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Date :  2009-03-18
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Pour une cosmopolitique de l’Eau


La problématique internationale de l’Eau a incontestablement gagné en vigueur et en importance lors des deux dernières décennies. Elle marque une prise de conscience multilatérale croissante de ses enjeux, toujours plus critiques comme en témoigne la tenue jusqu’au 22 mars 2009 du 5ème Forum Mondial de l'Eau à Istanbul. Cependant, la géopolitique de l’Eau qui en résulte reste bien pauvre, et surtout formelle, tant au niveau de ses résultats effectifs que de ses perspectives. En effet, en ce début de XXIème siècle et à l’échelle mondiale nous sommes encore loin d’une compréhension partagée à la hauteur des défis concernés. Afin de modifier cette donne, nous proposons donc une véritable révolution copernicienne dans la manière de concevoir, d’aborder, d’exposer, mais aussi de développer toute stratégie multilatérale concernant l’Eau lors des décennies à venir. Pareille démarche devrait s’inspirer avec profit du précédent réussi de l’Unesco sur la question de la diversité culturelle, qui a bénéficié du soutien exemplaire de la société civile et académique internationale, ainsi que de celui de nombreux gouvernements de tous les continents. C’est un projet analogue qu’il s’agit désormais de promouvoir face à la problématique historique d’une commune préservation et juste répartition mondiale des ressources en eau. Il apparaît d’autant plus pertinent que l’Eau et la Culture ont partie liée, au sens où les hommes ne peuvent vivre sans l’une et l’autre à la fois. L’un de ses supports privilégiés consisterait à mettre en œuvre une authentique cosmopolitique de l’Eau, sans équivalent avec les approches administratives aujourd’hui dominantes, et dont les principes fondateurs seraient les suivants :

Principe n°1 : La nécessité cosmopolitique
« La question », « les enjeux », « les défis », bref : « la problématique de l’Eau » sont intrinsèquement cosmopolitiques (1), et ce, quelle que soit l’échelle à laquelle on en juge : mondiale, multilatérale ou régionale. L’ensemble de ces questionnements rendent indispensable la formation d’une véritable cosmopolitique de l’Eau.

Principe n°2 : Au-delà des politiques de l’Eau
On ne peut plus se suffire de « politiques de l’Eau » et encore moins de stratégies de gestion et de répartition des ressources hydriques. Pourquoi ? Parce que ces politiques et stratégies ont prouvé sur le long terme qu’elles étaient trop souvent aveugles, unilatérales, inéquitables, et parce que, même lorsqu’elles semblent plus éclairées, il leur manque un corpus de valeurs affirmées par la communauté internationale, qui s’impose à elles et non dont elles puissent disposer à leur guise.

Principe n°3 : Au-delà d’une approche géopolitique
Une « géopolitique de l’Eau » apparaît également insuffisante, à l’aune des enjeux et défis concernés. En un temps où la géopolitique a investi toutes matières, elle a aussi révélé ses limites face aux questions les plus critiques, en particulier la Faim, les conflits armés, et, bien sûr, l’Eau. Sa faiblesse est de rester pour l’essentiel descriptive, et, surtout, dépourvue de tout réel pouvoir de contrainte sur les acteurs politiques responsables. Elle est donc utile mais non suffisante, et exige d’être relayée par un projet plus ambitieux.

Principe n°4 : Pouvoir juger objectivement des politiques de l’Eau
L’élaboration d’une cosmopolitique de l’Eau aurait pour vertu de sortir les politiques de l’Eau de « la nuit où tous les chats sont gris », mais aussi de rendre possible la formation d’un jugement objectif sur ces politiques. En effet, il ne suffit plus désormais de prendre en compte les différents points de vue sur l’accès à l’eau et son partage équitable. Il faut encore pouvoir juger de la justesse relative de ces points de vue et arbitrer entre eux au nom d’une loi se situant au-delà de tous les intérêts particuliers, qui ne peut donc être que cosmopolitique.

Principe n°5 : La Paix comme horizon d’une cosmopolitique de l’Eau
Qu’est-ce qui est propre à une cosmopolitique et permet de différencier une cosmopolitique d’une géopolitique de l’Eau ? Le trait déterminant d’une cosmopolitique, depuis que ce concept a été forgé par les Lumières, et singulièrement par Emmanuel Kant, c’est de rapporter toute ambition de « gouvernement mondial » à l’objectif supérieur de l’établissement d’une paix durable. En résumé : il n’est pas de cosmopolitique pensable en dehors de l’horizon de la paix durable, sinon de la « paix perpétuelle ». Pareille perspective dépasse de loin la visée d’une géopolitique qui se contente de prendre acte des rapports effectifs entre les nations, de leur histoire, de faire valoir les arguments des uns et des autres, et de constater, le cas échéant, la profondeur de leurs conflits. Ce qui constituera le premier moteur d’une cosmopolitique de l’Eau sera donc la volonté de penser et d’agir sur la problématique mondiale de l’Eau sous tous ses aspects — aussi conflictuels puissent-ils se révéler — en fonction de l’objectif dominant d’une paix durable entre les nations, les ethnies, les cultures et les communautés.

Principe n°6 : L’accès à une eau de qualité comme droit humain
Pour qu’une cosmopolitique de l’Eau advienne à la fois comme vision, philosophie, politique et mise en œuvre pratique, il faut non seulement qu’elle soit entendue comme vecteur de la paix durable, mais encore que l’accès à une eau de qualité soit pleinement reconnu par la communauté internationale comme un droit humain (individuel et collectif) d’une importance exceptionnelle, et un droit incontournable. Cela doit être pleinement reconnu sur le plan déclaratif, solennellement affirmé par la communauté internationale dans le sillage de la Déclaration des droits de l’Homme de 1948 et d’autres Déclarations universelles telles que celle de 2001 sur la diversité culturelle, mais aussi réalisé concrètement sur le terrain grâce à une convention internationale et à d’autres instruments juridiques appropriés.

Principe n°7 : La prééminence des impératifs éthiques
Quelles que soient les contraintes économiques, sociales ou stratégiques invoquées par les exécutifs concernés, la gestion de l’Eau devrait être déprivatisée et subordonnée à des impératifs éthiques. En particulier, la mise en place d’une distribution publique d’eau de qualité pour tous devrait être considérée comme un objectif prioritaire à tout autre, créant une obligation de moyens incontournable pour les exécutifs concernés.

Principe n°8 : La cosmopolitique au-dessus du droit normatif
On ne peut pas plus abandonner les questions de l’Eau aux juristes qu’aux décideurs politiques ou aux chefs d’entreprise. Cela signifie que le droit public et privé de l’eau ne peut prétendre à une autonomie et qu’il doit être subordonné aux principes de la cosmopolitique de l’Eau. En effet, pas plus que la culture, l’eau ne saurait être « une marchandise comme les autres< /i> ». Au contraire, tout atteste de sa singularité irréductible, à commencer par cette qualité qui la rend irremplaçable : à savoir que, sans elle, la vie n’est pas possible.

Principe n°9 : Pour une approche conjointe des problèmes de l’Eau et de la Culture
L’Eau et la Culture ont partie liée, au sens où les hommes ne peuvent vivre sans l’une et l’autre. La force de l’habitude et la paresse incitent à considérer les « questions culturelles » et la « question de l’eau » comme des choses étrangères, supposant des concepts et des approches différents, tant pour leur compréhension que pour leur « résolution ». Au contraire, la philosophie cosmopolitique identifie les nombreux liens à l’œuvre entre problématiques de l’Eau et problématiques de la Culture — elle rapproche leurs enjeux et leurs défis.

Principe n°10 : Une réaffirmation par l’exemple du projet des Nations Unies
Par-delà le règlement des conflits déclarés ou potentiels, ce qui apparaît en jeu est la refondation même du projet général des Nations Unies grâce au vecteur puissant constitué par le développement simultané d’une cosmopolitique de l’Eau et d’une cosmopolitique de la diversité culturelle. En favorisant cette dynamique, les Nations Unies ont l’occasion historique de surmonter par l’exemple leurs échecs récents les plus cruels (Rwanda, Afghanistan, Irak, Soudan, RDC…) et de relancer leur projet conformément à son inspiration initiale, c’est-à-dire, précisément : celle d’un projet cosmopolitique.



(1) Au sens où ce concept est explicité dans le fameux essai de Kant intitulé « Idée d’une Histoire universelle au point de vue cosmopolitique », publié en 1784.



Tribune parue dans La libre Belgique, édition du 18 mars 2009


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