Deux ans après les faits, un procès s’est ouvert le 29 septembre 2008 à Abidjan, celui du Probo- Koala, le cargo de la mort et de la honte. Mais, dans cette affaire, les zones d’ombres sont nombreuses. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le respect des conventions internationales passe au second plan quand de puissants intérêts financiers sont en jeu. La dignité humaine est, encore une fois, bafouée au grand jour dans un pays où les corps et les esprits sont durement éprouvés par quelques années de « ni guerre ni paix », où le développement humain est faible (1). On cherche des responsables et chacun se dédouane comme si ces déchets toxiques étaient tombés du ciel sur la ville d’Abidjan, tuant quelques dizaines de personnes, intoxiquant des milliers d’autres ! Et ne parlons pas des conséquences à plus ou moins long terme sur les sols, les nappes phréatiques, la mer, la lagune et la forêt. Une vraie catastrophe provoquée de toutes pièces, du point de vue de la protection, de la préservation de l’environnement et de la biodiversité.
Dans la nuit du 19 au 20 août 2006, un « cargo grec d’équipage russe battant pavillon panaméen » comme le dit Greenpeace, affrété par Trafigura Beheer, compagnie spécialisée dans le transport d’hydrocarbures, fondée en 1993 (une année après l’entrée en vigueur de la Convention de Bâle) arrive à Abidjan. La société, enregistrée aux Pays-Bas et également présente en Suisse, a des filiales et travaille avec des intermédiaires. À Abidjan, Puma Energy est l’une de ses filiales locales. En 2006, quelques semaines avant l’arrivée du Probo-Koala, une société nommée Tommy est créée, dirigée par un Nigérian aujourd’hui présent parmi les accusés. Tommy est chargée, par Trafigura, de récupérer et de traiter les résidus issus du nettoyage des cuves. Mais cette société, inexpérimentée, confie à des chauffeurs de camions-citernes la tâche de déverser les déchets (530 m³) à l’air libre sur la décharge publique d’Akouédo. L’odeur pestilentielle ainsi que les plaintes des riverains alertent les chauffeurs qui prennent peur et déversent, çà et là, sur d’autres sites, le contenu des cuves. Or déverser des déchets dangereux à l’air libre est une opération qui va à l’encontre des conventions internationales. Le Probo-Koala est autorisé à repartir. Des enquêtes sont diligentées. Quelques personnes sont emprisonnées. Des violences s’ensuivent ainsi que des manifestations dans les rues d’Abidjan. Mais la cause des victimes n’est pas d’avance gagnée. En février 2007, Trafigura conclut un accord à l’amiable avec l’Etat de Côte d’Ivoire. Deux de ses dirigeants, ainsi que le directeur de Puma Energy, incarcérés à Abidjan en septembre 2006, sont libérés. La multinationale verse 100 milliards de francs CFA (152 millions d’euros) qui doivent servir à indemniser l’Etat et les victimes et à dépolluer les sites contaminés.
Si le mot scandale veut dire quelque chose, on pourrait citer, à l’appui de l’argumentation qui éclaire les significations possibles de ce mot, ces faits que je viens de rappeler et qui, loin d’être « divers », montrent à quel point, aujourd’hui, tout est vendable. Il n’y aurait donc ni bonne, ni mauvaise marchandise. Tout est bon à vendre, tout est bon à acheter, y compris des déchets toxiques, pourvu que la transaction rapporte gros, financièrement, aux uns et aux autres. Où est donc passée l’éthique de la transaction ? Ce qui devait constituer l’éthique de l’échange et du marché a été -proprement ignoré. Dans quel monde sommes-nous donc tombés ? Y a-t-il, sur cette planète, un seul pays occidental qui accepterait une seconde que des déchets toxiques soient déversés au vu et au su de tous, à l’air libre, à plusieurs endroits d’une ville de plusieurs millions d’habitants ? Et que des gens meurent, des milliers d’autres soient intoxiquées, d’autres soient condamnés à attendre une mort lente ? Pendant ce temps, une somme de 152 millions d’euros entre en jeu entre un Etat et des pollueurs. Et, bien sûr, ce n’est pas la première fois que des déchets toxiques venant d’Europe sont vendus en Afrique.
La toxicité des déchets déversés sur 17 sites à Abidjan en août 2006 n’est plus à démontrer (2). Le fait d’avoir été « déversés » à l’air libre est la preuve qu’il s’agit bien d’un « trafic illicite », selon les termes employés par les traités internationaux, notamment la Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et de leur élimination (3) et la Convention de Bamako sur l’interdiction d’importer des déchets dangereux et le contrôle de leurs mouvements transfrontières en Afrique (4), adoptée sous l’égide de l’OUA. Ces deux instruments juridiques contraignants semblent avoir été ignorés par les différents protagonistes dans cette affaire de « trafic illicite » de déchets toxiques. C’est donc à bon droit que les victimes et leur avocat s’étonnent de ne voir à la barre aucun des principaux responsables mis en cause. Interrogé par metrofrance.com (du 28 septembre 2008), Joseph Breham, juriste de l’Association Sherpa, qui offre un soutien juridique aux familles des victimes répond : « C’est un procès bidon. Les vrais responsables que sont les hauts fonctionnaires ivoiriens et les dirigeants de Trafigura ne sont pas mis en cause. La justice ivoirienne estime qu’à la suite de l’accord passé entre l’Etat et Trafigura, les cadres de la société ne peuvent pas être jugés. Or, cet accord est illégal car il ne tient pas compte des victimes ».
L’impunité est-elle acceptable pour les pollueurs aussi bien que pour les décideurs qui ignorent toute éthique et enfreignent les lois internationales, faisant fi du bon sens et des injonctions de leur propre conscience afin de suivre la voie de leurs seuls intérêts ?
Notes :
(1) PNUD, Rapport sur le développement humain - 2007/2008, p. 232.
(2) Greenpeace, à propos de la composition de ces déchets et des conséquences de leur dangerosité sur la santé humaine et sur l’environnement : « On estime qu’il s’agit d’une boue riche en hydrocarbures, contaminée par au moins trois éléments : de l’hydrogène sulfuré (très toxique par inhalation), des mercaptans (composés soufrés) et de la soude caustique. Sur le plan sanitaire, l’hydrogène sulfuré peut provoquer des irritations des muqueuses et voies respiratoires jusqu’à la mort par empoisonnement du sang, en passant par des nausées ou des vertiges. Ces produits présentent aussi une nocivité très forte pour l’environnement, qui peut s’avérer catastrophique s’ils devaient atteindre les nappes phréatiques ou le milieu marin. Certains experts mentionnent également la présence d’organochlorés, ce qui rendrait cette pollution encore plus grave (ces polluants persistent dans l’environnement et pénètrent la chaîne alimentaire) ».
(3) La Convention de Bâle, ouverte à la signature le 22 mars 1989 et entrée en vigueur le 5 mai 1992, entend réduire la circulation des déchets toxiques mais aussi éviter leur transfert des pays développés vers les pays en développement. Dans son Préambule, elle insiste sur les menaces encourues par les mouvements transfrontières de déchets toxiques.
(4) Entrée en vigueur le 22 mars 1996, la Convention de Bamako mérite d’être citée ici. Le Préambule est clair en ce qui concerne les devoirs (alinéa 4) des Etats et leur droit souverain (alinéa 6): « 4. Réaffirmant le fait que les Etats devraient veiller à ce que le producteur s’acquitte de ses responsabilités ayant trait au transport, à l’élimination et au traitement de déchets dangereux d’une manière qui soit compatible avec la protection de la santé humaine et de l’environnement, quel que soit le lieu où ils sont éliminés […]; 6. Reconnaissant également le droit souverain des Etats d’interdire l’importation et le transit de déchets et substances dangereux sur leur territoire pour des raisons liées à la protection de la santé humaine et de l’environnement ».