Les médicaments d'importance vitale ne sont pas à l'abri du commerce de contrefaçons. L'Organisation mondiale de la Santé (OMS) collabore avec Interpol pour faire échec aux réseaux criminels qui gagnent des milliards de dollars avec ce commerce cynique. En 2009, 20 millions de comprimés, flacons et sachets de médicaments contrefaits et illégaux ont été saisis au cours d'une opération de cinq mois coordonnée par l’Organisation internationale de police criminelle (Interpol) à travers la Chine et sept pays d'Asie du Sud-est; 33 personnes ont été arrêtées et 100 points de vente fermés.
L'année dernière également, une série de descentes de police a permis de mettre la main sur des médicaments contrefaits pour une valeur de centaines de millions de dollars et de démasquer un réseau criminel qui alimentait des consommateurs de tout le Moyen Orient. En Europe, enfin, des douaniers ont saisi 34 millions de comprimés contrefaits rien qu'en deux mois de 2009, prise dont le Commissaire européen à l'industrie Guenter Verheugen a déclaré qu'elle avait «dépassé nos pires craintes».
Les résultats obtenus par ces opérations répressives en chaîne dans le monde permettent de cerner peu à peu ce commerce qui choque jusqu'aux responsables de la réglementation qui connaissent bien le problème. Les experts de la santé estiment que ces opérations ont à peine effleuré la surface d'une industrie florissante de contrefaçons de médicaments qui fait peser une menace croissante pour la santé publique partout dans le monde.
L'Asie occupe la part du lion dans le commerce des médicaments contrefaits, selon le Pharmaceutical Security Institute, une organisation financée per l'industrie pharmaceutique. Mais selon Aline Plançon, d'Interpol, il y a des cas de contrefaçons de médicaments dans toutes les régions du monde. «Il existe un flux de produits venant de partout et allant partout, tant il y a de plaques tournantes,» affirme-t-elle.
La menace des produits pharmaceutiques contrefaits n'est pas nouvelle. De nombreuses autorités nationales ont depuis longtemps engagé leur propre lutte contre la contrefaçon de médicaments. Bien que l'OMS travaille activement à cette question complexe et politiquement sensible depuis qu'elle a été abordée pour la première fois en mai 1998 à l'Assemblée mondiale de la Santé, les mesures de contrôle et de répression ont franchi un pas supplémentaire en 2006 avec le lancement du Groupe spécial international de lutte anti-contrefaçon de produits médicaux (IMPACT en anglais), composé de représentants d'organisations internationales, d'organismes chargés du contrôle et de la répression, de l'industrie pharmaceutique et d'organisations non-gouvernementales.
Depuis lors, les membres d'IMPACT collaborent étroitement dans le cadre d'enquêtes pénales internationales, aidant les pays à renforcer leur propres systèmes de détection et de répression, ainsi qu'à travailler avec l'industrie pour mettre au point des mesures telles que des emballages de sécurité de haute technologie.
Les ventes mondiales de médicaments contrefaits pourraient atteindre cette année 75 milliards, soit 90% de hausse en cinq ans, selon une estimation publiée par le Center for Medicine in the Public Interest des États-Unis d'Amérique. Il est difficile de mesurer l'ampleur du problème lorsqu'il y a tant de sources d'information et de définitions différentes des «contrefaçons». Sabine Kopp, secrétaire exécutif par intérim d'IMPACT et chef du programme l'OMS de lutte contre les contrefaçons, explique que l'OMS mène actuellement une enquête visant à comparer les législations et les terminologies utilisées pour combattre la contrefaçon de produits médicaux dans les différents pays.
«Ces études ne donnent en réalité qu'un aperçu de la situation, car les faussaires font preuve d'une grande souplesse dans leur façon d'imiter un produit et d'éviter que ce soit détecté,» précise-t-elle.
Il n'existe pas de données précises qui permettent de mesurer avec précision l'ampleur de ce commerce vaste, sophistiqué et lucratif, mais «il s'agit de grandes quantités saisies et de réseaux criminels perfectionnés,» ajoute Aline Plançon, d'Interpol, qui copréside le groupe de travail d'IMPACT sur le contrôle et la répression.
La portée des produits contrefaits arrivant sur le marché s'est aussi élargie avec l'utilisation commerciale croissante d'internet pour proposer une palette impressionnante aussi bien de médicaments de marque que de génériques. Selon l'OMS, dans plus de 50% des cas, les médicaments achetés sur des sites illégaux qui dissimulent leur adresse physique se sont révélés contrefaits. «Le plus choquant est la découverte relativement récente de ce que des versions contrefaites de médicaments vitaux prescrits contre le cancer ou des maladies cardiovasculaires graves sont également vendues en ligne aux consommateurs,» rapporte l'Alliance européenne pour l'accès à des médicaments sûrs.
Selon les analystes, les pays en développement constituent une cible évidente pour les faussaires, en raison du fait que le prix des médicaments licites est souvent hors de portée du plus grand nombre et les contrôles plutôt laxistes.
Les contrefaçons saisies en 2009 au cours de l'opération «Storm 2», coordonnée par IMPACT en Asie, allaient des antibiotiques aux contraceptifs, en passant par les sérums antitétaniques, les médicaments antipaludiques et ceux qui traitent les problèmes d'érection. En Égypte, les enquêteurs ont trouvé de tout: des médicaments utilisés lors de transplantations d'organes à ceux que l'on prescrit contre des maladies telles que les cardiopathies, la schizophrénie et le diabète, ainsi que des milliers de boîtes de médicaments contre le cancer, explique Aline Plançon.
Même si les pays à revenu plus élevé disposent d'une réglementation plus stricte et font mieux respecter les lois, ils permettent aussi de faire de gros profits. Selon la Medicines and Health care products Regulatory Agency du Royaume-Uni, les faussaires visent désormais également les marchés les plus lucratifs et copient des médicaments chers, très vendus et très demandés. «Ce sont avant tout les profits potentiels énormes à réaliser qui poussent à la contrefaçon,» explique Sabine Kopp. «Les criminels sont toujours à la recherche de ce qui peut rapporter le plus d'argent.»
Une étude financée par les laboratoires Pfizer, l'une des plus vastes enquêtes jamais menées dans 14 pays européens, a évalué que les Européens de l'Ouest dépensaient plus de 14 milliards de dollars US par an pour l'achat de médicaments, souvent contrefaits, à des sources illicites. Une grande part du marché va aux médicaments dit «de bien-être». Cette étude a révélé que près de la moitié des médicaments contrefaits vendus sur internet étaient des amaigrissants, suivi des antigrippaux. Les troubles de l'érection constituent pour les contrefaçons, en Europe comme en Asie, un autre marché de choix, alimenté par la croissance des pharmacies en ligne qui donnent accès à des médicaments délivrés uniquement sur ordonnance sans avoir à consulter un médecin. Une étude hollandaise citée par l'International Journal of Clinical Practice a trouvé que sur 370 échantillons de Viagra saisis, seuls 10 étaient authentiques.
À Singapour, on a hospitalisé au cours des cinq premiers mois de 2008, 150 patients atteints d'hypoglycémie grave – une baisse brutale du taux de sucre dans le sang. Quatre d'entre eux sont décédés et sept ont subi de graves lésions cérébrales. Ils auraient pris des contrefaçons de médicaments censés traiter les troubles de l'érection mais qui contenaient une dose importante de glyburide, une substance utilisée pour traiter le diabète.
On ne connaît pas le nombre des décès imputables aux médicaments contrefaits, ni l'ampleur de ce commerce, mais les coûts qui en résultent pour la santé publique sont considérables. Outre leurs conséquences directes pour les individus, les contrefaçons peuvent provoquer une résistance aux médicaments utilisés contre des maladies figurant parmi les principales causes de mortalité. Le paludisme, qui fait environ un million de morts par an, en est l'un des principaux exemples.
Une collaboration internationale sans précédent visant notamment à enquêter sur les antipaludiques contrefaits a montré que la moitié des 391 échantillons recueillis ne contenaient aucun principe actif (artésunate) ou trop peu pour qu'il fasse de l'effet. Les hologrammes des fabricants n'ont assuré aucune protection, car les enquêteurs ont découvert que les faussaires avaient conçu leurs propres faux hologrammes. Les résultats de cette investigation, publiés dans la revue PLoS Medicine en 2008, ont conclu qu'en raison de «l'épidémie» de contrefaçons en Asie du Sud-Est les décès dus à un paludisme non traité ont eu pour effet d'affaiblir la confiance dans ce médicament vital, de causer des pertes économiques considérables aux fabricants légitimes et de faire craindre l'apparition d'une résistance à l'artémisinine.
«Les gens ne se rendent pas nécessairement compte de ce que les médicaments qu'ils ont pris étaient contrefaits. Même un cas unique de contrefaçon est inacceptable, car il révèle une vulnérabilité du système d’approvisionnement pharmaceutique et sape la crédibilité des systèmes de santé,» observe Sabine Kopp.
L'ampleur et la créativité du commerce des médicaments contrefaits constituent un formidable défi pour le contrôle et la répression. De plus, le commerce international donne l'occasion aux faussaires d'introduire facilement leurs produits dans la chaîne d'approvisionnement en médicaments licites et d'en dissimuler la source. «Même dans les hôpitaux on a vu des livraisons dans lesquelles des médicaments contrefaits avaient été ajouté à des lots de médicaments authentiques,» assure Sabine Kopp. «Les faussaires falsifient simplement les documents de livraison et ajoutant un zéro supplémentaire à la quantité fournie, puis ils complètent la commande en y ajoutant leur propres boîtes.»
Depuis 2008, IMPACT et Interpol ont mis sur pied des opérations pour s'attaquer à la contrefaçon en Afrique de l'Est et en Asie, tout en collaborant avec les gouvernements des pays développés dans la lutte contre le commerce des médicaments contrefaits sur Internet. Ces opérations s'appuient sur une meilleure compréhension de l'ennemi à combattre, explique Aline Plançon. «Nous pouvons déjà affirmer que nous contrecarrons certains réseaux,» ajoute-t-elle. «Il est difficile de dire si nous les avons complètement démantelés, mais il est certain qu'ils ont été touchés.»
Détruire les réseaux n'est qu'un des objectifs à atteindre. À ce stade précoce d'IMPACT, les autres consistent à susciter une prise de conscience de la part du public et des États, ainsi qu'à favoriser la coopération entre les parties intéressées et les organismes nationaux chargés du contrôle et de la répression. Une coopération transnationale est indispensable pour faire face aux réseaux criminels transnationaux et complexes impliqués dans la contrefaçon, explique Aline Plançon.
Là aussi, IMPACT voit des résultats positifs. Au lendemain des deux opérations «Storm» en Asie du Sud-Est, IMPACT souhaite stimuler la coopération en matière d'échange d'informations et de formation. La première opération a avoir été coordonnée par IMPACT et Interpol, en 2008, et ciblant les sites internet qui vendent des médicaments contrefaits a vu la participation de huit pays. La deuxième opération, en 2009, a impliqué 25 pays, dont l'Australie, le Canada, Israël, la Nouvelle Zélande, Singapour, l'Afrique du Sud, la Thaïlande, les États-Unis d'Amérique et 16 pays européens. Elle a permis d'identifier plus de 1200 sites web engagés dans des activités illégales, d'en fermer 153 et de procéder à 12 arrestations, selon Interpol.
Les experts de la santé et IMPACT disent pourtant que le contrôle et la répression restent gravement handicapés par la faiblesse des lois et règlements applicables aux faussaires. «Parmi les obstacles à l'adoption de mesures efficaces, il faut mentionner l'absence d'un consensus mondial clair sur ce qui constitue un médicament contrefait, ainsi que le fait que des activités illégales dans un pays peuvent être légales dans un autre,» a commenté en janvier Graham Jackson, rédacteur de l'International Journal of Clinical Practice.
Il y a six ans la Conférence internationale des organismes de réglementation pharmaceutique a demandé à l'OMS de préparer un projet de convention internationale, mais le processus s'est avéré difficile. Il n'a pas été possible de parvenir à un consensus sur le texte de la convention et certains gouvernements restent opposes à la proposition. Des mesures de renforcement du cadre juridique des mesures de contrôle et de répression continuent à faire l'objet de discussions. Un projet visant à soulever la question à l' l'Assemblée mondiale de la santé en mai 2009 a été évincé par la pandémie grippale H1N1 et les espoirs se sont reportés sur l'Assemblée de cette année.
Source: Bulletin de l'Organisation mondiale de la Santé > Recueil d'articles > Volume 88, avril 2010, 241-320