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Date :  2007-10-27
langue :  Français
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Émotion

Émotion


Choc des civilisations annoncé, guerres préventives, attentats terroristes, globalisation, modélisation de l’habitus, retour de l’identitarisme réactionnaire et j’en passe, l’argumentaire géopolitique ne dispose aujourd’hui que de rarissimes éléments d’ordre sensible et esthétique, relégués à l’arrière plan. Pourtant, quand la politique rompt, c’est bien l’art et la culture humaine qui se portent à la rescousse, rappelant l’ordre de l’Homme, contre les écarts de celle-là. Le monde arabo-musulman dont je proviens est aujourd’hui pris d’incompréhension. Lui-même abasourdi, il lui arrive de tenter l’impossible, l’inqualifiable. Une citation de Gérard de Nerval me surprend, s’adressant à Théophile Gautier, il lui écrit : "Moi, j’ai déjà perdu, royaume à royaume, et province à province, la plus belle moitié de l’univers, et bientôt je ne vais plus savoir où réfugier mes rêves; mais c’est l’Égypte que je regrette le plus d’avoir chassée de mon imagination, pour la loger tristement dans mes souvenirs!". Ce droit de s’ouvrir à l’émotion, le droit d’en être touché, et parfois ravi, me paraît souhaitable pour approcher la culture de l’Islam par ce qu’on en pense le moins. C’est dans le recours à la poésie arabe qu’on parvient à en apprendre davantage sur une culture imprégnée de sentiment, de passion, éprouvée et subjuguée. C’est dans l’expression de ces poètes porteurs de vérités, de déboires et de projections en voie que l’inclinaison se miroite comme source de vie. C’est pourquoi, nous avons choisi d’en tenir compte ici, prenant comme période emblématique la fin du 19ème et le début du 20ème siècles pour revenir sur les expressions d’un monde arabe, pris de culture et de contre-culture, comme un élan de partance et de revers. Il n’est pas évident de situer les transmutations de ce monde, quand bien même la contradiction, l’antinomie, la déchirure s’en prendront et prévaudront du reste. Mémoire de la lutte pour la décolonisation, l’anti-occidentalisation, lieu de la lutte pour la préservation de la mémoire et de la tradition, espace de confrontation et de disgrâce, quête de liberté et de délivrance, cette période consacrera aussi ce que Jacques Berque appelle La dépossession du monde. C’est là que le colonisé imprègne son colonisateur autant que celui-ci s’en démarquera aussi, dans un mouvement de confluence qu’exige, comme un fait irrémédiable, la coexistence forcée ou dictée. Sentier de sublimation, l’art poétique y met du sien, les poètes s’en réclament et s’en autorisent, comme des écrits, partis du mot, réinventés par le mot. Le poète (né en Egypte en 1890) Ibrâhîm ‘Abdilqadir al-Mâzinî, dont je retrouve les essais dans le livre de Ahmed Abid Mashâhîr al-‘açr, effleure sa passion, déchaîne sa raison sensible, exhortant cette fleur, épuisée du temps, fanée des cours de l’oubli :

Senteur parfumée telle l’odeur du souffle de la bien-aimée
Lorsqu’elle livre ses lèvres pour toi
Rose fanée, sa beauté flétrie
Quel malheur a pu en abuser ?
Je l’ai arrosée de mes larmes
Si cela pouvait la ressusciter, il l’aurait fait


Aveu d’amour né, manifeste de vie! Le cœur inspire et s’inspire, la vie est attente. De quoi sinon de beau, de volupté que l’art déclame, comme un émerveillement dompté de désir ? Du temps pour saisir le temps dans le désenchantement malencontreux de l’incompris, entre aspirations et crispations, sentir et délire. De la vie à la mort, larguant les parcours, décantant l’insaisi, une pensée à en finir, une idée d’en finir. Les écritures du temps passent la main, changent de main, au milieu des silences de l’incompris. Faut-il s’en contenter ou s’en enivrer ? A quoi cela sert-il si ce n’est qu’à rimer aux pouls des cadences, des redondances et des rumeurs enfouies. Celles que le temps exerce par redéploiement, hasard, volonté, désir et mépris. Tombent les sentences, les personnes céderont aux caprices de personnages insoupçonnés qui camperont, s’installeront et éliront domicile chez toi, bon gré, mal gré, aux murmures du non-dit, des regards égarés qui s’y perdront. Le théâtre continue, les personnages changent et s’échangent, aux bons souvenirs de ceux qui furent bien là. Chante la vie, mort dévergondée… Quelle vie, quelle mort entre fonte et refonte, bonheur sans gloire ? Et le poète dessaisira le moment à l’échappée, sans fioritures ni reliefs :

Toute chose, après ébullition, échouera sur l’accalmie
Et tout œil se refermera un jour, voué à l’oubli
Ne vois-tu pas la vague dominant l’océan fortement
Et le cœur se brisant de malheur et de regret ?
Si bien que l’âme, au terme d’ultimes efforts, en arrive à s’épuiser
Après s’être livrée à vacarme et brouhaha
Ainsi, l’âme s’achemine vers la mort, en tout repos
Aspirant à sa quiétude, après tant de fatigues et de peines


Le désarroi du poète atteint son paroxysme dans ce vers où il s’insurge contre la vie, comme un élan de rebelle rompu, il exhorte l’affranchissement. C’est qu’il préfère la déraison à la raison, l’impression au vécu, la compassion au courage tant que le simulacre peut être vrai.

Chante-moi ô vent jusqu’à fermer
Les yeux de l’esprit pour qu’ils s’endorment)
Essuie mes larmes et cache-moi la douleur)
Et chasse de moi le diable du sommeil


Ce poète peu cité, peu connu, en dépit de l’importance de son œuvre et de la charge de son verbe, est énoncé ici pour rappeler l’ordre d’un temps passé, mais ressuscité par la magie de l’art immortel, car juste et vrai. Il incarne les fluctuations du rêve débité en pointillés interminables, mais ponctuées à la cloche du dernier départ. L’irrémédiable, l’incontournable, l’infranchissable. Celui qui sonne la fin de l’homme et rouvre la vie de l’au-delà, qui sait? Epiloguant sur le pouvoir des mots, rappelant le sens trompeur et usé du verbe, le poète Ahmad Râmî (né au Caire en 1892) court et encourt passion et raison pour un temps amovible. Le poète redéploie signes et symboliques de l’ascension, par la liberté, le départ d’un oiseau qui lui rappelle son sort et sa condition. Il s’y fie et s’y confie comme expression d’un chagrin de partage, nourri aux larmes de la douleur et de la compassion.

Ô toi oiseau pleurant
Perdu, volant de tronc en tronc
Se déplaçant tel que mes pensées inquiètes
Tel que mon âme furtive
Ô oiseau, les gens ne s’entraident point
Lorsque complainte et compassion se relaient
Plains-toi, de tes pleurs se décline un chant
Semblable au ton nostalgique d’un exilé languissant sa patrie
Et ton soupir en pleine nuit s’entend silencieux
Jusqu’à mon cœur, sans ouïe
Donne-moi ton aile que j’emprunte pour voler
Aux sommets de monts lointains


Ces exemples cités révèlent le mot dans ses états fugaces et latents. Pensée dépensée d’un art en latence, tout en silence. Raison déraisonnable où le chagrin abuse des passions et triomphe du non-dit, comme une réplique où les mots fuient, échappent à faire rebondir contre les préjugés, la matérialité et l’ignorance de l’autre et de soi. Au-delà finira-t-on un jour par comprendre que toutes religion, langue et tradition respectées, l’autre est en partie soi-même.


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