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Date :  2006-09-28
langue :  Français
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Perte de repères : John Donne, de l’anatomie à l’anomie du monde

Ce texte est un papier préparé pour les Rencontres Interrégionales
« Régions et diversité culturelle : une dynamique européenne et mondiale »
(Lyon, les 28 et 29 septembre 2006)

Source :  Khal Torabully


Les propos tenus dans ces rencontres indiquent que la mondialisation est associée à une perte de repères, et il me semble que cette peur est récurrente dans l'Histoire.

Certes, la nouvelle donne induite par les flux des capitaux et de la main-d’œuvre dans la globalisation constitue la base d’un malaise persistant. Dont les symptômes, la porosité des frontières, la précarité de l’emploi, les problèmes d’insécurité et de violence, médiatisés à tour de bras, une jeunesse déboussolée et stigmatisée, surtout celle des banlieues, l’évanescence de valeurs telles que le respect, le civisme, la montée de positions irréductibles, les guerres au nom des religions, les problèmes écologiques de grande magnitude, brassent les consciences planétarisées, à n’en point douter.

Tout cela a donné à notre monde l’impression de la généralisation de la précarité durable (permettez-moi ce clin d’œil envers l’ouvrage, La Pauvreté durable de François de Bernard), que tout part à vau-l’eau et que nos certitudes sont de plus en plus confrontées à un sentiment accru d’une existence fragilisée, souvent incompréhensible, parfois totalement vide de sens.

Oui, la question du sens est fondamentale dans cette sensation de « perte de repères ». Mais ce sentiment est-il si nouveau ?

En tant que poète, je citerai les vers d’un autre poète, John Donne, né en 1572 à Londres et mort le 31 mars 1631, qui se faisait l'écho de la panique résultant dans l’esprit de ses contemporains au lendemain de l’affirmation de l'héliocentrisme, bien que la papauté eût demandé à Galileo d'abjurer ses observations quant à la vacuité de la théorie géocentriste.
Oui, imaginons le choc : la Terre n’est plus le centre de l’univers de l’époque, il faut changer de repères, et accepter le soleil à sa place !
Changer la place centrale de la planète sur laquelle on vivait, pour en faire une parmi d’autres, dans l’immensité sidérale…
Ce choc devait être immense. Pour le comprendre – et nous aider à comprendre nos angoisses métaphysiques et enjeux actuels – cherchons, brièvement, à saisir comment était le monde du 16ème/17ème siècle, car Donne a vécu à cette époque charnière. On avait là une cosmogonie hiérarchisée, organisée selon des cercles concentriques, comme des faisceaux de repères, avec Dieu et le pape au-dessus, et le soleil tournant autour de la Terre, le centre de toute la création.
Oser représenter l'univers entier en décrétant que le centre n'est plus ce qu'il était, et impulser une relativité dans ces perceptions, avait de quoi donner le tournis aux contemporains de Donne.

On peut affirmer que nous avons ici un sens particulier de la mondialisation, au sens que le monde lui-même, qui était le repère central de cette cosmogonie, devient un monde décentré, déplacé, perdant son statut de repère spatial ultime. Le fait que le repère central lui-même bascule pour n’être qu’un astre parmi d’autres, entraîna du coup, toute une série de remises en cause d’autres repères, parmi lesquels, les repères religieux (le pape, le roi, au centre, comme le soleil de la chrétienté) et sociaux, car la société féodale était aussi bâtie sur ces représentations de cercles concentriques, avec la monarchie et le seigneur comme pierres angulaires du système. Croire que toute la création ne gravitait pas seulement autour de notre bonne vieille terre mettait à plat de nombreux repères de la chrétienté et avait de quoi induire une peur panique dans les perceptions.

Oui, on peut imaginer le désarroi des contemporains du poète métaphysique Donne, angoisse répercutée dans son célèbre poème, Une anatomie du monde :


The sun is lost, and th'earth, and no man's wit
Can well direct him where to look for it.
And freely men confess that this world's spent,
When in the planets and the firmament
They seek so many new; they see that this
Is crumbled out again to his atomies.
'Tis all in pieces, all coherence gone,
All just supply, and all relation;
Prince, subject, father, son, are things forgot,
For every man alone thinks he hath got
To be a phoenix, and that then can be
None of that kind, of which he is, but he.
This is the world's condition now, and now
She that should all parts to reunion bow,
She that had all magnetic force alone,
To draw, and fasten sund'red parts in one…


En résumé de ces pertes de repères à la chaîne, Donne dit en substance : Tout est en miettes, toute cohérence volatilisée.
Il est intéressant, aussi, de noter que le poète Donne, en se faisant la caisse de résonance de cette perte de repères massive en Europe, trace une nouvelle voie en poésie occidentale, rompant avec ses prédécesseurs qui trop souvent puisaient leurs inspirations dans le patrimoine gréco-romain, pour lui redonner un ‘nouvel éclat’. Le monde de Donne, rappelons-le, avait connu la civilisation arabo-andalouse, Bacon, Descartes, Galileo… Des idées nouvelles, des confrontations de cosmogonies avaient trouvé un chemin dans les consciences.
Le poète imprégné de ces débats et de ces interrogations à l’aune des lumières se devait alors de discursifier les craintes et appréhensions de sa société et de son époque, et le résultat est une poésie débarrassée des références mythologiques surannées pour exprimer des interrogations liées aux changements de mentalités, aux rapports entre science et foi, à la place de l’homme dans un monde dont les repères anciens sont remis en cause par la raison.
Aussi, dans The Anatomy of the World : The First Anniversar, Donne engage l’«Âme » dans un travail de réinterprétation du choc héliocentriste formidable pour l’Europe. L’«Âme » est perdue dans un monde dans lequel les repères fluent, le rendant méconnaissable, et elle y dépérit.
Donne, devant ces faits nouveaux, voulait que les humains s’engagent dans un travail de restitution du sens à donner à ce monde changeant, expliquant que « l’adhésif » qui tenait les diverses composantes du monde s’estompait alors que le monde entier devenait apathique. Ce liant était perdu avec l’«Âme ». Donne appela donc ses contemporains à réaliser une lecture commune du « nouvel ordre mondial », traçant pour le poète une fonction de vase communicant, mettant le passé en relation avec l’avenir.

Certes ce que nous vivons actuellement, du moins en ce qui concerne les causes de cette « perte de repères », n’est pas de l’ordre de l’avancée des sciences ou de la raison face à l’obscurantisme, mais de la globalisation marchande qui est en train de nous amener à remettre en cause des paradigmes déterminants, poussant les individus à adopter d’autres attitudes ou stratégies pour s’y retrouver. Le mot régression est souvent repris dans divers domaines de la vie… Il n’en demeure pas moins que la place du sens est centrale dans cette appréhension du monde globalisé. En effet, face à la standardisation des goûts, des marques, des désirs, avec pour corrélat, l’argent comme valeur-étalon, un malaise persiste et la question de repères est d’actualité. Cela nous incite à penser que l’expérience de Donne pourrait nous donner matière à réflexion et des armes pour affronter la situation actuelle.

Devons-nous nous accoler à une anatomie du monde actuel ? De nombreux livres et études ont exploré et explorent ce champ.
Il me semble que cela est d’autant plus nécessaire que les repères traditionnels sont soumis aux coups de boutoir des globalisateurs qui utilisent le langage des médias et des nouvelles technologies pour promouvoir leurs objectifs.
A tel point que nous pouvons affirmer vivre dans une réelle situation d’anomie du monde.
L’anomie (défini sommairement du grec comme « sans loi » ) est un concept proposé, comme vous le savez, par Emile Durkheim, qui décrivait un état de perception de perte de repères dans un espace sans normes, proche d’une situation d’anarchie.
A la fin du 19ème siècle, Durkheim travaillait sur l’anomie en constatant des revers de fortune économiques, un décalage entre l’ordre économique, les théories idéologiques et les valeurs… Un air déjà entendu, assurément. Il souligna que la religion est importante dans un tel désordre des sens, car elle propose un espace de solidarité qui fait défaut à l’individu anomique, coupé des liens (« adhésifs ») traditionnels, guetté par la dépression, voire le suicide.
En raison des interrogations sur le monde actuel, subissant moult remises en cause, perçu comme illisible, je me permettrai un jeu de mots : il nous faut, comme Donne, procéder à une anatomie de l’anomie du monde.
Car c’est un travail sur le sens qu’il faudra remettre sur l’établi, afin que les marchandisations ne balaient pas des valeurs qui ont toujours constitué l’"adhésif" permettant aux sociétés humaines de ne pas sombrer face au tout-matérialisme et à ses batteries de mots répondant aux mots d’ordre du marketing-roi.
D’autant plus que le travail, ce repère central de plus en plus mis à mal, du fait des flux de main-d’œuvre et des délocalisations, rappelle ce que Durkheim avait déjà constaté en analysant la prévalence de la division du travail (de plus en plus globalisée) durant la Révolution Industrielle, et ses effets sur l’individu : la généralisation des poursuites des fins égoïstes au lieu de la réalisation du bien du plus grand nombre.
Aussi, une transversalité entre nos grilles d’analyse est, d’emblée, une démarche à adopter, pour comprendre pourquoi « toute cohérence » semble être partie, et que «tout est en miettes», pour citer Donne, alors que le globe semble être le nouveau centre de nos préoccupations…


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