Le 21 mai, jour de célébration de la diversité culturelle, j’ai fait le mauvais rêve suivant. Bientôt de la diversité culturelle — de cette diversité que nous avons tant promue et revendiquée depuis plus d'une décennie — l'on parlera de moins en moins, et lorsqu’on en parlera, ce sera, de plus en plus : pour en dire du mal... Bientôt, du dialogue interculturel — cet objet de tous les regards sociaux, de toutes les attentions politiques et de l'Année européenne 2008 —, l'on se mettra à dire tout le mal possible, et avec le moins de retenue ! D'ailleurs, cela est déjà en cours, pour ceux qui n'ont pas attendu de chausser des oreilles attentives afin de distinguer le lourd bruit qui vient et qui s'installe au sein du chaos ambiant. Hélas ! ce n'est pas même le goût du paradoxe qui me conduit à formuler pareille hypothèse. Ce sont plutôt des signes tangibles, à l'œuvre au présent, et qui ne sont pas près de disparaître.
Ecoutez bien les politiques de tout bord, et qu’entendez-vous ? À propos de la diversité culturelle : que « le travail a été fait (et bien fait) » ; que l’Europe a admirablement contribué à ce travail, comme un seul homme (avec une « feuille de route » bien tenue) ; que l’UNESCO a fait ce qu’elle avait à faire (avec le rapport Perez de Cuellar, la Déclaration universelle de 2001, la Convention de 2005, sa mise en œuvre actuelle…), et que, désormais : « le processus suit son cours ». Que tout cela est bel et bon, mais que l’on a quand même beaucoup parlé de diversité culturelle pendant toutes ces années… et qu’il serait peut-être temps de « passer à autre chose » ! À propos du dialogue interculturel : que c’est la meilleure des choses, justement ; que l’on ferait bien de s’en préoccuper plus qu’on ne l’a fait ; que le monde se porterait mieux si ce dialogue était plus répandu ; qu’il y aurait peut-être moins de guerres, et sûrement pas autant de ces atroces conflits ethniques ou religieux ; que l’Union Européenne a bien fait de porter ce flambeau fort recommandable… Bref, que c’était une excellente idée de célébrer le dialogue interculturel en 2008 ! Mais peut-être faudrait-il songer à la thématique suivante sur l’agenda ? Prompteur !
De fait, je gage que le temps n’est guère éloigné où l’on ne se contentera plus d’être oublieux des raisons et des impératifs de la diversité culturelle, de l’importance de la protéger et de la soutenir. Car, à son propos, et précisément contre elle, on n’hésitera plus à stigmatiser la naïveté et même la culpabilité de ses défenseurs, à réhabiliter les vieilles insanités huntingtoniennes. Rien de tout cela ne nous sera épargné, et il est même imaginable que certains, après avoir réclamé la suspension de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, en viennent à demander l’abolition de la Déclaration universelle sur la diversité culturelle, au motif de son instrumentalisation par des tyrans tropicaux… En effet, on le sait : la réalité dépasse toujours la fiction !
Il ne serait pas non plus étonnant qu’après avoir été célébré comme une perspective politique majeure, permettant de sortir du ghetto multiculturaliste, de se projeter au-delà du 11 septembre, de la Guerre d’Afghanistan et de celle d’Irak, le dialogue interculturel, naguère valeur en hausse, devienne une valeur négative. Il ne serait guère improbable qu’après la médiocre fête de 2008, le dialogue interculturel se voit organiser sans délai un enterrement de pauvre, au profit de la Realpolitik européenne, sécuritaire, migratoire, économique, et, finalement : politique ! Il est même probable que la voix de tous ceux qui ne croient pas un instant à ses vertus, et qui passent souvent leur temps à en combattre les « illusions », voire le « danger », que ce soit dans les universités, les think tanks ou les administrations, cette voix l’emporte sur celle de défenseurs peu audibles ou démotivés.
Si l’on ne veut pas que ce scénario se vérifie et s’impose, il est plus que temps d’agir sur le fond et d’introduire de manière systématique dans les cursus scolaires et universitaires une véritable éducation à la diversité culturelle et au dialogue interculturel. En effet, bien que ces deux concepts soient tout sauf évidents (du point de vue des différentes sciences humaines et sociales, en particulier), la plupart des pédagogues, des responsables culturels et politiques font comme si leur sens était connu d’emblée et partageable par tous. Il est ainsi décisif que dès l’école élémentaire, puis dans l’enseignement secondaire et universitaire, les écoliers, collégiens et étudiants — et, en amont, bien sûr : leurs maîtres — soient progressivement formés aux fondements, aux acquis et aux pratiques tant de la diversité culturelle que du dialogue interculturel. C’est seulement à ce prix — celui d’une modeste réallocation des budgets éducatifs — que la diversité culturelle ET le dialogue interculturel (que l’on confond trop souvent !) pourront être durablement compris, favorisés et développés.
Article paru en tribune libre dans Le Temps et L'Humanité (édition du 6 juin 2008)