Parti pris - OMC, télévision sans frontières, AMI... Et toujours au centre des débats, l'exception culturelle.
L'Humanité rend compte d'un débat consacré à l'exception culturelle qui s'est déroulé au Sénat à l'initiative du groupe Communiste, Républicain et Citoyen le 18 février. Participaient à cette rencontre, Geneviève Fraisse, philosophe, députée au Parlement européen, Carole Tongue, ancienne députée britannique au Parlement européen, présidente de Villes et Cinéma, membre du groupe d'experts sur la diversité culturelle de la FERA, Pierre Curzi, comédien, président de l'Union des artistes du Canada, président de la Coalition pour la diversité culturelle, Francesco Maselli, cinéaste italien, délégué général de la FERA, et enfin, Jack Ralite, instigateur de la rencontre, sénateur de Seine-Saint-Denis et animateur des états généraux de la culture.
Il nous a semblé opportun de publier in extenso les propos des uns et des autres sur le sujet et de les lire comme une contribution au débat sur l'exception culturelle.
Jack Ralite
" La diversité des invités va nous permettre de donner aux mots d'exception culturelle toute leur valeur. Nombre de personnes auraient dû être là, qui n'ont pu venir, comme Aminata Traoré, ancienne ministre de la Culture du Mali, ou le parlementaire coréen Byunggug Choung. Car il n'y a pas que l'Europe qui est concernée. C'est un combat universel. Nous ne nous plaignons pas, nous portons plainte. Le désespoir n'est pas un mot d'ordre politique, nous avons gagné toutes les batailles entreprises : Télévision sans frontières, AMI, NTM, Birmingham, Seattle, Nice, Gênes, et plus récemment, Porto Alegre. Le XXIe siècle oblige à s'occuper de culture. Les artistes sont incontournables dans notre quête du sens.
Camus disait : " Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde. " C'est pourquoi nous refusons la déclaration de Jean-Marie Messier, la culture n'est pas une marchandise comme les autres.
Selon Alain Minc : le marché est naturel comme la marée.
Selon Alain Madelin : les nouvelles technologies sont naturelles.
Non ! Les nouvelles technologies et le marché sont des inventions de l'homme ; c'est l'humain qui est naturel. Ce type de raisonnement fait de l'homme et de la femme des invités de raccroc.
L'exception culturelle est une question de sens de la vie, c'est une bataille d'idées qui n'a pas forcément ouvert un espace juridique mais en tout cas a ouvert un espace public. Ce n'est pas une démarche archaïque, ce qui est archaïque au contraire, c'est la démarche de Jean-Marie Messier qui copie le XIXe siècle.
Nous nous trouvons face à des rendez-vous préoccupants : à partir de 2003, les négociations sur les services audiovisuels à l'OMC ; en 2004, la révision des textes européens. Nous devons donc nous mobiliser, être actifs, militants. On a gagné jusqu'à présent à chaque fois, grâce aux artistes qui ont pensé en mêlant local, européen, mondial.
1. Il faut définir l'exception et la diversité culturelle ;
2. Il faut créer un nouvel instrument mondial, qui ne soit pas l'OMC, car les intérêts financiers y sont totalement présents ;
3. Action qui peut être menée sous la forme de ce qu'évoquait récemment notre premier ministre qui parlait de la création d'états généraux mondiaux de la culture. Cette proposition résonne comme un écho à la lettre que je lui avais envoyée il y a trois ans quand je demandais la tenue d'un " Rio de la culture ".
Deux principes doivent nous guider.
La mise en ouvre de la responsabilité politique : un peuple qui abandonne son imaginaire aux grandes affaires se condamne à une liberté précaire. "
Carole Tongue
" J'ai l'honneur d'être aux côtés de Jack Ralite qui a tant fait pour le pluralisme culturel. Il a parfaitement raison : " Céder sur les mots c'est céder sur les choses. " Ce dont on discute aujourd'hui est primordial pour notre société. Ce sujet concerne qui nous sommes en tant qu'êtres humains.
La culture n'est pas une question de carottes, de charbon, ou de chaises !
Si on importait 90 % de notre riz du même pays, on ne serait pas tellement perturbé. Dans de nombreux pays européens, cependant, on importe 90 % des films de cinéma et 80 % des fictions télévisuelles. Quel sera l'effet à moyen terme et à long terme de ce mono culturalisme audiovisuel sur nos moyens d'statement et notre compréhension du monde ? Nul ne peut le prédire aujourd'hui.
Si chaque matin en entrant dans la salle de bains et en se regardant dans le miroir, tout ce que l'on voyait, c'est le visage d'une autre personne, qu'en serait-il de notre identité ?
On éprouve bien souvent cette sensation quand on va au cinéma chez moi, en Grande-Bretagne.
Allons-nous vers la fin programmée de l'exception culturelle ?
Jean Marie Messier a provoqué un débat autour de l'exception culturelle.
D'abord c'est un homme de commerce et non un homme de culture.
Son intérêt, c'est l'avancée de ses intérêts commerciaux.
Notre intérêt, c'est l'intérêt public, l'intérêt de la société tout entière.
C'est dommage et bien triste qu'il fasse semblant d'oublier que la réglementation sur l'investissement dans la fiction originale que vous avez en France a produit une situation où Canal Plus est devenue forte avec un des catalogues de films le plus divers au monde. Mais c'est très révélateur de son état d'esprit de monopole des médias, opposé à toutes formes de réglementation. Autrement dit, il veut ignorer que le commerce et l'intérêt public peuvent marcher ensemble main dans la main.
Que Faire ?
Affirmer dans le débat les principes suivants :
1. La culture n'est pas un commerce ;
2. La culture ne peut pas être soumise aux règles de la concurrence, qui mèneraient tout simplement à la prédominance genre " Big Brother " du foot, des reality-shows et des films " made in USA " ;
3. La souveraineté dans ce domaine est primordiale : il faut maintenir la liberté de chaque état et de l'Union européenne de conserver et développer des mesures garantissant la diversité culturelle.
On a besoin des politiques suivantes :
- Il faut créer une coalition européenne pour la diversité culturelle qui ait, vis-à-vis des négociateurs européens, au moins le même poids et la même influence que la MPA au sein de la délégation US dans les négociations du GATS ;
Au niveau national :
- Renforcer la télévision de service publique, comme en Grande-Bretagne et en Allemagne ;
- Lutter contre les tentations de privatisation de la télévision de service public en France, quitte à la protéger par des voies constitutionnelles ;
- Maintenir le système de soutien audiovisuel français et favoriser son modèle dans d'autres pays européens ;
- Faciliter l'accès et surtout inciter les personnes de toutes origines sociales à toutes les formes d'statement culturelle.
Au niveau européen :
Il faut créer pour concurrencer ! Pour ce faire :
- Encourager les télévisions de service public en Europe à coopérer pour être capables de concurrencer les majors, telles que Disney par exemple ;
- Renforcer la directive TVSF avec des obligations d'investissement comme celles qui existent en France ;
- Renforcer le programme Mediaplus ;
- Créer le réseau Cybercinéma qui vise à délivrer par satellite des films à un réseau de salles européennes.
Au niveau international :
- Faciliter l'émergence d'une coalition mondiale sur la diversité culturelle ;
- Développer et négocier une convention internationale sur la diversité culturelle, par exemple dans le contexte des Nations unies, d'un cadre juridique supérieur, qui soumettrait l'OMC au respect de règles universelles ;
- Affirmer au niveau de l'UE que l'audiovisuel ne sera jamais inclus dans les règles de l'OMC.
Je ne suis pas souvent comprise quand j'évoque cette question chez moi.
Mais je suis déterminée à ne pas céder sur les mots. Je vais continuer à en parler pour défendre la diversité culturelle. "
Geneviève Fraisse
" Je vais vous parler de ce qui est fait et de ce qui peut être fait au niveau européen. Le mandat de Pascal Lamy de 1999 et un mandat défensif mais auquel on tient. C'est un mandat non définitif, qui peut être transformé en fonction de la volonté des Etats membres.
Que fait l'UE à l'intérieur de ses frontières ?
Elle peut agir en matière culturelle mais elle ne peut pas avoir de " politique culturelle " à proprement parler. Il faut un énoncé de cette politique culturelle.
La règle de l'unanimité, il est vrai, nous protège mais elle nous coince également. Lors du vote de Media+, pour son budget. L'UE peut avoir plus facilement une politique en matière d'éducation parce que c'est la majorité qualifiée qui s'applique. Dans l'article 87 (ancien 92), il faut passer du " peut " au " doit ". Le traité dit actuellement : " Peuvent être considérées comme compatibles avec le marché commun (...) les aides destinées à promouvoir la culture et la conservation du patrimoine, quand elles n'altèrent pas les conditions des échanges et de la concurrence dans une mesure contraire à l'intérêt commun. " Il faut changer les textes, avoir une vraie politique culturelle, ce qui nous permettra d'avoir un meilleur budget, de ne pas être dépendant des fonds structurels.
L'exception est le moyen, la diversité l'objectif. La diversité n'a de sens qu'adossée à l'exception culturelle. Sinon, elle n'est que l'adaptation commerciale d'un produit (par exemple pour respecter la diversité linguistique, un livre sera traduit dans toutes les langues ; le produit reste cependant le même partout).
Un problème important est la question de la définition des contenus : le nombre des " services culturels " est en explosion. Mais il faut d'autant plus faire attention, car la société de l'information n'est pas la société de la connaissance : c'est là aussi qu'il ne faut pas céder sur les mots.
Les orientations pour l'action au niveau européen sont la modification des textes (la possibilité d'avoir une politique culturelle, l'article 87 et le vote à majorité qualifiée), l'augmentation du budget, la prise en compte de ce que la culture recouvre beaucoup plus que l'audiovisuel.
C'est pourquoi un instrument mondial est nécessaire, une organisation du type OIT, OMS fondée sur la Déclaration internationale pour la diversité culturelle. "
Francesco Maselli
" Nous vivons une période difficile en Italie actuellement. C'est une situation qui me fait penser au film que j'ai tourné avec Annie Girardot il y a vingt-sept ans sur la vie des émigrés italiens antifascistes à Paris. Nous risquons énormément aujourd'hui : l'image de Berlusconi aux côtés de Blair est très inquiétante, et fait penser aux années trente et au degré de courtoisie qui régnait autour de Mussolini chez les dirigeants européens, par exemple au congrès de Rapallo. Aujourd'hui, il règne pareillement une atmosphère de consensus. Les conséquences sont pourtant déjà dramatiques : la privatisation des chemins de fer, la privatisation de l'Education nationale, la privatisation de la RAI.
L'Italie comme " laboratoire du pire ". Les milieux culturels italiens utilisent la référence de la BBC aujourd'hui comme ils utilisaient celle de la politique culturelle de Jack Lang dans les années quatre-vingt.
L'enjeu est fondamental : il s'agit de la vie et de la mort de la démocratie. Il faut préserver la possibilité d'un choix, d'une intelligence critique de la réalité. "
Pierre Curzi
" On peut pour comprendre ce que nous entendons par " diversité culturelle " se référer à la biodiversité. Il s'agit d'une part que le plus de formes culturelles continuent à exister, mais aussi de préserver le fonctionnement d'un système de relations, d'une écologie.
L'exception culturelle est une condition pour que la diversité existe. Elle doit être régie par un organisme, que nous appelons, au Canada, un outil international dont la fonction est de gérer l'ensemble des diversités culturelles. Notre production nationale occupe au Canada 3 % de notre temps écran ; au Québec, nous sommes remontés à 6 %. En l'absence de protection, le cinéma américain nous a envahis. Nous avons vécu une prise de conscience, notamment grâce aux Français au moment de l'AMI. C'est alors qu'a été créée la Coalition pour la diversité culturelle qui réunit 32 associations professionnelles : artistes, créateurs, producteurs, diffuseurs, tout le spectre de la création culturelle. Nous nous sommes donné deux objectifs :
- Influer sur nos gouvernements pour qu'ils ne prennent pas d'engagement de libéralisation dans les services culturels ;
- Créer un organisme international.
Aujourd'hui, nous avons convaincu les gouvernements du Québec et d'Ottawa de nous financer, ce qui n'est pas rien, mais aussi de nous écouter. Il est moins certain que ce soit le cas à l'OMC.
Le dépôt des requêtes de libéralisation dans le domaine culturel commence en juin de cette année. En mars 2003, les pays commenceront à déposer les offres de libéralisation. On s'imagine que l'exception culturelle nous protège de tout, mais vous devez savoir que la France s'est déjà engagée dans certains domaines de l'industrie culturelle : l'impression, la publication, les agences de presse, les spectacles. Les engagements sont dans des domaines très spécifiques, donc il ne faut pas dramatiser, mais l'exception n'est d'ores et déjà pas totale. 74 pays (sur à peu près 140) ont pris des engagements dans le secteur culturel, mais ce sont pour l'instant des engagements qui correspondent au maintien de l'exception. Nous sommes cependant clairement dans une logique de l'engagement. Le danger se situe du côté des pressions commerciales non seulement des Etats-Unis, mais aussi des autres pays qui continuent à s'engager et pour qui la culture n'est pas un enjeu politique primordial. Nous risquons de voir les mesures transversales de traitement de la nation la plus favorisée, traitement national, etc. détruire le non-engagement.
Il faut cependant régir tout de même les échanges culturels : il faut donc un organisme hors de l'OMC qui aurait préséance sur l'OMC. Si nous n'agissons pas sur ces deux plans-là (résistance au moment des négociations OMC et construction d'un organisme pour la diversité culturelle), il faut craindre les évolutions à venir. Les Etats-Unis sont actifs non seulement à l'OMC mais aussi dans les accords bilatéraux : ils ont ainsi fait pression sur le gouvernement coréen pour qu'ils abandonnent les quotas d'écrans de cinéma (40 % des films projetés doivent être nationaux) ; ils viennent de faire plier le gouvernement chilien. Il faut se préoccuper également de la construction de la zone de libre-échange des Amériques.
Nous avons organisé en septembre 2001 une rencontre internationale des associations culturelles : dix pays étaient représentés, avec quatre associations par pays. Nous voulons organiser une deuxième rencontre, peut-être cette fois avec le concours des Français.
Vous avez de la chance, il semble qu'il y ait un bel accord entre vos dirigeants, MM. Chirac et Jospin, en faveur de la culture et contre la marchandisation culturelle. Ce consensus doit être partagé par le reste du monde, ce n'est pas du tout une question franco-française. Il faut que chaque groupe puisse élaborer sa culture et qu'elle soit soutenue par les pouvoirs publics : l'Etat doit assumer cette responsabilité. Si chaque groupe est maître de sa culture, alors il y a une possibilité d'échanges entre les cultures. "