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Date :  2002-02-04
langue :  Français
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Temps fragiles

Temps fragiles


Comment New York (son World Economic Forum) pourrait-il faire autrement que de courir après les thèmes et les propositions de Porto Alegre (son Forum Social Mondial) ? C'est la question qui surgit à la lecture de l’étonnante métonymie que le WEF a mis au seuil de sa réunion 2002, à savoir : « Leadership des temps fragiles: une vision pour un futur partagé ». Ce que l’on peut lire ainsi, de manière analytique: en fait, c’est le WEF soi-même qui s’interroge sur sa propre « fragilité » (et au-d elà), sur la perte du « leadership » qu’il exerçait sur la pensée stratégico-économique des décideurs mondiaux, enfin sur la possibilité de « partager » (concept peu davosien) ce leadership perdu avec au moins un autre acteur (un major player, dans le jargon des affaires), cet Autre qu’est devenu en une petite année le FSM de Porto Alegre.

En effet, désormais, la donne se révèle complexe pour une manifestation qui ne doit pas faire moins que de sauver son existence. Non seulement le WEF n’est plus vraiment persona grata à l’ombre glaciale de sa montagne, ne serait-ce que parce qu ’il pose des problèmes de sécurité que les autorités locales n’apprécient guère, mais encore il lui faut rebâtir presque tout en un lieu qui reste à trouver : une légitimité, une moralité, un sens. Sans parler de la satisfaction de ces critères économiques basiques dont Davos a toujours fait résonner ses murs : efficience, productivité, compétitivité… C’est à cette aune-là qu’il faut bien mesurer la translation rectiligne qui a mené le WEF de sa fière montagne au port dévasté de New York. Car le WEF ne vient pas à l’avant-poste de l’Amérique du nord seulement pour témoigner de sa solidarité envers une ville et une nation atteintes en leur cœur. Il se transporte aussi en cette terre emblématique de tout ce qu’il a défendu depuis sa création afin de conjurer les propres menaces auxquelles il doit faire face. Menaces dont la moindre n’est pas, hic et nunc, ce 2ème Forum Social Mondial qui lui ravit la vedette, et, pire, les « bons sujets » ainsi qu’une foule d’orateurs qui eussent été magnifiquement « marchandisés » en son sein...

Alors, « New York » — nouveau nom de parade pour un WEF qui a délaissé son village global de Davos —, New York a décidé de questionner la « restauration de la croissance soutenue » (Restoring sustained growth) , tandis que «Porto Alegre » a offert un forum préparatoire à la future réunion « Rio +10 » qui se tiendra à Johannesburg en septembre 2002. Un forum sur le développement durable (ou soutenable : sustentavél) , qui se demande : « Un monde durable est-il possible ? ». Tout un programme, cette confrontation dans une apparente proximité entre deux perspectives aussi différentes. Car d’aborder la question comme le fait le WEF correspond à un discours nostalgique entièrement tourné vers le mythe de la croissance comme clé de tous les ordres et désordres mondiaux. « Comment restaurer la croissance soutenue », c’est continuer de croire à un jadis ou un naguère pour lesquels il n’ y avait pas de doute possible sur la solution — une « solution » qui fut pourtant contemporaine du creusement de toutes les inégalités Nord/Sud et même Nord/Nord, à la lecture même des rapports experts de la Banque mondiale et des institutions spécialisées de l’ONU. Bien loin de là, prendre le problème (principal) du monde sous l’angle de son « développement durable », c’est d’abord ne pouvoir se satisfaire du seul index de la croissance et chercher à prendre en compte simultanément les différents défis qui se présentent aux sociétés et aux citoyens contemporains. C’est ainsi que la réflexion sur un tel développement intègre, parmi d’autres, aussi bien les questions éthiques et bioéthiques que celles des changements climatiques et de la gestion des eaux, ou encore celles de la sécurité chimique et alimentaire. C’est, enfin, être résolument tourné vers l’avenir et non vers la répétition du passé, fût-il glorieux en termes économiques : car « durable » ou « soutenable », cela constitue, non plus un regard rétrospectif, mais bien une visée commune vers un nouvel horizon.

Parmi les cinq autres thèmes centraux organisant sa réunion, New York s’est encore intéressé à trois d’entre eux qui auraient aussi bien pu être retenus en l’état à Porto Alegre — qui en avait près d’un millier à proposer, il est vrai, si l’on considère l’ensemble des intitulés des différents ateliers du FSM et des forums parallèles qui se sont tenus en l’espace d’une semaine. Ces thèmes new-yorkais sont le point 2 du programme : « Assurer la sécurité, lutter contre les vulnérabilités » (Achieving security, addressing vulnerabilities) , le point 4. « Réduire la pauvreté et réaliser l'équité » (Reducing poverty and achieving equity) et le point 5. « Partage des valeurs et respect des différences » (Sharing values and respecting differences) . Beau programme, il est vrai, mais que l’on aurait eu quelque difficulté à imaginer au menu du WEF il y a encore deux ou trois ans, dans le contexte d’optimisme qui prévalait alors. Pour autant, la vraie question qui se pose désormais dépasse la simple rédaction de ces accroches marketing qui tentent de ravaler la façade sociale du gratte-ciel WEF. Elle est plutôt de savoir si, par son empressement à se montrer « flexible » et « mobile » (toujours l’exigence économique) face aux mutations réelles et rationnelles du monde, le WEF ne s’est pas mis dans une situation impossible. La situation de prétendre traiter des questions qui ne sont pas les siennes, pour lesquelles il n’a aucune légitimité et auxquelles son parterre privilégié ne s’intéresse fondamentalement pas… Une « erreur de casting », en somme, seulement motivée par la volonté d’allumer des contre-feux face à la montée en puissance du FSM.

Heureusement, il est resté à New York au moins deux points de son agenda que le FSM ne saurait ni ne voudrait lui contester, à savoir : le point 3. « Redéfinir les enjeux des affaires » (Redefining business challenges) et le point 6. « Réévaluer le leadership et la gouvernance » (Re-evaluating leadership and governance) . Dans les deux cas, le WEF rappelle de manière claire ce qu’il est et ce que sont ses objectifs principaux. D’abord, un lieu où se discutent certaines des plus « grandes affaires » du monde, sur un plan commercial et financier, et où l’on ne se contente pas des « enjeux » comme d’un pur objectif intellectuel, mais où l’on recherche une conclusion concrète, si possible actée de manière contractuelle sur le lieu même de l’événement. Ensuite, une instance qui entend redéfinir à chaque édition les règles du jeu économico-politique planétaire, par la concertation d’un panel de décideurs privés et publics qui choisissent de venir théoriser là leur pratique quotidienne.

Mais la question qui se pose aujourd’hui est de savoir si malgré tous les efforts déployés par le WEF pour « prendre le vent de Porto Alegre », ce défendeur d’une Coupe de l’America nouvelle manière ne va pas être relégué par la défection de son public même au rang de challenger du FSM.


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