concurrencent n’est pas la bonne solution, vue du terrain. Qui va piloter le réseau culturel et de coopération, va- t-on le scinder en des morceaux séparés relevant de plusieurs administrations et agences différentes à Paris, suivant qu’il s’occupe de manifestations artistiques, de la sélection des étudiants, de formation professionnelle, d’échanges scientifiques, de la promotion de notre expertise en développement urbain ou de l’organisation de colloques économiques? Cela n’a aucun sens dans les petits postes, et même dans les grands, quand on réalise que, par exemple, dans une bonne dizaine de grandes villes chinoises, il y a une seule personne polyvalente chargée d’assurer notre présence : le réseau, transversal et multisectoriel, doit relever d’une seule autorité.

4) Les questions de management ne sont guère prises en considération dans notre système administratif français. Nous avons beau faire les bons diagnostics, les problèmes d’organisation et de gestion des ressources semblent insurmontables. Or de la mise en place d’une unité de commandement capable de faire face aux résistances et d’une gouvernance forte dépendent la réussite de la réforme nécessaire.


La logique de la mondialisation met notre diplomatie à l’épreuve, et l’oblige à être inventive.
Il importe, certes, de moderniser notre action culturelle extérieure, à commencer par notre superbe réseau de lycées, collèges et écoles françaises à l’étranger, au formidable potentiel d’influence. Mais l’influence se joue aussi ailleurs en ces temps de diplomatie globale : elle s’appuie de plus en plus sur les acteurs de la société civile, sur une capacité d’anticipation, de mobilisation et de travail en réseau. C’est davantage de l’attention portée et des moyens donnés aux marchés d’expertise, aux « think tanks », aux échanges scientifiques et universitaires, à la formation des élites, à l’innovation, à la communication par Internet, à notre présence dans les réseaux internationaux de toutes sortes que dépend l’excellence de la diplomatie française.


Notes :

(1) Cf. Rapport Jacques Rigaud 1979 !
(2) Pour simplifier, l’action culturelle extérieure ( ce qu’on appelle aussi diplomatie culturelle) est censée recouvrir les échanges artistiques, la langue française, la formation des élites, la coopération scientifique, les industries culturelles.
(3) Concept inventé par Joseph Nye dans les années 90, dont notre « diplomatie d'influence » se rapproche
(4) Dont nous connaissons mal les activités à l’extérieur de nos frontières : ainsi une récente étude sur la politique d’échanges internationaux des 71 établissements publics sous tutelle du ministère de la culture et de la communication démontre qu’il y a une incontestable montée en puissance à l’étranger de ces établissements dont l’expertise est souvent internationalement reconnue, mais sans aucune réflexion stratégique commune, ni synergie, ni concertation sur les perspectives d’avenir.
(5) Pourquoi pas un « Grenelle » de l’influence de la France dans le monde ?
(6) Ce qui mériterait une analyse en soi .
(7) A comparer avec -20% pour nos centres culturels en 2009….
(8) Notre ambassade au Brésil, pays qui représente pourtant à l’évidence l’une des priorités N°1 du Président de la République en politique étrangère, s’est vue appliquer mécaniquement les mêmes baisses de crédits et d’effectifs que les autres ( -17% pour les crédits culturels et de coopération en 2009).. Autre exemple parmi tant d’autres, la Hongrie a subi une baisse de 35% en deux.


Article paru dans la revue ENA hors les murs – mars 2010, n°399. Cf.: Sommaire du n° consacré aux "Nouveaux enjeux géopolitiques" .


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