Il y a des idées, des notions, des images que l’on associe volontiers à une culture, une société ou une époque plutôt qu’à d’autres, comme signe d’une identité, d’une particularité ou d’une curiosité. Ainsi, l’agora pour la Grèce ancienne et ainsi de suite. L’arbre à palabres colle à l’Afrique noire comme le bleu au ciel des jours de grand soleil. Cette notion ne va pas cependant sans deux autres, plus ou moins reçues, auxquelles elle est liée indissolublement.
1. Les sociétés africaines sont des sociétés consensuelles.
2. Les sociétés africaines arrivent à ces consensus par la délibération. Ou plus exactement au terme de longues délibérations. Il se dit aussi que c’est sous un arbre tutélaire que les assemblées délibérantes se tiennent généralement. Il y a à boire et à manger dans tout cela. Et il importe de faire un travail d’élucidation, de tri et de critique pour cerner la réalité et la valeur exacte de cette notion.
Il convient de commencer par reconnaître et dire que la palabre est à la fois catégorie du sérieux et catégorie du futile. Il faut même noter que dans de nombreux cas, elle est évoquée de manière péjorative comme pratique de la parlote, propre à des sociétés désoeuvrées, peu enclines au travail et plus aptes à noyer le traitement des questions sérieuses dans des bavardages sans fin plutôt qu’à les prendre à bras le corps. Dans la littérature coloniale ou ethnologique, se rencontrent souvent de telles caractérisations. Et c’est un fait que les espaces publics de rencontre et d’échanges dans les villages africains ou ailleurs sont davantage des places à « ragots » que des lieux de délibération véritable. Pourtant, comme catégorie du futile, elle ne manque pas d’intérêt. Rien ne justifie que soit digne d’être pris en compte seulement ce qui est sérieux. Justement parce que l’arbre à palabres au sens où on l’associe à une valeur éminente de la société traditionnelle, n’est pas réductible à la « place publique », il faut reconnaître à cette dernière son rôle et sa fonction propres. La place publique, « place à ragots » dans une société hiérarchisée, organisée autour de statuts et de rôles différenciés dans l’espace villageois type. Si elle est souvent assimilée à un lieu de dissolution des normes et des valeurs, c’est parce que la parole qui y circule n’est soumise à aucun contrôle. C’est un espace d’émancipation ainsi que la terminologie dans des langues africaines comme le peul et le wolof le confirment. En effet, une des étapes d’intégration de l’individu dans la société des adultes consiste à reconnaître à l’adolescent le droit et le pouvoir de fréquenter l’espace public, précisément celui où les athlètes s’affrontent dans les combats de lutte traditionnelle, celui où s’organisent les fêtes communes, celui où nuitamment peuvent se rencontrer garçons et jeunes filles. On peut reprendre ici à bon escient cette réflexion de Michel Cartry à propos de ce qu’il appelle la question du village : « Pour advenir à l’existence d’être de village on ne peut échapper à la nécessité d’intégrer à son propre corps, cet autre corps qui est le territoire villageois » (1). En d’autre termes, on ne peut prétendre à la dignité d’un homme fait si l’on n’a pas l’expérience de l’espace à la fois physique et culturel du village : ses lignages et ses normes (ordre de la différenciation et de l’ordonnancement des statuts), de même que ses limites et la distribution de ses espaces, parmi lesquels celui de la place publique. Qui n’a pas affronté la spécificité de la place publique, qui n’a pas couru le risque de l’englobement dans l’indifférenciation de la place publique, qui n’a pas échappé à la possibilité de perdre ses repères, ne peut mesurer la valeur de l’identité de soi.
Aussi, comprend-on que la parole qui circule dans l’espace et le temps de la place publique soit assimilée au « vent » dans beaucoup de langues africaines pour dire la légèreté qui caractérise un exercice et une pratique du bavardage et de la confusion, condition d’une certaine normalité ou d’une normalité certaine.
La parole qui fait de l’arbre à palabres une instance et une institution, ainsi qu’une valeur sociale et une valeur universelle éminentes est celle qui élève cette pratique à la catégorie du sérieux. Comme quoi toute parole n’est pas bavardage et confusion. Dans une certaine mesure, c’est une affaire de circonstance et de déontologie. Le silence « circonstancié » comme aussi les « paroles appropriées » dans les rites par exemple, donnent une idée de l’importance que revêt la nécessité d’apprécier le lieu et le temps de la parole. Alors, pourquoi l’arbre à palabres est-il spécifique ?
L’on aura noté que l’usage de cette expression a imperceptiblement glissé de la focalisation sur l’arbre à l’anthropologie du dialogue comme source et moyen de l’accord entre protagonistes. Il n’est pourtant pas indifférent de rappeler la sémantique du terme « arbre » dans de nombreuses langues africaines. Elle renvoie à la fois à la signification d’un être appartenant au règne végétal et à la signification de remède ou médicament.
Est-ce seulement parce que la pharmacopée africaine est largement dominée par le recours aux plantes, aux feuilles et aux composantes de l’arbre que, par assimilation, l’arbre a été sélectionné comme lieu « approprié » d’une certaine prise de parole ? La symbolique ne manque pas d’intérêt même si quelqu’un peut objecter qu’en fait ce sont les autres attributs de l’arbre qui lui confèrent une telle fonction. A l’importance de l’ombrage dans ces climats à fortes et fréquentes canicules, il faut ajouter la situation géographique de l’arbre destiné à recevoir de telles assemblées en général. De même, on peut se douter que le tamarinier, le figuier, le baobab, le rônier ou le caïlcédrat affecté à la palabre doit sûrement représenter dans la mémoire du groupe un schème propre à favoriser la fusion des sentiments et des idées, un symbole pour la perpétuation des actes primordiaux ayant donné sens à l’ordre villageois.
Cela dit, et pour la raison qui vient d’être indiquée, il faut prendre au sérieux le sens de pharmakon. Qu’est-ce qu’un remède (au sens de ce qui soigne, qui guérit d’un mal) peut avoir comme rapport à la parole? Comme la cuisine, c’est un dosage, un mélange d’éléments divers qui donne un objet nouveau, synthèse de tous les autres et donc différent de chacun pris isolément. Ce dosage, qui tient du bricolage tout en étant un art à part, permet de comprendre pourquoi les bambaras désignent la parole d’un certain genre sous le nom de « so », terme que si joliment Geneviève Calame-Griaule a traduit par « parole tissage ». Tout le monde sait combien l’art du tissage est une technique d’assemblage et de combinaisons dont le produit final suppose une longue élaboration. Ce n’est pas pour rien que cette parole là est assimilée au tissage, car comme celui-ci, le sens n’en est dévoilé que progressivement, au terme d’une gestation plus ou moins longue.
Sous ce rapport, la palabre est effectivement délibération et dévoilement patient et soutenu de ce qui au départ est seulement postulé, mais à l’état de problème. Que par-dessus le marché se rencontre dans un adage wolof l’expression « L’homme est le remède de l’homme », voilà qui corse l’affaire et prouve que le pharmakon est non seulement dans les vertus de la plante mais également dans ce qui fait le propre de l’homme. Et cela ne peut être que le logos : la parole est ce par quoi un homme peut se mesurer, à savoir un autre homme. La palabre est de ce point de vue mesure de l’homme.
Il faut ajouter, pour ne pas sombrer dans des clichés et des idées reçues, que la « parole tissage » ne revêtirait pas toute sa signification si l’unanimisme était de rigueur et en toute circonstance. C’est justement parce que la conflictualité est irréductible dans les rapports sociaux et entre les opinions, que la « parole tissage » est une technique vouée à une fin donnée. Pour réduire les écarts, rapprocher les points de vue, la palabre fait office d’aiguille qui raccommode les pièces éparses d’un assemblage nécessairement difficile au départ. Sous ce rapport, si l’homme est le remède de l’homme, c’est parce que le pharmakon ici bricolé, est destiné à soigner non le corps mais l’âme, l’esprit. Le pharmakon est logos en ce qu’il ajuste l’homme à l’homme en ajustant les opinions, les paroles éparses et divergentes par la magie et l’art du tissage.
Dans la société traditionnelle sénégalaise, le Ñeño est ce citoyen investi du savoir-faire et du pouvoir de raccommoder, réconcilier ; il sait faire du pouvoir de rapprochement et d’entente une œuvre d’art. C’est un maître de la parole dont le travail peut précéder ou accompagner les assemblées délibérantes.
Il y a donc un ordre de la parole propre à l’arbre à palabres. En d’autres termes, ce qui caractérise l’arbre à palabres, c’est qu’il est un modèle de recherche et de prise de décision.
Il est motivé, organisé et voué à dire comment et qui est habilité à prendre une décision concernant en général l’ensemble du groupe social.
En examinant de plus près ce modèle de prise de décision, on s’aperçoit qu’en définitive il est tout aussi praticable sous un arbre, autour d’une table ou dans une grande enceinte. C’est un modèle que l’on a souvent opposé au modèle réputé propre aux sociétés occidentales caractérisées par un type de démocratie où c’est plutôt une majorité qui décide contre une minorité, en lieu et place de tous. L’opposition entre modèle de démocratie majoritaire et modèle de démocratie consensuelle met en exergue tout l’intérêt de l’ordre de la parole relatif aux délibérations du type arbre à palabres.
D’abord, l’enquête historique et anthropologique montre que ce modèle se rencontre aussi dans d’autres sociétés non occidentales, comme par exemple les cultures asiatiques sous des modalités qui ne renvoient ni à la réalité ni à l’image de l’arbre. Ce constat constitue un argument de taille pour la prise en compte de la diversité et du pluralisme dans la recherche commune d’une construction de l’universel.
Ensuite, de ce qui précède découle que si en Afrique, l’arbre à palabres fut et demeure à la fois une réalité et une métaphore, aujourd’hui c’est à la richesse et à la portée de cette métaphore qu’il faut prêter le plus d’attention, en ce que, comme toute métaphore, elle recèle une puissance d’extension qui englobe et dépasse le cas particulier où elle s’origine. La métaphore de l’arbre a des usages nombreux mais tous renvoient souvent à l’idée d’unité, de pluralité et de vie. Communauté de vie et sagesse. Pour s’en convaincre, il suffit de voir comment la temporalité propre à l’ordre de la palabre est en conflit avec celle de l’efficacité mécanique ou électromagnétique dont la caractéristique principale est de vaincre la distance par la vitesse. Temps long et temps court ont quelque chose à voir avec les modalités de prise de décision. Dans son livre Du contrat social, Rousseau distingue deux modes de prise de décision selon qu’on est dans l’élaboration des lois ou dans celle des affaires. Il est symptomatique que pour ces dernières il estime qu’il suffit d’une majorité d’une seule voix pour trancher, tandis que pour l’adoption des lois il faut chercher l’unanimité. Cette différence de procédure repose sur le degré de gravité et sur le degré d’urgence des questions à traiter : les affaires n’attendent pas, c’est le temps de la célérité et de la majorité mécanique. En revanche, la survie de la communauté appelle des délibérations plus longues. Et cela doit être vrai aussi bien pour la communauté nationale que pour la communauté internationale, ainsi qu’on peut le voir à propos de questions graves de notre époque comme, par exemple, les droits humains, le réchauffement de la planète ou la gestion de certaines ressources qui se raréfient.
Notes:
(1) Michel CARTRY, Du village à la brousse ou le retour de la question. La fonction symbolique – Essai d’Anthropologie NRF, Gallimard, 1978.
(Le présent article a également donné lieu à une synthèse, que vous trouverez dans le Dictionnaire Critique à l'entrée suivante : Arbre à palabres)