En cette période supposée apocalyptique, « la fin d’un monde » ou « le monde au bord du gouffre » sont des expressions prisées par les leaders d’opinion afin de faire prendre la mesure de la gravité de la « crise » présente au citoyen ordinaire.
Mais la question n’est déjà plus tant de savoir si ce monde-ci a bien chu — s’il est échu, dirait un banquier —, que de se représenter la suite : de quoi ce monde et nous-mêmes aurons l’air demain, dans six mois ou dans trois ans. Tomorrow. Next week. In the long run. The day after… Mañana — hasta luego ! En vue de cet avenir radieux, n’hésitons pas à endosser l’habit du futurologue pour risquer les hypothèses suivantes.
À propos des banques, tout d’abord. Après avoir été sur la sellette durant quelques mois pour leurs turpitudes inavouées, gageons que celles qui survivront vont vite se rebeller en chœur et rappeler aux simples citoyens où subsistent les leviers de pouvoir. Le crédit va se raréfier jusqu’à en devenir étouffant. Les taux d’intérêt réels ne cesseront de croître et les demandes de garantie de se superposer jusqu’au découragement des ménages et des autres acteurs économiques. Mais les banques manieront aussi leurs armes communes avec une arrogance surmultipliée par leur déconfiture et leur perte de prestige, avec une exemplaire capacité de refoulement de leurs responsabilités. À l’opposé de ce que chacun espère, elles ne deviendront pas plus sages à la lumière de l’actuel épisode, mais plus dures, intransigeantes, âpres au gain et, en définitive : plus irresponsables.
Les entreprises industrielles et de services ? Pour elles, c’est la quadrature du cercle, car, quels que soient leurs secteurs d’activités, elles se retrouvent coincées entre les barrières relevées au financement de leurs projets, l’asphyxie de leurs trésoreries, l’évanouissement de leurs clientèles et une instabilité monétaire au pinacle. Les « cycliques » se prennent en effet ledit « cycle » dans la figure. Les « non cycliques » se frayent péniblement un chemin dans la tourmente, mais sans investir et en « dégraissant ». Quant aux « contra-cycliques », elles ne bénéficient même pas de la situation, en raison de l’appauvrissement subit de leurs clients. Bref, l’industrie et les services mordent la poussière rejetée par le secteur bancaire.
Les artisans et professions indépendantes voient leur précarité soudain accrue et systématisée. Ils prennent de plein fouet la crise du crédit et la crise de la demande, sans marge de manœuvre ou réserve stratégique leur permettant d’absorber le choc imputable à la désolvabilisation de leurs fournisseurs et clients, et d’attendre les rebonds espérés. Circonstance aggravante : pareille situation, bien que partagée par des millions d’entreprises individuelles, est éclipsée par la loi du nombre qui privilégie les dossiers dans lesquels les employés jetés sur le carreau se comptent par centaines ou par milliers… et non à l’unité !
Les associations, qui dépendent des cotisations de citoyens paupérisés ayant à raboter chaque poste de leur budget, ainsi que de subventions publiques devenues introuvables ou symboliques, ne sont plus en mesure ni d’assurer la continuité de leurs missions, ni de poursuivre leur rôle essentiel de réservoir d’emplois. Seules les plus « importantes », assumant des missions de service public délégué ou utiles à la gestion sociale de la « crise », parviennent à se maintenir, grâce à des fondations spécialisées, pendant que des milliers d’autres disparaissent.
Les familles des classes moyennes et populaires sont exposées à toutes les difficultés simultanément. Perte d’emploi ; perte d’habitation principale ; perte de pouvoir d’achat ; perte de qualité de vie ; accès fortement restreint au crédit, ainsi qu’à l’offre de produits de consommation ou d’équipement ; situation sanitaire, culturelle et sociale dégradée… Tout devient plus problématique et ingérable pour elles ! A fortiori si l’inflation et la tourmente monétaire se renforcent, tandis que les salaires sont gelés ou réduits.
Les collectivités locales et régionales voient leur endettement monter au ciel, au moment où leurs recettes sont tirées vers le bas par la baisse des revenus des entreprises et des taxes afférentes, de même que par l’insolvabilité d’un nombre croissant de ménages. Elles doivent différer sine die leurs investissements structurels ; renoncer à remplacer les équipements publics obsolètes et défaillants ; abandonner la poursuite des programmes immobiliers engagés ou planifiés. En un mot : le reflux !
Quant aux Etats, ils affrontent une situation pour le moins paradoxale. Car, d’un côté, leur légitimité, qui ne cessait de s’affaiblir lors des années de globalisation triomphante, est soudain ressuscitée à la faveur d’une crise qui les contraint à assumer de nouveau dans la finance, l’économie ou le social des rôles qu’ils avaient abandonnés. Mais l’État-Thaumaturge se retrouve vite démuni face à des situations qui dépassent ses capacités sur le plan des moyens techniques, financiers et humains qu’il s’agit de mobiliser. La relégitimation dont il bénéficie le propulse ainsi à vive allure vers son seuil d’incompétence…
Si c’est bien la conjonction probable de telles situations que l’on nomme « fin d’un monde » ou « monde au bord du gouffre », on peut comprendre l’inquiétude de ceux qui estiment devoir en être affectés à des titres divers — soit à peu près tout le monde, justement ! Mais l’inquiétude n’est pas une politique, et elle ne sait pas faire de politique. En revanche, la mise en question et en perspective du « monde antérieur », à commencer par son dérèglement légal, ses critères imbéciles, ses protocoles schizophrènes, ses pratiques déviantes, si un tel processus critique et le débat public contradictoire qui doit le supporter ne régleront bien sûr pas en un instant les problèmes inventoriés, ils peuvent cependant contribuer à fonder une autre politique et à forger des réponses pérennes à la présente crise de modèle.