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Date :  2006-09-28
langue :  Français
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Compte-rendu de la table ronde n°2 : "Les régions face à la perte des repères culturels et identitaires"

"Les régions face à la perte des repères culturels et identitaires"

(28 septembre 2006, thème de l’après-midi : "Régions, identités et diversité culturelle")

Source :  Christine Ramel


Face aux défis de la "perte des repères culturels et identitaires", cette table ronde explore diverses échelles territoriales, des réalités d’un archipel et de l’Afrique nées de la colonisation à des identités régionales fortes héritières d'une histoire et d'une culture, en s'interrogeant sur les différentes formes d'organisation des espaces régionaux dans la construction des identités territoriales.

Identités et régions en Afrique : le concept d’ "ivoirité"

Pour Tanella Boni, écrivain, philosophe et professeur à l'université d'Abidjan en Côte d'Ivoire, la quête identitaire est un défi que se lancent depuis des décennies les pays africains aux prises avec des difficultés d'ordre économique et politique en période de mondialisation. Observant que les recompositions identitaires en Afrique sont marquées par l'héritage colonial, avec un tracé des frontières étatiques qui s'est fait de manière arbitraire, à Berlin en 1885, au profit des puissances colonisatrices sans tenir compte des cultures, religions ou langues existantes, elle souligne que si la recherche d'une certaine authenticité est présente chez certains États qui ont eu le désir de réagir après l'indépendance, les identités peuvent être manipulées et la quête identitaire peut avoir des conséquences contraires (guerres, chasse à l'étranger, instrumentalisation de la culture à des fins politiques). Ainsi la quête provoquée de toutes pièces par une longue histoire coloniale comme dans l'Afrique des Grands Lacs où, "l'ethnicisation" du débat a contribué au génocide du Rwanda.

Dans une Afrique aujourd'hui de plus en plus morcelée, victime des effets pervers de la mondialisation, de la fuite et de l’exode des populations, cet attrait de l’ailleurs peut d'abord s'expliquer de la part des États et des régions (au sens d'ensembles linguistiques, unités géographiques ou de religion, désorganisées par la colonisation et l'indépendance), par un manque de vision et une absence de politiques culturelles. Les quêtes identitaires des peuples nomades, des Peuls ou des Touaregs, représentent des types de résistance à la globalisation. Comme le concept d’ivoirité, au départ conçu par un groupe d’intellectuels en quête de racines, mais dont le risque, depuis que le mot s'est imposé publiquement comme désignant "un ensemble de données socio-historiques, géographiques et linguistiques" qui permettraient de reconnaître un citoyen de Côte d'Ivoire, est de venir conforter des pratiques tendant à distinguer l'identité des "autochtones" des "étrangers". Pour que les langues et les cultures puissent rassembler dans les régions là où les États divisent par les frontières et les idéologies, la régionalisation de l’éducation pourrait peut-être résoudre la tension entre l'universalisation et le repli sur soi.

L’invention d’une langue visuelle catalane pendant le premier tiers du 20ème siècle

Le rôle des racines culturelles dans l'évolution d'une identité régionale est également au centre du modèle historique appliqué à la Catalogne par Madeline Caviness (2), Professeur d'art et d'histoire de l'art (Tufts University, États-Unis), pour illustrer la recréation d'une tradition culturelle par un langage artistique contemporain. Due à un groupe d’artistes catalans, tels les peintres Pablo Picasso et Joàn Mirò, ou l'architecte Antonio Gaudi, l'invention d'une langue visuelle catalane au début du siècle s'inspirant des arts romans de la région a été non seulement à l'origine de la recréation d'une tradition culturelle s'étendant jusqu’à la création du grand tableau "Guernica" dans les années 1930, et même à l’achèvement en cours de l’église Sagrada Familia, mais au centre d'une stratégie de résistance à une destruction politique délibérée. Région autonome dès le 10ème siècle, la Catalogne a abordé le 20ème siècle avec des droits spécifiques en matière de langue, de culture ou de législation supprimés sous la dictature du général Franco. A la fin de son intervention, M. Caviness s’interroge sur la manière dont cette stratégie de survie culturelle, élaborée dans un contexte de crise précis, va répondre aux nouveaux défis posés par les processus contemporains de mondialisation.

Après s’être intéressé aux différentes formes d'organisation des espaces régionaux et à la question des héritages, le débat s'est orienté également vers le rôle de l’État dans la construction de l'État-nation, évoqué en introduction par le modérateur Edgar Montiel, Chef de la section Culture et Développement de l’UNESCO à Paris. Comment l’idée d’un État national et centralisateur, avec son lot de mesures arbitraires, comme l’élaboration d'une langue nationale qui en symbolise l'unité, ou la formation d'une identité territoriale au détriment de la reconnaissance d'autres identités, peut-elle être revisitée ?

La mise en place d'une politique interrégionale en faveur de la langue occitane

Entre régionalisation et globalisation, l'échelle interrégionale doit être retenue pour la défense de l'identité occitane, plaide David Grosclaude, président de l'Institut d'Estudis Occitans et rédacteur en chef de l'hebdomadaire occitan La Setmana (France). Pour lui, la mise en place d'une politique interrégionale permettrait de coordonner le travail de sept régions et plus de trente départements en France qui ont en partage cette langue, dont la particularité est d'être la plus pratiquée mais aussi la plus morcelée sur le plan géographique. Si les difficultés sont grandes au regard des particularités françaises et notamment de la décentralisation, les régions peuvent jouer un rôle très important. Certaines ont commencé à le faire ainsi que quelques départements, mais les écueils sont nombreux à commencer par les compétences dont sont privées les collectivités en matière linguistique, les moyens financiers et les blocages légaux et constitutionnels. La question qui se pose aux régions françaises est la possibilité de disposer d'outils législatifs concrets pour développer la diversité culturelle, telle qu’elle est promue par la Convention Unesco sur la diversité culturelle.

La région comme "entre-deux" : pour un monde devant se penser dans une poétique de la relation

La question du rôle des régions est abordée du point de vue d'une entité culturelle porteuse d'une pluralité d'identités par l'écrivain Khal Torabully, poète et réalisateur originaire de l'Ile Maurice, île souvent présentée comme territoire exemplaire de la diversité culturelle, avec une pluralité de langues, de religions et de cultures sur un petit territoire. Le contexte de mondialisation a bouleversé les règles, et a mis en en évidence l'émiettement des consciences, l'écroulement de modèles précédents et la nécessité d’en inventer d’autres. Les constructions d'identité nationales ou régionales, qui sont avant tout culturelles, sont confrontées à ces bouleversements de repères après le 11 septembre 2001, et l'exemple de la dernière guerre du Liban illustre les difficultés d'un État à vivre la diversité culturelle, et comment les identités peuvent être "meurtrières" (Amin Maalouf). Dans ce télescopage des cultures, l'auteur vivant dans la région Rhône-Alpes, considère la région comme une articulation, un entre-deux possible entre une identité ancrée dans un terroir, puis élargie en région, elle-même composée d'une pluralité d'identités locales. La région donc comme mise en relation entre des espaces. Face à une perte de repères et des réponses à y apporter, cette dialectique régionale peut impulser une dynamique de la diversité.

Patrimoine régional et diversité culturelle

A la question des identités culturelles qui seraient des cultures régionales, des entités définies à propos desquelles on ne peut faire seulement appel qu'au passé, Jean Guibal, directeur de la conservation du Patrimoine de l’Isère, oppose des entreprises de légitimation ayant un caractère excessif, alors que quantité de paramètres entrent en compte dans l'identité. Les caractères originaux des cultures locales peuvent faire ressurgir ces morceaux d’identités qui seront des repères dans lesquels les patrimoines (immatériels, matériels) jouent un rôle majeur. Les patrimoines contemporains sont ainsi irrigués par les immigrations, à Grenoble par exemple avec la présence des communautés italiennes ou maghrébines.

Epinglant les paradoxes d'une nation qui se veut aujourd'hui en première ligne pour défendre la diversité culturelle, quand elle s'est elle-même construite sur la négation de la diversité des cultures régionales, J. Guibal déplore l’affaiblissement des États-nations, en faisant le constat symptomatique du centralisme français et de son jacobinisme, à propos notamment des politiques patrimoniales dont l'État n’a pas décentralisé un seul aspect hormis l’inventaire général. Et d'insister sur le rôle primordial des acteurs culturels pour faire vivre la question de la diversité culturelle. Le travail sur la mémoire, sur l’histoire et sur les témoignages matériels et immatériels transmis par les générations précédentes peut remplir la fonction d’un véritable apprentissage de la différence. Loin de toute acception folklorique, par delà des frontières nationales, les patrimoines régionaux offrent des possibilités de dialogue inédites et encore trop peu exploitées. Certes, des précautions sont à prendre, notamment face aux dérives identitaires ou aux revendications régionalistes ; mais la reconnaissance et la mise en valeur de ces richesses culturelles constituent un outil particulièrement efficace pour favoriser l’émergence d’une conscience collective de la diversité des cultures et du respect de l’altérité.


En conclusion, on retiendra avec E. Montiel que ces problématiques peuvent servir à repenser l'organisation des territoires et les nouveaux pactes républicains, à un moment où l'on assiste à une "compartimentalisation" des souverainetés. Et, en point d'orgue, le regard de CulturesFrance et de son directeur, Olivier Poivre d'Arvor, déplorant la faiblesse des ambitions des régions françaises à l’étranger, en particulier dans le domaine culturel, alors que d’autres pays se sont fortement organisés pour présenter leurs cultures régionales (en Inde ou au Brésil, notamment). D'où le souhait que les régions françaises soient plus présentes au niveau européen, face à l’organisation des Länder allemands ou des régions autonomes espagnoles.



Notes :

(1) Texte de l'intervention de Madeline Caviness : "The creation of a Catalan visual language in the first third of the 20th century: a strategy for cultural survival"


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