« Le désert croît ! », lance Zarathoustra, et il est possible d’entendre ce leitmotiv comme une interprétation saisissante de l’époque que nous vivons. Une époque où la privation, la dépossession, et, finalement : la désertification des imaginaires, des volontés et des désirs semblent l’emporter sur à peu près tous les fronts.
Je me suis récemment intéressé à un triptyque qui constitue une grille de lecture précieuse pour analyser la présente crise financière et les pathologies de marché telles que « l’affaire Société générale » (1) . Il s’agit du triptyque : dématérialisation, déréalisation, déresponsabilisation, dont la dynamique altère en particulier le fonctionnement des marchés monétaires et boursiers, jusqu'au point de produire les résultats inquiétants que l’on connaît. Sans revenir ici sur ce triptyque qui est l’une des figures les plus frappantes du désert qui croît, je propose de le rapprocher d’une autre série de privations qui se sont emparées de la sphère sociale. C’est le cycle : dévaluation, démotivation, démobilisation. Le désert se peuple ainsi de « dés » supplémentaires… Dés qui possèdent un pouvoir considérable d’information et de modification du réel !
La dévaluation, tout d’abord, initie le processus dont il est question. À cet égard, la dévaluation du dollar américain doit être rapprochée de la dévaluation des cursus universitaires ; la dévaluation de l’action politique de celle des pratiques religieuses ; et la dévaluation des engagements militants de celle des services publics, gratuits et obligatoires… Le désert socioculturel contemporain s’alimente de la dévaluation, de même que le Kalahari est devenu désert depuis la disparition de l’eau qui l’a institué tel… On dévalue beaucoup, à tours de bras, souvent sans distinction, et l’on réévalue très peu, ou seulement sous la contrainte, comme paralysés par le risque d’erreur historique. Il n’y a donc ni balance, ni équilibre global des dévaluations et des réévaluations, mais un glissement progressif de toute la société vers cette négativité que l’on pourrait encore nommer « dépréciation universelle ».
Le désert a également pris la forme guère poétique et plutôt postmoderne de la « démotivation ». Certes, par antiphrase ou sens de la provocation, un groupe astucieux au succès notable s’est-il autolabellisé Motivés. Mais cette affirmation ne fait que mieux ressortir le fait social majeur que « la démotivation est partout », qu’elle ne cesse de croître et de s’étendre au sein de toutes les activités, qu’elles soient professionnelles, associatives, humanitaires ou égotistes, qu’elle affleure par tous les pores d’une majorité croissante d’êtres humains dont le dénominateur commun paraît d’être en manque d’un moteur essentiel… Comme si, après ladite « mort de Dieu », après l’effondrement du communisme soviétique, les ravages du néolibéralisme, le 11 septembre, la guerre d’Irak et le relativisme culturel, les ressorts de l’espoir et du vouloir semblaient dissous ou volatilisés, plus encore que perdus…
Enfin, corollaire de la dévaluation et de la démotivation, s’impose une « démobilisation » massive, qui adopte elle-même des figures aussi diverses que liées. Cette démobilisation est bien sûr sociale, au sens des grandes mobilisations historiques, mais elle est également professionnelle (elle atteint souvent le sens même du métier, l’intérêt qu’on lui portait), et, en amont, elle apparaît même personnelle, au sens des ressorts les plus intimes, les moins contrôlables de l’action des individus. Fondée sur la dévaluation multiforme qui remet en cause l’ensemble du cadre de vie, professionnel et privé, culturel ou environnemental, et articulée sur une démotivation générale, la démobilisation est comme un virus grippal qui se propage au sein des familles, des communautés, des entreprises et chez les individus isolés, en n’épargnant que très peu de gens. « Démobilisés ! » devient ainsi un cri d’angoisse métaphysique donnant le vertige et auquel il n’est bien sûr pas possible de répondre par les prescriptions placebos qu’affectionnent nos apothicaires dirigeants.
Comment sortir de cette spirale, dira-t-on ? Cela ne peut être réalisé par la énième tentative de mise en œuvre d’un projet politique, quel qu’il soit. La crise est trop profonde, et la méfiance du politique trop profondément ancrée. Selon une perspective très différente, soutenons que c’est par la culture, et par elle seule, qu’il est possible d’inverser la tendance : c’est-à-dire de réévaluer massivement tout ce qui mérite de l’être, de remotiver tous ceux qui n’ont plus de ressort, plus d’espoir, plus de désir (et combien sont-ils nombreux !), enfin, de remobiliser largement au-delà des frontières et appartenances normatives.
Qu’est-ce que cela peut vouloir dire, dans les faits ?
Favoriser un partage culturel permettant de ressouder ce qui peut l’être, de réconcilier ce qui doit l’être, en « parlant ensemble de ce que l’on voit ensemble » (2) , en discutant autrement de ces motifs qui n’en sont plus, de ces objets de mobilisation qui ont cessé de l’être. Avoir ainsi recours à la contribution de tous les arts, classiques et contemporains, officiels et marginaux. Remettre la tragédie, la comédie et l’opéra au cœur de la Cité, mais aussi bien le cirque et les arts de la rue. Accorder une importance extrême au livre, au cinéma, à la musique comme vecteurs revisités d’une modernité partagée autrement. La clé du désarroi présent, c’est de reconnaître que l’on ne peut pas réévaluer, remotiver, remobiliser des individus aussi fortement affectés par les mutations contemporaines — celles engendrées par les mondialisations que nous vivons, comme par les nouvelles formes d’exclusion — avec des arguments et des méthodes exclusivement politiques, et a fortiori économiques. Car seule la culture permet de rendre le monde vivable, les politiques feraient bien de s’en rappeler.
(1) Cf. Une Société de dématérialisation générale, Les Echos, 9 mai 2008.
(2) Comme dit si bien la philosophe Marie-José Mondzain.
Article paru dans Libération, le 30 mai 2008.