Avant-propos :
Sur un tel sujet, je vais « décevoir » les impatients et tous ceux qui sont avides de recettes prêtes à cuire et à servir... rapidement improvisées, bien vues, « convaincantes », immédiatement utilisables, avec résultats garantis pour le politique comme pour le gestionnaire, pour l’expert comme pour le « simple » citoyen.
Pourquoi donc ? Parce que je réclame, revendique et justifie : de la distance, du temps, de la mise en perspective, du doute, du soupçon, du refus des certitudes et des formules péremptoires, telles que celles qui abondent dans le « fameux discours » du 21 juillet 2009, et qui emballent les Assemblées (1).
Parce que je vais assumer mon rôle, supposé être celui du « philosophe de service », avec l’obstination nécessaire, et le caractère roboratif qui peut ou doit y être associé.
1.1. « Nouveau », « nouvelle », « nouveauté » ?
Je souhaiterais ainsi d’abord revenir sur la supposée « nouveauté » de ce qui arrive, et à quoi le philosophe comme l’historien et l’anthropologue ne peuvent s’empêcher de mettre des guillemets… dont toute la question est de savoir s’ils peuvent être levés !
« Nouvelles technologies » ? « Nouveaux médias » ? Nouveaux moyens d’échange et de savoir ? Nouvelles pratiques culturelles ? « Nouvelle donne » du numérique ? Nouveau droit, nouvelles règles ? Et même : « Nouveau monde », pourquoi pas ? Assaut d’hyperboles !
Il est toujours aisé d’habiller de nouveauté tout ce qui présente pour le modeler à sa guise. C’est une méthode choyée par les escrocs, les faux prophètes, les marchands du temple, les dictateurs.
Donc, qu’est-ce qui est nouveau dans notre affaire ? Et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Et quelles conséquences, d’un côté comme de l’autre ? Qu’est-ce qui ne l’est pas, d’abord ?
Ce qui n’est pas nouveau, c’est ce type de débat i) sur de nouvelles pratiques socioculturelles considérées comme déviantes, et ii) sur des « droits d’auteur » supposés menacés par de telles pratiques rendues elles-mêmes accessibles par un certain état de la technique. On peut relire, à cet égard, par exemple, les déclarations et analyses inquiètes qui ont entouré le développement de la diffusion radiophonique des œuvres (à l’âge héroïque de la radio, dans la première moitié du XXème siècle).
De ce point de vue, on peut observer que chaque époque invente ses nouveaux « pirates », rapidement recyclés par l’Etat moderne en collaboration avec l’économie de marché et ses juristes (droit public et droit privé main dans la main). Chaque époque invente ses « nouvelles » menaces, qui ont souvent pour caractère commun de mettre en cause les avantages acquis, les rentes de situation, les enrichissements sans cause…
Ce qui ne l’est pas non plus, « nouveau », c’est une vive polarisation de ce débat, non entre droite et gauche, mais entre ceux qui désirent plus que tout défendre et protéger l’état de choses antérieur (pour des raisons diverses et parfois contradictoires), d’abord parce qu’il est connu et rassurant, et ceux qui estiment qu’il faut aller de l’avant (faire bouger les lignes de force, les méthodes, les règles…), même s’il ne peut y avoir de garantie que l’avenir sera plus radieux que l’existant pour les parties en présence.
Enfin, et hélas ! ce qui n’est pas nouveau, c’est que le débat est centré pour l’essentiel sur les mesures de dissuasion, de sanction, de punition qu’il serait souhaitable de mettre en œuvre (et leur degré, et leurs modalités…), au motif, toujours le même, qu’il faudrait absolument « agir vite » (l’urgence, mauvaise conseillère !).
Et réciproquement, ce qui n’est pas nouveau, c’est que ce débat n’est nullement centré sur les dispositifs d’éducation, d’incitation, de sensibilisation, de responsabilisation de tous les citoyens à l’égard des « nouveaux usages » et pratiques concernés — et qu’il tient même ces questions à distance, à la périphérie, à la marge… comme si elles n’étaient pas décisives !
Ce qui peut être considéré comme « nouveau », en revanche, c’est : un certain état de la technique exceptionnel (ce que l’on met dans le fourre-tout des « TIC », que l’on ne désigne plus aujourd’hui comme « NTIC », au motif qu’elles ne seraient plus si « nouvelles » ?), la démultiplication des moyens (d’information, de diffusion, de communication) qu’il autorise et l’abondance, la variété des pratiques nouvelles qu’il favorise. Tout cela entraîne une modification considérable du paysage même dans lequel nous évoluons, et, en particulier, du paysage socioculturel sous ses différentes figures.
La question restant à trancher est cependant de savoir si cette modification, cette « révolution » est « copernicienne » ou « anthropologique », ou encore seulement : « technologique », « technoscientifique », « industrielle ». Sur ce point, je me vois désolé d’ajouter qu’il faudrait beaucoup de temps pour en discuter de manière convenable, et l’on va donc passer au point suivant…
Ce qui est nouveau et non réductible à d’autres « moyens de communication » contemporains, ce sont les principes mêmes du réseau Internet, l’égalité formelle entre ceux qui y contribuent, qui peuvent être tour à tour autant récepteurs (ce qui constitue la limite de la télévision, de la radio, du Minitel) qu’émetteurs d’informations, d’œuvres, de contenus culturels, de savoirs — avec tout ce qu’une telle évolution peut apporter aussi bien de « négatif » que de « positif ».
Ce qu’il y a de nouveau, également, c’est que ce réseau Internet, sous ses différentes figures, en l’état actuel comme dans ses évolutions esquissées, offre des capacités d’archivage, de copiage, de collage, de mixage, de recomposition, de traduction, de pénétration, de mise à disposition de contenus (textes, sons, images, contenus hybrides, autres) sans commune mesure avec les outils, moyens et réseaux auparavant disponibles… et que cette capacité historiquement exceptionnelle d’absorption et de mutation ne peut en effet rester sans incidence sur les Droits de l’Homme, ni laisser intacts les « droits culturels » qui en font partie (article 27 de la Déclaration de 1948), ni bien sûr être sans incidence sur l’évolution même des « droits d’auteur ».
Quelles sont donc les conséquences du rapprochement entre, d’un côté, les éléments de nouveauté objectifs du paysage et, d’un autre côté, la répétition d’un débat qui a très peu évolué, sinon pas du tout ?
À cet égard, situons-nous d’emblée au-delà de tout « regret » de circonstance et des jugements moraux de convenance. Ce qui importe le plus, ce sont les dommages sociaux et collectifs qu’engendre le fossé entre les deux côtés, comme avec tous lesdits « grands débats de société » qui sont en retard sur leur matière, par exemple dans le domaine de la santé.
Ce qui pose problème et peut constituer un lourd dommage pour tous (pas seulement pour les auteurs, les artistes, les créateurs ; pas seulement pour les sociétés de production, d’édition, de diffusion et de distribution), c’est que les termes du débat, son histoire comme ses modalités, ses concepts et son lexique, ses règles et sa capacité d’adaptation ne soient simplement pas à la hauteur des « défis et des enjeux » de cette ère dite « numérique ».
Le premier « défi » est donc, précisément, de faire se rapprocher autant que de possible l’exceptionnalité du contexte (« numérique » ?) auquel nous sommes confrontés et la qualité ontologique, anthropologique, philosophique, juridique, économique et scientifique que devrait atteindre un débat censé en rendre compte et répondre aux questions qu’il adresse.
1.2. Vous avez dit « culture numérique » ?
Je souhaiterais ensuite, bien que cela puisse paraître ici et maintenant inutile, sinon « dépassé », à un certain nombre d’entre vous, je souhaiterais donc revenir un instant sur (voire : « revisiter ») ce que l’on peut nommer, par convention ou approximation : « la culture numérique », et qui se trouve, de fait, au cœur de nos échanges de ce jour.
Car cette « culture numérique », à défaut d’être nouvelle sous tous ses aspects, puisque pour une partie elle ne fait que vectoriser autrement des formes culturelles déjà connues ou disponibles précédemment, manifeste bien des caractéristiques singulières dont je suis étonné qu’elles aient pris aussi peu de place au sein du débat politique et économique des derniers mois et années sur « Internet, création, diffusion, auteurs, producteurs... » et tout ce qui s’y rapporte ou y est lié.
Ce que je désigne par là, c’est que nous sommes très loin d’avoir affaire à une problématique où seraient seulement en jeu des moyens de production et de diffusion disputés, des droits à protéger ou redistribuer, des flux financiers à réguler, du droit à restaurer ou à inventer, de la police à mobiliser… bref, seulement une affaire de mœurs et de police !
C’est que nous avons affaire à quelque chose qui modifie en profondeur les relations sociales et politiques, les pratiques culturelles, artistiques et éducatives, les conceptions et les modalités de la recherche, les formes, la valeur et le sens de l’information et de la communication, enfin : le rapport au réel et à l’imaginaire de tout citoyen, quelles que soient ses convictions, quels que soient ses appartenances et ses savoirs.
Alors, ceux qui prétendent débarquer dans cet espace intergalactique en s’imaginant le régenter avec leur petite police de quartier, avec un Robocop nommé Hadopi (pourquoi ne pas l’appeler « Robocopi » ?), ils ne me paraissent ni sérieux ni crédibles.
Et je suis triste pour Platon (et l’anneau de Gygès), pour Balzac (et la Peau de Chagrin) qu’ils aient été pris en otages dans cette affaire, et aussi maltraités (ce qui me donne à penser qu’il faudrait un Hadopi de la citation facile et désastreuse).
Il faut donc revenir un instant sur ce que peut vouloir dire « culture numérique », et qui ne serait pas la même chose que culture en général. A cet égard, j’attire votre attention sur la confusion usuelle entre deux aspects, deux signifiés très différents de cette expression.
Le premier côté, si l’on peut ainsi dire, c’est celui qui désigne une culture qui passerait par le medium du numérique : toute cette « culture », ces formes et expressions culturelles qui pourraient être numérisées (sous leurs figures les plus diverses). De la culture qui serait compatible non seulement avec « l’âge du numérique », mais aussi avec ses supports, ses moyens, ses produits et les usages, les pratiques qui en résultent. Et ce par différence avec toutes les autres pratiques culturelles (antérieures ou non) qui ne peuvent pas ou ne veulent ou n’imaginent pas « passer par le numérique », sinon « passer au numérique ».
Le second côté envisageable de la « culture numérique », c’est la culture propre au numérique, à son temps, à ses idées, à ses usages, à ses modes d’être et de paraître, à ses formes de communication et d’échange, à ses capacités d’innovation et de création. C’est la culture de ceux qui sont cultivés « numériquement » (2), et qui sont loin d’être seulement dans un rapport d’usage, d’utilisation, de médiation à l’égard du numérique : car le numérique est devenu pour eux véritablement une culture singulière, avec tout ce que cela peut supposer comme pratiques communautaires, rapports affectifs et identitaires…
Il me paraît très important de bien distinguer ces deux aspects, qui se tiennent souvent sur une même crête et en deviennent « indistinguables », ce qui a des conséquences ennuyeuses pour le sujet dont nous avons à débattre ce jour, à savoir, ne le perdons pas de vue : « Internet, droit d’auteur, responsabilité publique : quelle politique culturelle ? »
Pourquoi est-ce si important ? Parce que ce n’est assurément pas du tout la même chose d’avoir à juger des questions de « respect du droit d’auteur », « respect des libertés citoyennes », « téléchargement illégal », « piratage », « filtrage », « restriction de la copie privée », « droit à l’Internet », « accès libre et universel aux contenus et aux œuvres », selon que l’on se situe d’un côté ou de l’autre de ces deux acceptions, en partie compatibles, mais ontologiquement distinctes, de la « culture numérique ».
Je m’explique autrement. Si la problématique de la « culture numérique » se réduisait à celle de la numérisation et de la diffusion numérique (qu’elles soient « licites » ou « illicites »), des formes, contenus et expressions culturels existant « préalablement », les choses, le débat seraient assurément plus simples ! Car, en effet, l’on n’aurait (à peu près !) qu’à soulever des questions : i) technologiques, ii) juridiques et iii) sociologiques. On n’aurait qu’à se préoccuper de : iv) faciliter par la technologie cette numérisation et cette diffusion ; v) les réguler, sinon les contrôler, par des dispositifs légaux, et vi) les comprendre, les analyser, les mettre en perspective…
Mais la réalité — que souhaitent contraindre dans ces limites étroites nombre de politiques, de gestionnaires et d’artistes aujourd’hui — est hélas ! (ou tant mieux ?) plus vaste et complexe. C’est que la culture numérique est, de fait, bien autre chose qu’une question de moyens, de même qu’elle est autre chose qu’une question d’argent et de partage des ressources financières ou des profits résultant des différents secteurs de « la création ». (3)
En effet, en dépit des désirs de ceux qui ne souhaitent « rien de nouveau sub sole » (parce que cela remettrait en cause des rentes, des habitudes, des certitudes rassurantes et plutôt rémunératrices), la culture numérique est bien une culture ! Or, cela est très gênant, très épineux, et, à vrai dire, une source de « problèmes » à n’en plus finir, pour le gestionnaire comme pour le politique — et pas seulement pour eux.
1.3. Dix Thèses sur la « culture numérique » :
On peut donc dire et varier les plaisirs ainsi, en posant les thèses suivantes, qui correspondent à autant d’équations :
1ère thèse : La culture numérique est déjà devenue une culture ;
2ème thèse : La culture numérique, qui aurait pu ne pas en être une, est effectivement une culture ;
3ème thèse : La culture numérique est numérique, ce qui est loin d’être entendu dans toutes ses conséquences, en particulier philosophiques, juridiques et économiques ;
4ème thèse : La culture numérique est autre chose que la numérisation de « la culture », entendue comme « la vraie » ;
5ème thèse : La culture numérique a en propre d’être une culture numérique, ce qui ne saurait être réduit ni à aucune pratique ou facilitation technologique, ni à aucune autre forme culturelle traditionnelle et « bien connue » ;
6ème thèse : La culture numérique est de fait à la fois culture du numérique et culture numérique ;
7ème thèse : La culture numérique réclame autre chose qu’une police numérique ;
8ème thèse : La culture numérique a besoin de se développer en harmonie avec les autres formes, conceptions et pratiques culturelles. Elle ne souhaite pas et n’aurait aucun avantage (et réciproquement) à être leur ennemie (5) ;
9ème thèse : La culture numérique a besoin d’une politique culturelle qui la comprenne et qui élabore une grande idée de sa place et de son rôle à venir ;
10ème thèse : Une politique culturelle digne de ce nom et contemporaine se doit de considérer avec le plus grand intérêt la culture numérique, et de favoriser son développement harmonieux conjointement avec les autres cultures.
Pourquoi ai-je donc proposé ce « détour » par de telles thèses, en apparence « abstraites », qui pourront avoir inquiété ou exaspéré certains d’entre vous ?
En vérité, ce que je souhaite ainsi désigner et résumer, c’est que l’on ne peut rien imaginer, concevoir et mettre en place aujourd’hui de « durable » ou de « soutenable » (comme l’on dit par abus de langage du « développement ») : i) en matière de défense ou de réforme du droit d’auteur, mais aussi, plus généralement : ii) en matière de responsabilité publique dans le domaine culturel, si l’on ne considère pas avec une certaine exigence que la culture numérique possède désormais une existence, une place et un rôle aussi essentiels que singuliers dans la cité contemporaine.
Une des conséquences en est que l’on ne peut se contenter, à l’égard de ceux qui exercent, sinon revendiquent des pratiques numériques jugées « illicites », voire appréciées comme des actes de « piraterie », de les considérer comme des « pirates », des hors-la-loi.
Pourquoi ? Parce que l’on se trouve aussi contraint, simultanément, et quoi qu’il en coûte, quelles que soient nos convictions a priori, de percevoir dans la démarche des plus « créatifs » d’entre eux, des plus « innovants » (à l’exclusion bien sûr de ceux qui se limitent à faire commerce de leur « piratage ») : une démarche proprement culturelle, à la fois générationnelle (6) et intrinsèquement liée à la nature et à l’évolution des supports et des techniques concernés.
Ce qui peut encore être formulé ainsi : à savoir que, par la place même qu’elle a acquise au sein de la cité contemporaine, au point de modifier en profondeur son rapport au temps et à l’espace, au point de modifier nombre de ses espaces, de ses mediums de communication, de ses règles sociales, sinon son « vivre-ensemble », la culture numérique entraîne une modification de contenu et de priorités de la responsabilité publique en matière culturelle et de la politique culturelle, en particulier.
Une telle évolution signifie aussi clairement que le curseur de « la politique culturelle » doit se déplacer des obsessions normatives (et pour une part légitimes) de protection et de défense des droits acquis vers d’autres impératifs, à rendre compatibles avec les précédents, à savoir :
i) la facilitation et la diffusion publiques de la culture numérique elle-même, avec une volonté politique et des ressources « à la hauteur » ;
ii) l’éducation (7) au niveau de tous les cursus scolaires et universitaires des règles de base et du droit général (8) applicables en matière culturelle et numérique ;
iii) la mise au service de l’éducation en général, et de l’éducation artistique, en particulier, des capacités, moyens et méthodes de la culture numérique.
Eléments d’une insoutenable « conclusion » :
Pour qu’il n’y ait pas de quiproquo sur le périmètre et l’objectif de mon intervention, je soulignerai d’abord que celle-ci n’avait nullement une ambition panoptique, voire « holistique », selon l’adjectif en vogue : au contraire, elle ne prétend traiter que d’une petite partie « du problème », mais une partie systématiquement et regrettablement maintenue enfouie. Cette partie, « petite », ce n’est pas moins que la « culture numérique ».
Or, depuis « quatre ans que l’on tente de légiférer sur le téléchargement illégal » (Jack Ralite), il y a une « absente de tous bouquets » (dirait Mallarmé) ou une Arlésienne (dirait Berlioz — à chacun ses citations !) dans ce bouquet et dans ce débat. Et c’est précisément la culture numérique, alors qu’elle aurait dû être mise d’emblée au premier plan de toutes les attentions et discussions. Mais faute d’envie des uns, faute de volonté des autres, faute d’ignorance pour beaucoup, on a choisi de focaliser d’abord l’attention sur les questions de la « gratuité », des « modèles économiques », de la « légalité », du « piratage », du « respect des droits d’auteur », de la « liberté d’accès », etc., soit toute une série de questions importantes et même essentielles, mais hélas ! impossibles à aborder avec quelque espoir de « succès » si on ne les resitue pas, d’une part, dans le paysage anthropologiquement modifié de la culture en général, d’autre part, dans le paysage même, singulier, sinon « nouveau », de la culture numérique.
De fait, si la culture numérique n’était pas une authentique culture et si elle n’avait pas pris l’importance et la dimension que nous lui connaissons dans nos sociétés, les choses seraient beaucoup plus simples ! C’est la vieille idée à laquelle beaucoup cherchent encore à s’arrimer, surtout dans les entreprises culturelles, les syndicats professionnels et chez les avocats. Mais c’est un pieux désir sans espoir d’aboutissement, un vœu inutile qu’il faut abandonner. Cela fait plus d’une décennie (au moins depuis le « cas Napster ») que nous sommes quelques-uns à le marteler, et il faut bien dire que la surdité, la paresse, l’hostilité et l’indifférence se sont mobilisées de manière impressionnante pour entraver tout mouvement réel ! (au-delà des lignes de force et clivages traditionnels).
C’est pourquoi je ne peux imaginer qu’une « conclusion insoutenable » à mon propos réclamant une fois de plus et peut-être en pure perte : une modification de perspective, un changement de point de vue, une refondation des concepts ayant à rendre compte de la vaste « réalité » qui nous (pré)occupe, faute de quoi rien de mieux que ce qui vient d’échouer une nouvelle fois avec Hadopi n’est envisageable pour la suite.
Ce n’est pas très optimiste, direz-vous, et je ne le suis pas, je le reconnais. De fait, je ne pourrais le redevenir que si, à l’issue d’une journée comme celle-ci, non seulement la majorité des participants ne s’estimaient pas « déçus », mais encore ils ressentaient profondément le besoin à venir d’une mise à plat complète des concepts, des analyses et des propositions disponibles sur nos problématiques, et si plutôt que de réclamer à grands cris : « Vite, de nouvelles mesures concrètes ! » (pour « protéger nos droits », « éviter le chaos », la faillite, la banqueroute…), la plupart manifestaient un puissant désir d’aller beaucoup plus loin dans la compréhension des mutations en cours dans tous les secteurs culturels et dans le monde entier, cela avant que de remettre sur le métier quelque projet de loi que ce soit en matière de contrôle et de protection des droits de propriété intellectuelle.
Mais comme nous vivons dans une période dont le Veau d’Or est « le concret » immédiat et le moins-pensant possible, je ne puis être optimiste.
Notes:
(1) Par exemple : « Aujourd'hui, le piratage est responsable d’un désastre économique et surtout culturel. Dans le domaine de la musique, le chiffre d’affaires des CD a baissé de 50 % en six ans. Les effectifs des maisons de production ont baissé de 30 % et le nombre des contrats de nouveaux artistes de 40 % chaque année. Telle est la réalité. » (…) « La loi appliquée en Suède depuis avril 2009 a permis de diminuer de 40 % le trafic sur Internet et d’augmenter de 14 % la vente de disques au premier semestre et de 57 % les ventes en ligne. Il est inutile de contester ces chiffres ! », in le discours de F. Mitterrand à l’Assemblée Nationale le 21 juillet 2009.
(2) La culture de cet éventail de générations, des « natifs numériques » (aux Etats-Unis : les « digital natives », nés après 1990) à tous les autres — nés avant 1990 — qui ont eu l’expérience d’un rapport au monde avant ou sans l’Internet, ont fait l’expérience de la transition et aujourd’hui bien intégré une partie de cette culture numérique. La différence entre les uns et les autres, c’est que les premiers n’ont pas d’expérience au monde autre alors que chacun d’entre nous pouvons, à l’occasion d’une panne Internet par exemple, mesurer le « saut » qualitatif qui s’est opéré en matière de moyens d’échange, de communication, etc.
(3) Ainsi des « droits de propriété », pour lesquels il est devenu indispensable d’aller plus loin que la norme juridique en vigueur : « si des droits sont réservés au nom de la propriété des biens, on peut aussi imaginer que d’autres droits puissent l’être au nom du patrimoine commun et de l’accès universel à la connaissance et à la culture » (Bourcier, D., Dulong de Rosnay, M., « La création comme bien commun universel. Réflexions sur un modèle émergent. » dans Bourcier, D., Dulong de Rosnay, M, Editeurs. International Commons at the Digital Age. La création en partage: http://fr.creativecommons.org/iCommonsAtTheDigitalAge.pdf
(4) Un exemple en est donné par le concept de « cyberville » : « Les différentes acceptions du terme cyberville ont pour point commun de mettre en exergue la forte relation existant entre les villes et les NTIC. (…) « La relation des villes avec les réseaux techniques et sociaux n’est pas un fait nouveau. Toute forme urbaine est représentée à partir des réseaux techniques et sociaux les plus divers. Nous n'assistons pas ici à l'émergence d'une ville nouvelle ni à la destruction des formes urbaines anciennes, mais à l’instauration d’une dynamique dans laquelle l’espace et les pratiques sociales sont ou peuvent être reconfigurés avec les nouvelles technologies de communication et les réseaux télématiques. Les cybervilles doivent être perçues comme des formes émergentes de l’urbain à "l’ère de l’information » (…) « Le défi est de créer des formes effectives de communication et de réappropriation de l’espace physique, de renouveler l’espace public, de favoriser l’appropriation sociale des NTIC et de renforcer la démocratie contemporaine par des expériences de gouvernement électronique et de cyber-citoyenneté ». In l’article « Cyberville » d’André Lémos pour le Dictionnaire critique des mondialisations du GERM.
(5) Par exemple, certains acteurs de la numérisation des supports de contenus culturels soit en « reviennent » à des supports traditionnels, soit imaginent des formes hybrides. Par exemple, dans le domaine de la fiction : un nouveau type de roman et/ou de série télévisée, le digiroman « Level 26 » de l’américain Antony E. Zuicker (créateur de la série Crime Scene Investigation, en France « Les Experts »). On commence à lire la fiction dans le livre papier (ou numérique) et toutes les 10-20 pages, l'auteur donne rendez-vous sur le Web pour visualiser une séquence de l'intrigue. C’est une littérature marquée par l'expérimentation, l'innovation et l'imagination. Autre exemple : Google vient de signer un accord avec On Demand Books, inventeur de l’Espresso Book Machine. Comme l’indique le site livreshebdo.fr, « L'accord signé avec On Demand Books permettra d’imprimer un des deux millions de titres de Google Books tombés dans le domaine public. L’Espresso Book Machine permet d’imprimer en quelques minutes des ouvrages souples pouvant compter plus de 800 pages, grand ou petit format, avec couverture couleur. Un livre de 300 pages est disponible en 4 minutes environ. La machine sera disponible d’ici la fin de l’année dans 25 lieux, répartis entre les Etats-Unis, le Canada, le Royaume-Uni, l’Australie et la prestigieuse Bibliothèque d’Alexandrie. ». Cf. : http://www.livreshebdo.fr/numerique/actualites/deux-millions-de-titres-de-google-disponibles-en-impression-a-la-demande/3462.aspx
(6) Cf. cet extrait du Rapport de la Commission Européenne sur la compétitivité numérique, publié en août 2009 : « Les 16-24 ans sont les plus grands utilisateurs d’Internet : 73 % d’entre eux ont régulièrement recours à des services de pointe pour créer et partager du contenu sur la toile, soit le double de la moyenne pour l’ensemble de la population de l’Union européenne (35 %). 66 % des Européens âgés de moins de 24 ans utilisent l'Internet tous les jours, contre 43 % de l'ensemble de la population de l'Union Européenne. Selon une étude de la Commission sur la culture numérique (..), leurs connaissances de l’Internet sont également plus avancées que celles du reste de la population. »
(7) C’est-à-dire une éducation à la culture numérique conçue comme enseignement à part entière dans les cursus de tous niveaux, et dont les premiers objectifs pourraient être : i) de mettre en évidence les éléments de nouveauté mais aussi de « non nouveauté » de cette relation au monde, resituée dans une perspective historique et géographique ; ii) de faciliter l’interrogation sur et la compréhension des apports et des défis des TIC dans tous les champs d’activité. Par exemple : le rôle de l’artiste et de la création face à la numérisation des contenus ; les nouveaux langages développés tel le « langage sms » (la fracture entre générations est ici vive) ; les nouvelles formes de création telles les digiromans ; les « nouvelles identités » suscitées par le cyberespace et ses utilisations (cf. l’article du New Zealand Herald du 12 août 2009 : « If you are not online, you don’t exist » sur l’identité Internet) ; l’utilisation des réseaux sociaux et les nouveaux « C.V. » que constituent les « profils » sur ces réseaux ; l’émergence avec le Web de nouveaux espaces de participation citoyenne et démocratique, via la participation à des consultations et aux « votes « associés.
(8) Le Manifeste du technoréalisme, publié en novembre 1998 par trois chercheurs de Harvard, Andrew Shapiro, David Shenk et Steven Johnson (rédacteur en chef de "Feed", magazine électronique), stipule comme l’un de ses principes (le 8ème) : « Une bonne compréhension de la technologie devrait constituer un des fondements de la citoyenneté. Dans un monde modelé par la circulation de l’information, les interfaces qui permettent d’y accéder - et les codes sous-jacents - deviennent de puissants agents de changement social. En comprendre les forces et les limites, et même participer à la création de meilleurs outils, devrait constituer une part importante de l’implication du citoyen. Ces outils ont autant d’influence sur nos vies que les lois peuvent en avoir. Pour cette raison, elles devraient être soumises à un examen démocratique du public. »