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Date :  2002-03-26
langue :  Français
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Néo-occidentalisme

Néo-occidentalisme

Source :  Hugo Biagini


Les tendances néo-occidentalistes renvoient à l'époque où le colonialisme européen se présentait comme mission évangélisatrice ou modernisatrice, et l’Occident comme seul pôle axiologique, à partir d’insurmontables dichotomies : chrétiens/infidèles, civilisés/barbares, races supérieures/inférieures. Pour justifier les annexions et la subjonction, les conquérants européens se sont attribué, outre la vertu pigmentocratique du teint de pêche, la vertu d’apporteurs d’entendement et de moralité, tandis qu’au reste du monde était attribué un caractère primitif et démoniaque. La soumission aveugle à la métropole serait injuriée comme «hérodianisme, malinchisme, cipayisme, bovarysme ou nordomanie» (1). Après la Seconde guerre mondiale, les multiples tentatives indépendantistes aidèrent à remettre en question ces postures ethnocentriques et à ourdir un concept plus démocratique de l’identité nationale. Avec la débâcle du socialisme réel et l’essor du modèle néolibéral, l’européisme et l’empreinte culturelle nord-atlantique ont recouvré leur suprématie. Le triomphalisme occidental a réintroduit l’esprit prédateur et la veine possessive. À côté des attitudes hédonistes et consuméristes vinrent des diagnostics éculés comme celui de Kolakowski : «Les efforts, même ridiculement maladroits, pour se donner des airs européens et endosser les habits de l’Occident, démontrent que bien que l’on soit loin d’avoir vaincu la barbarie, la honte d’être barbare est, elle, très répandue». Ainsi, a resurgi une catégorie d’intellectuels qui exaltent les critères européens et magnifient la tradition occidentale (2).

Un texte du vénézuélien Carlos Rangel opéra comme ferment de la droite et ses projets d’enterrer l’escalade libératrice et de renforcer la subordination aux exigences nord-atlantiques. Il a reconditionné les idées hégémoniques du XIXe siècle : la paralysie du Tiers monde ne peut s’expliquer par un absurde «complexe de culpabilité» à l’égard des puissances occidentales. Les Latino-américains se sont proclamés victimes de l’Espagne et des Etats-Unis. La phobie anti-yankee, esquissée par Bolívar, fut ravivée par l’Ariel de Rodò, qui donna corps à l’aversion pour le patrimoine politique et juridique nord-américain. Rangel renie le credo de la race cosmique comme «fable» imprésentable; il divinise les nations «avancées» au motif qu’elles ont transmis «tous nos idéaux et nos institutions humanistes et humanitaires, socialisme inclus» ((3).

Un autre ouvrage semblable vit le jour en espagnol sous le titre Palabras al Tercer Mundo. Il réunissait des travaux de Peter Berger et de Michael Novak – présentés vers 1983 dans le Chili de Pinochet – où le Tiers monde est accusé de favoriser des rencontres internationales rhétoriques et des mouvements anti-modernes inconsistants en Occident – tels que l’écologisme radical, l’activisme anti-nucléaire et la promotion des technologies alternatives. La thèse selon laquelle le colonialisme aurait entravé le décollage du Tiers monde est contestée au profit de l’idée que pour réaliser cet objectif il faudrait donner priorité à l’entreprise privée, jusqu’à adopter le «style de vie états-unien» comme seule «révolution» valable (4).

En faisant plus de bruit, Francis Fukuyama postula «le triomphe de l’Occident», de l’Europe et de l’Amérique du Nord en tant qu’«avant-garde de la civilisation». Tandis que le Tiers monde subsiste dans la conflictuelle «fange de l’Histoire», aux Etats-Unis prévaut un égalitarisme semblable à celui de la société sans classes anticipée par Marx. Fukuyama a insisté sur le fait que l’organisation sociopolitique du capitalisme contemporain – corollaire logique des sciences naturelles – est «complètement satisfaisante» pour les êtres humains (5).

L’essayiste argentin José Sebreli, orienté vers un «conservatisme authentique», propose une défense étroite de l’Occident, qu’il identifie au rationalisme, à la science, à la technique, au progrès, à la modernité, à l’humanisme, à l’histoire unique et universelle… bref, à la Civilisation tout court. L’Europe devient ainsi une pourvoyeuse œcuménique d’inspiration, et toute entité culturelle est refusée à l’Amérique et l’Afrique, caractérisées comme espaces vides auxquels l’homme blanc a donné sens. La recherche d’une identité et d’une philosophie propres est réfutée. Selon un tel point de vue, on verrait de nos jours s’accomplir l’idéal des anciens socialistes, car les frontières s’évanouissent grâce aux capitaux multinationaux et à l’information par satellite. Sebreli adhère également à la supériorité absolue du capitalisme occidental et à son triomphe définitif, sans pour autant cesser d’applaudir la démobilisation sociale.(6)

Un autre ouvrage paru en Argentine, signé par Jorge Bosch, reformule un dualisme similaire, où l’on retrouve la science, l’art, la philosophie et la musique classique comme reflets d’une culture aristocratique supérieure. En revanche, la contre-culture fait abstraction de l’effort et représente la plus grande menace ayant jamais pesé sur la culture humaine. Les attaques contre les compagnies multinationales et l’impérialisme américain sont remises en question – «invention d’européens et de soviétiques» ou marque de ressentiment à l’égard des grands pays développés. En effet, toutes les grandes réalisations, telles que la civilisation industrielle, ont été une création occidentale (7).

L’attaque est dirigée contre l’Amérique Latine, en tant que source principale de rêves, d’utopies et de propositions alternatives. Avec des arrière-goûts technocratiques, le chilien José J. Brunner écarte la possibilité qu’il existe une rationalité en dehors de l’Occident et de l’esprit capitaliste. Pour Brunner, supposer le contraire c’est adopter une forme de pensée magique propre à ces intellectuels qui, en cultivant une esthétique macondiste, refusent d’admettre que la culture latino-américaine, avec ses contradictions, ne prend sens qu’à l’intérieur de l’orbe occidental et qu’elle s’incorpore à la modernité via des procédures extra-idéologiques comme celles de l’industrie et de l’électronique.(8)

Les tentatives de raviver l’idéologie excluante du «successisme» eurocentrique constituent des ripostes viscérales face à la négation intégrale par l’Occident de ce Tiers monde où habite menaçante la grande majorité de la planète, soumise à une politique impérialiste et mise à l’écart de la scène internationale. Malgré les nombreuses expériences égalitaristes du XXe siècle, le vieux désir d’une humanité fusionnée ne s’est pas réalisé. La fameuse globalisation se produit simultanément à de grandes ruptures, à des bouleversements écologiques abyssaux, à une recolonisation de la planète au moyen de prêts internationaux, à la manipulation des opinions publiques, à la mise en péril des plus coûteux acquis sociaux, etc. S’impose à nouveau le monopole culturel et civilisateur de l’Occident conjointement au dogme de la pérennité du capitalisme, fondé aujourd’hui plus sur une sacralisation prosaïque du marché que sur le rythme fascinant de l’évolution cosmique et de la main invisible (9).



1. N.d.t.
: courants pro-européens et pro-nord-américains.

2. L. Kolakowski. La modernidad siempre a prueba. Mexique, Vuelta, 1990.

3. C. Rangel. Del buen salvaje al buen revolucionario.10e éd. Caracas, Monte Avila, 1983.

4. P. L. Berger et M. Novak. Palabras al Tercer Mundo. Buenos Aires, Tres Tiempos, 1986

5. F. Fukuyama. El fin de la historia y el último hombre. Buenos Aires, Planeta, 1992.

6. J. Sebreli. El asedio a la modernidad. Buenos Aires, Sudamericana, 1992.

7. J. Bosch. Cultura y contracultura. Buenos Aires, Emecé, 1992.

8. J. J. Brunner. «Tradicionalismo y modernidad…», dans J. L. Reyna América Latina a fines de siglo. Mexique, FCE, 1995.

9. Pour un développement plus ample des points traités, cf. H. E. Biagini. Fines de siglo, fin de milenio. Buenos Aires, UNESCO/Alianza, 1996, ainsi que Entre la identidad y la globalización. Buenos Aires, Leviatán, 2000.



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