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Date :  2008-08-23
langue :  Français
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Diversité culturelle et dialogue interculturel : confusion ou exigence ?


1. La diversité culturelle : un projet géopolitique décisif, mais réversible

Pour que la diversité culturelle puisse continuer d’être perçue comme un enjeu majeur dans les différentes sociétés et nations où son intérêt s’est imposé de manière croissante depuis le début des Années 2000, il faut que soit réalisée une condition principale. Cette condition est que sa problématique reste authentiquement problématique pour tous et ne paraisse en aucun cas « résolue » comme par enchantement grâce à un expédient politique, juridique ou administratif, fût-il aussi important que la mise en œuvre actuelle de la Convention Unesco de 2005. En effet, rien ne menace autant la cause et l’avenir de la diversité culturelle que les sentiments ordinaires qui la concernent. Parmi ces sentiments, le premier est celui du « bien connu » : l’idée que la diversité culturelle est quelque chose de bien connu (1) , voire clair et distinct, essentiellement quantitatif et que l’on serait capable d’obtenir par de simples politiques de dosage, de protection, de préservation, de quotas… Le deuxième sentiment est que l’« on a fait ce que l’on devait faire » (sur les plans politique, juridique, administratif…) pour la diversité culturelle depuis plus d’une décennie (Marrakech, 1994 (2) — bref, que « le combat est derrière nous » et que l’avenir serait radieux. Le troisième sentiment est que l’importance des acquis non négligeables (3) sur la diversité culturelle obtenus au sein de l’Unesco et grâce à cette organisation, mais aussi grâce à la société civile, grâce aux coalitions pour la diversité culturelle, grâce à certains gouvernements et à l’Union européenne, ces acquis rendraient le processus engagé pour ainsi dire irréversible — et le sort de la diversité culturelle aussi assuré que celui de l’entropie universelle…

En vérité, c’est tout le contraire qu’il est souhaitable de penser et d’agir, afin que la diversité culturelle s’affirme comme un projet se perpétuant et continuant de produire des effets décisifs sur le vivre-ensemble des nations, des régions, des collectivités locales, des autres communautés, et sur l’avenir du monde en général.

Terme à terme, il faut donc d’abord que la diversité culturelle apparaisse toujours inouïe, improbable, inconnue ou méconnue, sinon irréalisable. Et qu’elle devienne présente à tous comme une diversité culturelle non seulement quantitative, mais surtout qualitative, résultat d’une histoire complexe, de volontés plurielles et de politiques audacieuses : une diversité culturelle de la profondeur et non de la pure extension ; une diversité culturelle du lien et non de la simple juxtaposition des cultures ; une diversité culturelle de l’invention du futur et non de la seule défense des formes du passé.
Ensuite, il semble préférable d’être convaincu que l’on a trop peu fait pour la diversité culturelle jusqu’à présent, ou presque rien, et que l’essentiel reste plutôt à faire ! Il faut donner force et matière à l’idée que la diversité culturelle est un combat de l’avenir et pour l’avenir, incessant, renouvelé, à l’égard duquel nos succès sont toujours en deçà du souhaitable et jamais plus. Un combat face auquel nous ne devons pas nous placer dans la perspective d’une satisfaction ou de l’« achèvement » d’un travail supposé « bien fait »…

Enfin, et encore terme à terme, il est souhaitable de renverser la perspective sur le processus Unesco lui-même — en dépit de sa valeur et de ses promesses —, sur l’engagement de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe, des coalitions et des gouvernements : pour réaliser que non seulement ce qui a été obtenu reste tout à fait réversible, mais encore ces avancées, si remarquables soient-elles, se révèlent chaque jour plus fragiles. Elles sont menacées, et ce principalement en raison de l’indolence ou de la complicité de nombreux exécutifs (4), en raison des ravages de cette composante de l’idéologie néolibérale qui s’est infiltrée dans toutes les compagnies privées mais aussi au sein d’administrations publiques, et pour laquelle la diversité culturelle n’est pas seulement inutile — comme cause, combat et projet —, mais encore dangereuse ! Or, cette conception, qui pourrait sembler marginale par son caractère très minoritaire, il faut au contraire y prêter la plus grande attention, parce qu’elle progresse de manière insidieuse chez ceux que l’on nomme « leaders d’opinion ».

Telles sont donc les conditions minimales d’une « réévaluation soutenable » de la diversité culturelle : soit, ce que l’on pourrait résumer en soulignant que la diversité culturelle doit rester aux yeux de tous une réalité aussi essentielle que précaire, un projet aussi complexe qu’incertain, enfin, une conquête aussi inaboutie que nécessaire.


2. Pour que le dialogue interculturel reprenne un sens :

En deuxième lieu, pour que « le dialogue interculturel » cesse lui-même d’être perçu comme un slogan généreux, mais superficiel et sans substance véritable ; pour que l’on ne voie plus en lui la pure expression d’un nouveau wishful thinking ou celle des meilleures intentions du monde qui préparent la route de l’Enfer commun ; pour que l’on ne puisse plus le taxer d’être une valeur positive dissimulant des difficultés et des mauvaises nouvelles sans fin… Pour tout cela, il apparaît également indispensable de modifier de manière copernicienne la perspective majoritaire sur ce concept de dialogue interculturel.

De fait, si le dialogue interculturel semble aujourd’hui un projet aussi fragile, c’est d’abord parce que les gouvernants et les gestionnaires n’ont de cesse de seriner à quel point il serait un objectif ET un moyen décisif pour tous… mais sans expliquer pourquoi ni comment ! S’il apparaît aussi dématérialisé ; si aussi peu de gens lui concèdent, à défaut d’une dignité philosophique, du moins un rôle significatif dans les rapports de forces entre les nations et entre les communautés, c’est sans doute parce qu’on l’a trop mis en avant et trop souvent, comme un expédient de plus, qui serait doté de pouvoirs mystérieux. Or, il se trouve que les citoyens, en tout lieu, se laissent de moins en moins abuser par les icônes médiatico-politiques, et qu’ils réclament bien naturellement, au-delà des panégyriques : des explications, des résultats d’expérimentations, des preuves. Bref, qu’ils sont tout prêts à embrasser la cause du dialogue interculturel, mais à condition qu’elle ne reste pas un argument marketing factice dans les mains de quelques politiques astucieux.

Ce qui pourrait entamer ce cercle stérile et augurer d’une relation plus prometteuse du grand nombre au dialogue interculturel serait donc peut-être d’abord d’arrêter de le présenter comme une « réponse » et de le considérer plutôt comme une « question » — loin d’être épuisée, et même inépuisable. Le considérant comme une question et non plus comme une réponse permettrait ainsi de parer aux faiblesses conceptuelles qui accompagnent ordinairement sa promotion. En effet, le bureaucrate ou le politique normatifs invoquant à tout propos le « dialogue interculturel » s’imaginent que par cette seule invocation et soudain la lumière devrait se faire, la compréhension être immédiate, la voie ouverte et la résolution de tous les conflits (sociétaux, sinon transnationaux) acquise… Comme si, dirait Lacan, après Mallarmé, le mot devait « faire la chose ».

Mais, « dialogue interculturel », ça ne fonctionne pas du tout comme ça, au contraire ! Car, dans un premier temps, cette expression produit plus de confusion que d’entendement, plus de clivage que de partage, plus d’incertitudes que d’assurances… Et cela en raison même et particulière du fait que sa définition reste « l’absente de tous bouquets », pour reprendre encore Mallarmé. Ou parce que ses utilisateurs peu scrupuleux n’hésitent jamais à empiler les fausses équivalences pour donner à voir le sens de ce dialogue interculturel. Ils disent : « rencontre entre les cultures », « dialogue des civilisations », « partage des arts », et ils s’imaginent que dans le faisceau de ces approximations successives ils ont réussi à désigner par le verbe l’essence — sinon la quiddité ? — du dialogue interculturel. Mais, par cette confusion qu’ils favorisent à propos d’un sujet aussi délicat et réclamant autant de précision, ils ne parviennent qu’à en éloigner de manière radicale ceux-là mêmes qui eussent été les plus enclins à accorder une valeur importante à l’expression « dialogue interculturel » et au processus qu’elle désigne d’une contribution à la paix civile et à la paix entre les nations.

Pour qu’une révolution copernicienne advienne à l’égard du dialogue interculturel sur la scène contemporaine, bien au-delà des grand-messes telle que ladite « Année européenne du dialogue interculturel » (5) (laquelle s’est affirmée plutôt comme un enterrement de seconde classe), il apparaît donc inévitable de revenir inlassablement sur son concept, de le refonder, le consolider, le rendre audible et partageable par tous, en analyser et commenter les expérimentations diverses, en discuter les apports contradictoires entre communautés, religions et traditions différentes — enfin, de se tenir à une telle exigence ! Cela suppose, d’une part, une véritable volonté, d’autre part, des moyens politiques, éducatifs, administratifs conséquents, sans lesquels ce mot d’ordre aux enjeux présents très importants ne pourrait plus déboucher sur aucune forme de concrétisation.

Pour résumer les choses de manière brutale, on dira qu’à ce jour le dialogue interculturel reste un impératif catégorique assez vague pour les uns, supposés « avertis » (politiques, éducateurs, acteurs culturels et sociaux, experts…), une idée sympathique et généreuse pour le grand nombre, et que ces deux perceptions majoritaires se révèlent non seulement inutiles, mais aussi contreproductives, dans la mesure où elles figent l’image et le statut du dialogue interculturel comme emblème moral (marqué au sceau de la pauvreté conceptuelle) et font perdre de vue sa dynamique politique, ainsi que sa véritable utilité sociale, et, bien sûr : culturelle.

L’« urgence » (intellectuelle, politique, multilatérale), s’il en est une, semble ainsi, plutôt que de célébrer le dialogue interculturel comme méthode universelle de toutes les réconciliations possibles (y compris hâtives ou incongrues), de le dépouiller de son aura de magie, afin de retrouver en lui — en son concept, en son expérimentation critique —, dans la difficulté et la profondeur de ce qu’il désigne : un autre entendement de la dimension intrinsèquement culturelle des conflits entre les hommes (6), ainsi que des moyens divers de faire avec ces conflits, de s’en emparer collectivement et différemment, d’en débattre ensemble sans a priori et sans réserve, sans jamais prétendre les réduire, les dissimuler ou les « surmonter » comme par enchantement…

Penser et agir le dialogue interculturel, et donc « agir en sa faveur », le promouvoir authentiquement, le favoriser vraiment, cela ne peut se faire selon cette tactique rudimentaire qui consiste pour l’essentiel à pousser les gens à dialoguer, inciter les ennemis à se rencontrer, faire qu’en tout lieu et cadre « il y ait du dialogue », il y en ait de plus en plus, quel qu’il soit, « productif » ou non, réfléchi ou pas… Bref : « que les gens se parlent » à tout prix, pour que quelque chose de mystérieux « avance » — pour que la cause de la parole en général progresse ?… De manière bien éloignée, le véritable enjeu serait plutôt de retrouver la dimension diacritique de ce qui fut nommé à l’origine « dialogue » (Dialogos) : réentendre la nécessité et l’irréductibilité de cette séparation entre des Logoï distincts qui ne peuvent en aucun cas être rapprochés, voire fusionnés de manière simpliste, et qui possèdent les uns comme les autres un droit absolu à leur distinction les uns des autres. Il faut ainsi oublier cette forme normative de dialogue qui se réduit à une instance d’oubli des motifs des conflits « entre les parties », et ce au profit d’un dialogue qui deviendrait une instance de mémoire et de rassemblement, de ressouvenir (Erinerung) des motifs religieux, culturels et politiques de ces conflits, tels que resitués dans le cours d’une histoire longue et forcément complexe.

Pour que le dialogue interculturel reprenne un sens autre que mercatique et accessoire, il apparaît de fait inévitable qu’il perde ses habits consensuels — sa figure aimable et souriante, sa moralité plaisante, son côté passe-partout de la politique à cent sous —, et ce afin d’entrer dans une dimension moins agréable : qui n’est au fond que celle de la pertinence critique, de l’utilité pratique et de l’effectivité politique. Il s’agit de passer d’une morale rassurante — celle qui vante la « bonté par principe » du dialogue en général, et, a fortiori : interculturel — à une éthique exigeante dudit dialogue, qui ne peut se satisfaire du simple respect, de la pure tolérance à l’égard des autres, mais qui suppose, bien loin : la mise en perspective critique des histoires des uns et des autres, avec tout ce que ces histoires recèlent et révèlent de profondément conflictuel et irréductible. Car l’on ne peut embrasser l’Autre et ce qu’il EST que dans la confrontation à sa différence essentielle, et dans l’épreuve même au seuil de l’impossible de ce qu’il est ET que nous ne pouvons ni ne voulons être.
En définitive, et bien qu’il apparaisse aujourd’hui dans un état de coma philosophique prolongé, le dialogue interculturel peut sans doute revivre, être revivifié comme objectif et moyen partageable au-delà des idéologies et des intérêts privés aussi bien que publics. Mais cette relance du dialogue interculturel sur des fondations plus sûres ne peut advenir qu’à condition qu’il soit entendu comme ce chemin de culture (7) qui est de l’ordre de l’impossible tout en devant être tenté et poursuivi de manière incessante.

Ce qui me conduit à la thèse que le dialogue interculturel hic et nunc n’est que l’UN possible de la société multiculturelle, éclatée, partitionnée, globalisée des Années 2000, toujours en quête d’un autre qu’elle-même.


3. Le travail de lien sur les deux projets :

Cependant, que la diversité culturelle, d’une part, le dialogue interculturel, d’autre part, se voient individuellement réévalués, voire re-monétisés, si cela semble indispensable en un temps où la croissance de leur notoriété est en rapport inverse de celle de leur pertinence, cela ne constitue pourtant qu’une première étape du travail de lien qui est l’objectif authentique du rapprochement de ces deux démarches, de ces deux projets.

En effet, les différentes acceptions dominantes d’un tel rapprochement (diversité culturelle / dialogue interculturel) suscitent un nombre équivalent de problèmes irrésolus. Pour les uns, la diversité culturelle, son concept, sa démarche, son projet, tout cela ne serait nullement distinct du dialogue interculturel, et réciproquement : il y aurait ainsi homologie, homothétie, voire homogénéité de ces processus, de leurs origines, de leurs voies et moyens. Pourquoi, dès lors, s’interroger sur leur singularité, quand il ne s’agirait que de deux façons de « dire la même chose » ? Pour d’autres, au contraire, le clivage entre les concepts et les projets qu’ils désignent serait tel que leur simple rapprochement semblerait abusif : la seule proximité concédée étant celle du caractère proprement culturel de ces mouvements et du rôle bien sûr éminent qu’y joue la « rencontre » (entre les cultures, les Logoï, les expressions artistiques…). Entre ces deux extrêmes, s’inscrivent une foule de postures analytiques intermédiaires pour lesquelles le lien entre diversité culturelle et dialogue interculturel va de l’affinité à l’analogie, de la complicité à la convergence, de l’association à la complémentarité… Mais, parmi ces postures, il semble que toujours domine la perception d’un lien finalement assez formel, signifiant quelque chose comme : coexistence pacifique, respect mutuel, synchronie, coïncidence des parcours et des méthodes… soit, toute une série de relations possibles qui laissent cependant dans l’ombre la véritable dynamique qui les unit.

Or, ce qui apparaît en jeu au sein de l’articulation qui reste encore à ce jour à penser (et à déployer dans toutes ses conséquences) du dialogue interculturel avec la diversité culturelle, se révèle d’une nature très différente, et, de surcroît, beaucoup moins formelle, pour peu que l’on veuille bien accepter cette prémisse, éloignée de toute coïncidence : que les deux processus et projets sont, d’une certaine manière, inséparables. Cela signifie que l’on ne devrait même pas envisager, comme on le fait usuellement (tant dans le discours politique que dans le médiatique), de les penser de manière « autonome ». Cela n’a d’ailleurs rien à voir avec la première position extrême susmentionnée, pour laquelle il n’y aurait pas de différence véritable entre diversité culturelle et dialogue interculturel. Ce que veut dire « inséparables », c’est d’abord, et peut-être seulement, que les deux expressions, concepts, processus et projets qui nous intéressent ici ne peuvent pas ne pas être pensés ensemble, et qu’à aucun moment il n’est envisageable, s’intéressant à l’un : de perdre de vue les tenants et aboutissants de l’autre. Que le problème n’est pas la « convergence » perçue de manière intuitive entre ces deux chemins d’expérience, mais bien la nature profonde, le sens de leur lien, de leur entrelacement : de ce qui fait qu’ils se conditionnent mutuellement… Et, plus avant, que ce qui importe est la perspective que l’on peut tracer à partir de ces deux repères essentiels — une perspective qui serait altérée, jusqu’à devenir incompréhensible, si l’on ne prenait en compte avec sérieux que l’un de ces deux repères, ou si même on en privilégiait l’un au détriment de l’autre.


4. Comment penser la paix sans oublier le conflit ?

Pour le dire différemment, l’utilité (politique, sociale, économique) de penser conjointement le destin des projets de diversité culturelle et de dialogue interculturel, cette utilité réside principalement dans le fait que ces deux projets disent chacun et symphoniquement (8) quelque chose que l’un d’entre eux pris isolément ne suffit pas à dire. Ils disent l’un et l’autre, et l’un avec l’autre : quelque chose de distinct et d’important sur le conflit entre les cultures, les langages, les rituels, les formes symboliques, les expressions artistiques, de telle sorte que ce conflit essentiel ne puisse être écarté d’un revers de la main comme inexistant ou marginal.

Le diversus latin qui a donné naissance à la diversitas — et elle-même à la diversité culturelle — est, en effet, ne le perdons jamais de vue, d’abord un terme du lexique militaire, qui fait signe vers une opposition d’abord farouche et combattante. Le divers n’est donc pas cette représentation aimable du zoo culturel que les publicitaires essaient de nous vendre à longueur de pages de magazines (9), ce « parc humain » dans lequel régnerait l’insouciance, la cordialité des mœurs, l’optimisme, la beauté, et, surtout : la paix entre les êtres ! Le divers per se désigne au contraire d’emblée le conflit, même s’il laisse ouverte la possibilité de sortir de ce conflit, soit par les armes, soit par d’autres moyens — « culturels », par exemple ! Mais la culture soi-même ne peut en aucun cas être par hypothèse considérée comme pacifique, ni, a fortiori : pacifiante. C’est pourquoi il est essentiel de souligner que si le projet de diversité culturelle est un projet authentiquement cosmopolitique dont les fins ultimes sont la paix — comme tous les projets cosmopolitiques —, cela ne doit pas faire omettre que ce projet s’inscrit précisément dans un cadre conflictuel qui est celui de la rivalité immémoriale et renouvelée entre les formes et les expressions culturelles diverses. Or c’est en permanence que l’on confond la finalité (« positive ») de ce projet avec ses sources, qui doivent être reconnues comme conflictuelles, quoi qu’il en coûte aux politiques simplistes.

De même, le dia-logue interculturel doit être renvoyé à son origine diacritique, afin d’être perçu en sa vérité, qui ne peut être d’emblée celle du consensus entre les parties parlantes, celle de l’adhésion spontanée aux arguments de l’autre, celle de l’amour de l’autre par principe… Car le dialogue, aussi bien que le divers de la diversité, doit être rappelé comme conflit inaugural entre des Logoï (10) en opposition radicale, souvent farouche et parfois même létale. Le dialogue ne peut ex-ister comme dialogue qu’en se pensant et en étant pensé comme différance (Derrida), avec ce qu’elle recèle de toujours et éternellement irrésolu. Le dialogue est reconnaissance dans le langage et par le langage de la différence culturelle, non point entendue comme fatalité, mais bien comme fondation à partir de laquelle tout peut être bâti ou rebâti d’une relation nouvelle aux autres communautés, nations, religions… Une relation qui n’est pas marquée définitivement au sceau de l’irréconciliable, comme le martèle la diabolique machinerie huntingtonienne, mais qui fait de cette reconnaissance exigeante des différences le socle de tout à venir possible et commun entre les cultures rendues distinctes par l’Histoire et par les formes — le point de départ, aussi, de « tout dialogue possible », selon son acception dans la langue quotidienne (le dialogue au sens de : « ça parle, et ça parle plutôt bien, de manière positive et dans une bonne ambiance, sinon dans l’amitié… »).


5. Le retour du concept face à l’unisson

On mesure peut-être ainsi mieux le véritable saut qualitatif qu’il faut faire ou refaire entre, d’un côté, la version œcuménique (11) du sens de la diversité culturelle et du dialogue interculturel, qui figure au cœur de la mobilisation pour les projets (12) développés autour de ces concepts, et, d’un autre côté, l’acception philosophique, anthropologique et historique qu’il est indispensable de restituer à ces concepts, afin que lesdits projets cosmopolitiques (dont la positivité générale de la démarche n’est pas mise en cause) ne soient voués à l’échec ou au néant, en raison même de la fragilité de leurs fondations conceptuelles.

De fait, la diversité culturelle, pas plus que le dialogue interculturel ne sont des concepts relevant d’une quelconque « évidence », et encore moins de la « simplicité ». L’un et l’autre, plus on les interroge et travaille, plus on est amené à les mettre en perspective. Ils apparaissent alors complexes, délicats à manier, discutables, recelant des difficultés sans nombre, et susceptibles de se prêter à toutes les instrumentalisations possibles, de la part des pouvoirs les moins recommandables. Cela, ils le sont individuellement, de manière comparable, mais ils le sont aussi collectivement, par le rapport qu’ils entretiennent, ou plutôt, qu’on leur fait jouer, et qui se trouve marqué au sceau d’une confusion politique déjà ancienne et bien ancrée. Le résultat en est tangible, car, en les associant dans leurs discours comme deux évidences qui n’en feraient qu’une seule (13), les « simples citoyens » aussi bien que les « experts », les acteurs culturels, éducatifs et sociaux tout autant que les administrateurs se limitent à un unisson de la diversité culturelle et du dialogue interculturel qui n’a plus aucune substance ni couleur, qui laisse dans l’obscurité l’essentiel des enjeux concernés et constitue tout l’inverse d’un projet, a fortiori un projet cosmopolitique.


6. L’essentiel reste à faire !

Il revient donc à la société civile en alliance avec la communauté académique (14) de rappeler au politique et à l’administrateur, quelles que soient leurs bonnes intentions, les constats suivants, et d’en tirer toutes conséquences pratiques et utiles à venir :

1/ que la diversité culturelle s’affirme certes aujourd’hui comme un concept et un projet plus convaincant et mieux partagé qu’elle ne l’était en 1994, en 1950 ou en 1900 ; mais, simultanément, que ce qu’elle a gagné en audience et en popularité, elle l’a hélas ! souvent perdu au niveau du sens et de l’efficacité, aussi bien pour ceux qui sont ses promoteurs (les « politiques culturels », les éducateurs, les travailleurs sociaux, les artistes…) que pour ceux qui sont supposés être ses bénéficiaires principaux (les minorités, les peuples autochtones, les ruraux, les migrants, les délocalisés, etc.) ;

2/ que le dialogue interculturel s’affirme en général comme une cause et une méthode recommandables et bienvenues dans les contextes les plus… divers ; que sa positivité progresse dans les consciences comme dans les faits, malgré les ravages de la théorisation imbécile du « choc des civilisations » ; mais, que ce dialogue interculturel se voit presque systématiquement tiré vers le bas par les présentations médiatico-politiques réductrices qui sont faites de ses moyens et de ses fins ; et qu’au bout du compte, le bilan qui résulte de sa défense et promotion dans des contextes politiques, économiques et sociaux fort éloignés, ce bilan soi-même, loin de faire l’unanimité, semble singulièrement contrasté ;

3/ que l’articulation des projets pilotés par des institutions multilatérales ou régionales en faveur de la diversité culturelle et du dialogue interculturel est trop rarement faite, mais encore plus rarement entendue et, en quelque sorte, « appropriée » par les destinataires et les opérateurs mêmes de ces projets. C’est ainsi que la spécificité du concept, de l’action et du champ interculturels semble difficilement perçue en dehors de l’Université (la plupart des citoyens ne faisant pas de distinction entre multiculturel et interculturel (15)). C’est ainsi que la diversité culturelle est elle-même rarement entendue comme autre chose que la variété, l’abondance d’une offre variée de biens et de services culturels. C’est, enfin, que ces démarches sont trop souvent appréhendées de manière fusionnelle comme un seul mouvement relevant à la fois d’une morale de la rencontre et d’une esthétique de la pluralité des cultures, leur singularité propre et celle de leur contribution au progrès politique et social restant inaudibles ;

4/ que les politiques culturelles contemporaines, menées au niveau national, régional, voire multilatéral, auraient avantage à ne pas se satisfaire prématurément de l’introduction effective de la diversité culturelle et du dialogue interculturel dans les corpus politiques les plus éclectiques. En effet, cette introduction, qui résulte d’un travail de fond mené avec succès par l’Unesco et ses relais au sein de la société civile, n’a pas encore véritablement ni converti les politiques (qui croient en fait mollement aux vertus de la diversité et du dialogue…), ni convaincu de manière irréfutable les acteurs des communautés (religieuses, ethniques, linguistiques…) de l’intérêt qu’ils auraient à adhérer durablement aux principes généraux et aux idéaux cosmopolitiques de la diversité culturelle et du dialogue interculturel.

C’est pourquoi, sans pessimisme excessif, et prenant le contre-pied de la posture européenne consensuelle, nous nous permettons d’avancer que, si beaucoup a assurément été fait depuis près de deux décennies, cependant l’essentiel reste encore à faire quant à une prise en compte durable et authentique de la diversité culturelle et du dialogue interculturel au cœur de la Cité contemporaine, de ses objectifs, de son agenda politique et de ses réalisations critiques.




Notes :

(1) Cf. sur ce point l’analyse de Hegel formulée au sein de sa Préface à la Phénoménologie de l’Esprit, où il stigmatise une posture générale, ainsi que le travers de certains penseurs de son temps, en énonçant le fameux leitmotiv : « le bien connu, justement parce qu’il est bien connu, ne peut pas être connu ».
(2) En 1994, les « accords de Marrakech » mettent fin au 8ème cycle de négociations multilatérales (Cycle de l’Uruguay : 1986-1993) menées dans le cadre de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) signé en 1947. Outre la création de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) et la mise en place d’un « Accord général sur le commerce des services » (AGCS), les accords de Marrakech marquent la victoire des promoteurs de l’« exception culturelle ». La Communauté européenne et ses Etats membres s’engageaient alors à ne prendre aucun engagement de libéralisation dans le secteur audiovisuel et cinématographique jusqu’au prochain cycle de négociation. Si le secteur audiovisuel n’était pas exclu de l’AGCS, il faisait partie des « exceptions » aux règles du commerce international. Les « acquis de Marrakech » ouvraient ainsi la voie à une reconnaissance internationale de la nature spécifique des biens et services culturels, ainsi qu’à l’élaboration progressive de leur statut juridique (actée avec l’entrée en vigueur de la Convention internationale sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles en 2007).
(3) La Convention Unesco sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles est un instrument juridique international non contraignant, entré en vigueur très rapidement, dès le 17 mars 2007. Au 11 septembre 2008, 90 Etats et la Communauté européenne étaient parties à la Convention.
(4) A tous les niveaux : nationaux, régionaux, interrégionaux, locaux...
(5) L’Année européenne du dialogue interculturel (2008) a été entérinée par la Décision N° 1983/2006/CE du Parlement européen et du Conseil (18 décembre 2006).
(6) Entre les nations, les communautés, les religions, les traditions, les langues, les expressions artistiques…
(7) A la fois Bildung et Erfahrung.
(8) Rappelons ici Aristote, quand il souligne : « La symphonie est à l’unisson ce que le rythme est au pas cadencé ».
(9) Cf. par exemple le célèbre Toscani avec ses inépuisables et écoeurantes processions de jeunes gens de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel préparées pour les campagnes des « United Colors of Benetton » !
(10) Ceux des Grecs et des Perses, des Athéniens et des Lacédémoniens, des Carthaginois et des Romains…
(11) Cette version œcuménique est identifiable dans les textes réglementaires européens et internationaux à travers une rhétorique gommant systématiquement la dynamique conflictuelle commune aux deux concepts. Par exemple, la Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, Comité économique et social européen et au Comité des régions relative à un agenda européen de la culture à l’ère de la mondialisation approuvée en novembre 2007 par le Conseil européen souligne que la culture « crée des ponts entre les peuples, en suscitant le dialogue et en provoquant les passions d’une manière qui unit plutôt qu’elle ne divise »…
(12) Emanant de l’Unesco, de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe, de la Francophonie, etc.
(13) Le premier des trois objectifs que se fixe l’UE dans son Agenda européen de la culture à l’ère de la mondialisation est « la promotion de la diversité culturelle et le dialogue interculturel ». La conjonction de coordination « et » ainsi que l’absence de définition critique et différenciée des deux expressions dans la suite du texte illustrent la tendance administrative à la confusion simplifiante des deux notions.
(14) Aux différentes échelles d’intervention, tant internationale que multilatérale, nationale, régionale ou locale. A cet égard, soulignons l’importance d’une décision récente prise par le Comité intergouvernemental chargé de la mise en œuvre de la Convention Unesco à l’issue de sa 1ère session extraordinaire (Paris, juin 2008) : celle de soumettre pour approbation à la Conférence des Parties de 2009 le projet de directives opérationnelles sur le rôle et la participation de la société civile (incluant la communauté académique) dans la mise en œuvre de la Convention (conformément à l’article 11), notamment sa participation comme observateur à la Conférence des Parties et au Comité intergouvernemental. La prise en compte institutionnalisée des recommandations de la société civile constituerait un progrès significatif pour la mise en œuvre de la Convention. Elle permettrait à la société civile de jouer pleinement son rôle : élaboration de projets, mobilisation d’acteurs, évaluation des politiques culturelles, contrôle des orientations stratégiques aux échelles régionale et multilatérale.
(15) Rappelons ici avec Martine Abdallah-Pretceille que « si les notions de pluralité et multiculturalité réfèrent à la description d’une situation » caractérisée par la diversité et relèvent ainsi du constat, « l’interculturel opère une démarche », dans laquelle « l'accent est mis sur les rapports plus que sur des cultures ou des individus pris comme des entités isolées et fixées ». L’expression « dialogue interculturel », tout comme l'usage de l'adjectif « interculturel » pour désigner un projet, politique ou social, relèverait donc d'un « glissement de sens », en tant qu’« ils reposent sur une confusion entre l'objet et l'analyse » (L’éducation interculturelle, PUF, Paris, 1999).


Bibliographie succincte :

- ABDALLAH-PRETCEILLE, Martine (1999), L’éducation interculturelle, PUF, Paris.
- de BERNARD, François, sous la direction de (2003 et 2005), Déclaration universelle sur la diversité culturelle – Commentaires et propositions, UNESCO, Paris et Montevideo.
- de BERNARD, François, sous la responsabilité de (2005), Europe, diversité culturelle et mondialisations, L’Harmattan, Paris.
- de BERNARD, François (1/2008), « Diversité culturelle : la Convention reste à mettre en œuvre ! », article paru in Rivista Economia della Cultura, Il Mulino, Bologna.
- de BERNARD, François (Juin 2008), « Pour une éducation à la diversité culturelle et au dialogue interculturel », article paru dans les quotidiens Le Temps et L’Humanité.
- COMMISSION EUROPEENNE (2007), Agenda européen de la culture à l’ère de la mondialisation, Bruxelles, 10 Mai 2007
- GAGNÉ, Gilbert, sous la direction de (2005), Diversité culturelle : Vers une convention internationale effective ?, FIDES, Montréal.



(Remerciements à Julia Guimier)


Article paru dans la revue "Economia della Cultura", 2008, n°3 (août), pp.367-378, il Mulino, Bologna - (Thème du n°: "La convenzione Unesco sulla diversita culturale").


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