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Date :  2006-09-28
langue :  Français
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Le défi des régions : l’européisation différenciée. L’autre, la transnationalité de la culture et la recherche anthropologique

Ce texte est un papier préparé pour les Rencontres Interrégionales
« Régions et diversité culturelle : une dynamique européenne et mondiale »
(Lyon, les 28 et 29 septembre 2006)

Source :  Christoph Wulf


Européisation et mondialisation uniformisantes

Par « européisation », on entend une dynamique qui assimile de manière durable la société européenne, les différentes régions de l’Union européenne, les nations et les cultures locales. Cette dynamique est engendrée par le concours incontrôlé de différents éléments qui se développent dans le contexte particulier de la mondialisation. Cinq d’entre eux sont particulièrement importants :

- L’européisation de marchés financiers et de capitaux internationaux déterminés par des forces et des mouvements indépendants des processus économiques réels. Ceux-ci sont accompagnés de la disparition des frontières commerciales, l’augmentation de la mobilité des capitaux et le gain d’influence de la théorie de l’économie néo-libérale.

- L’européisation des stratégies des entreprises et des marchés qui sont des stratégies de production, de distribution et de réduction des coûts par les délocalisations.

- L’européisation de la recherche et du développement technologique accompagnée par l’élaboration de réseaux mondiaux, de nouvelles technologies d’information et de communication et l’extension de la Nouvelle Economie.

- L’européisation de structures politiques transnationales et la perte d’influence des États-Nations, le développement d’organisations et de structures internationales, tout comme l’accroissement de l’importance des organisations non - gouvernementales (ONG).

- L’européisation de modèles de consommation, styles de vie et styles culturels connaissent une tendance à l’uniformisation. L’augmentation de l’influence des nouveaux médias, du tourisme ainsi que l’européisation de modes de perception et de structures de conscience, le modelage d’individualité et communauté engendré par les effets de l’européisation, tout comme l’apparition d’une mentalité d’appartenance à une seul et même Union Européenne.

L’effet combiné de ces éléments crée un nouveau cadre de références pour la compréhension de l’esprit du temps, pour l’auto-compréhension de l’homme de nos jours et donc pour les évolutions culturelles du présent. Ce qui est ici caractéristique, c’est avant tout : 1) l’isolement de l’économique hors du politique, 2) la mondialisation et l’européisation des formes de vie, 3) l’accroissement de l’importance des images dans le cadre d’un « iconic turn ». Ces évolutions sont ambivalentes et nécessitent une analyse critique.
C’est en particulier l’isolement de l’économique hors du politique qui aboutit à des évolutions sociales et culturelles indésirables. Les possibilités pour les citoyens de participer aux décisions influant sur le développement de politiques économiques et capitalistes se minimisent. Ceci débouche sur des iniquités sociales qui elles-mêmes entraînent des iniquités politiques. Une analyse idéologique critique de ces développements permet de dégager l’ambivalence de l’ européisation et de la mondialisation. L’idéologie répandue de toutes parts selon laquelle la libération des marchés mène également à l’émancipation et à une augmentation de l’autonomie des individus n’est plus crédible. Derrière cette idéologie, c’est l’intérêt économique continu et servant l’intérêt pur et simple qui se fait jour.

L’ européisation et la mondialisation des formes de vie est une autre évolution ambivalente. Elle est accompagnée d’ une tendance à l’assimilation et à l’uniformisation qui vise à niveler les différences entre les régions d’Europe, les États-Nations, les diverses cultures. Ceci est fréquemment vécu comme une dévalorisation de sa culture et de ses valeurs et entraîne une attitude défensive, d’agression et d’hostilité. L’universalisation des formes de vie se retrouve face aux limites de sa capacité à s’imposer. La plupart des individus souhaitent vivre selon des formes de vie qui se sont développées au fur et à mesure et ne peuvent supporter qu’un certain degré de changement. Dans les formes de vies qui leur sont familières, c’est le sens de la vie et la sécurité qu’ils trouvent. C’est pour cette raison que l’ européisation uniformisante des formes de vie nécessite d’être complétée par une différenciation des formes de vie.

Les nouveaux médias jouent un rôle important dans cette évolution. C’est par leur moyen que le monde européen et non-européen est transformé en images et rendu accessible de n’importe quel endroit à n’importe quel moment. C’est sous la forme d’images et de sons que les informations et perspectives du monde sont accélérées et deviennent accessibles presque simultanément et de manière ubiquitaire. Le philosophe allemand Martin Heidegger avait déjà pressenti dans les années 1930 cette évolution quand il émettait la supposition que le monde allait devenir image et que l’homme lui ferait face, sans patrie. Ces processus de mise en image et d’abstraction s’accroissent toujours plus et aboutissent au changement des formes de perception du monde et de soi.

La prédominance d’une économie européenne et mondialisée sur le politique et le social, l’ européisation des formes de vie et la mise en image croissante de l’expérience du monde ont en Europe pour effet des évolutions qui entraînent également, de par la transformation du monde du travail, la réduction de l’importance des États-Nations, le rapprochement et l’interpénétration des cultures, de nouvelles conditions d’éducation et donc des changements intenses :

1) A la suite de la division transnationale du travail et des nouvelles stratégies mondiales de production et de distribution, il n’y a plus suffisamment de travail pour tout le monde, et c’est la cas surtout avec les emplois non qualifiés. Même l’espoir fondé sur la transition d’une société de travail à une société dominée par le secteur tertiaire ne peut y remédier. Les sujets sociaux ne trouveront plus le sens de leur vie dans le travail. C’est pourquoi il faut faire en sorte qu’ils puissent le trouver ailleurs. Il va presque de soi que l’éducation joue un rôle capital. Mais il faudra abandonner l’idée qu’une formation destine à un métier précis et favoriser le développement de capacités telles que la coopération et l’innovation, la réflexion et la performance, la compétence interculturelle et enfin, développer les médias. Dans ce contexte, l’éducation non seulement est responsable de la transmission de connaissances spécifiques à l’individu, mais elle doit aussi contribuer au développement de ces capacités qui lui permettent de mieux gérer des domaines qui n’ont pas de lien avec le monde du travail. Pour mieux gérer la vie et le travail, tous deux rendus plus complexes par la mondialisation, il est donc nécessaire d’investir davantage dans le domaine de l’éducation.

2) La réduction de l’importance des États-Nations. Si l’État-Nation, en tant que territoire distinct des autres pays européens, a jusqu’à présent encouragé la culture et l’éducation nationale, la mondialisation entraîne peu à peu une réduction de son importance et l’apparition de nouvelles formes d’éducation. Cette perte de souveraineté des États-Nations a plusieurs causes. Premièrement, les commissions européennes supranationales prennent à leur place un nombre toujours plus grand de décisions. Les États-Nations y participent, certes, mais ne les prennent plus tout seuls. Le fait que ces décisions soient prises de manière coopérative est positif pour les États-Nations, dans la mesure où elles peuvent avoir un impact en Europe, voire dans le monde entier. Deuxièmement, les groupes multinationaux réduisent le pouvoir des États-Nations car ils les mettent en concurrence les uns avec les autres. Ainsi développent-ils leurs produits dans les pays technologiquement très avancés, payent des impôts dans les pays où les impôts sont les moins lourds alors que la production a lieu dans les pays à petit salaire. La destruction des emplois entraîne pour les États-Nations des dépenses supplémentaires pour dédommager les chômeurs, alors qu’en même temps se pose le problème du financement de ces dépenses publiques, puisque les multinationales payent leurs impôts dans un autre pays. Cette stratégie permet aux multinationales d’augmenter leurs bénéfices, tandis que les États-Nations manquent de moyens pour investir dans l’éducation, la santé et le domaine social. Ils auront donc de plus en plus de difficultés à assumer leurs tâches traditionnelles et risquent de ne plus pouvoir remplir leur devoir d’intégration.

3) La mondialisation et l’européisation rapprochent les différents pays d’Europe et permet aux Européens de connaître de nouveaux espaces culturels et sociaux, qui ne correspondent plus aux territoires nationaux séparés par des frontières. Relativement peu de temps et d’argent suffisent de nos jours pour franchir d’énormes distances. Les images, les discours et le tourisme de masse nous rapprochent de ce qui est loin. L’ordre traditionnel de l’espace, du temps, du lointain, de la proximité, de l’inconnu et du familier est brisé. L’Europe se compose plutôt de plusieurs centres culturels et économiques ainsi que de politiques régionales qui ont tous un certain impact dans le domaine de la technologie, des finances, des médias, des images et des débats internationaux.


Vers une européisation différenciée dans les régions d’Europe

Malgré quelques évolutions inverses, la contrainte à l’universalisation dans les processus d’européisation de l’économie, des marchés financiers, des technologies, des médias tout comme des formes et pratiques de la vie humaine, est persistante. Pourtant, une européisation nivelant les différences entre les diversités culturelles et les formes de la vie quotidienne n’est pas judicieuse. C’est pour cela qu’il est nécessaire d’apporter, au sein du processus d’européisation, un soutien aux éléments qui encouragent la diversité culturelle et les évolutions sociales. Ce n’est pas une européisation uniformisante, mais une européisation différenciée qui est donc le devoir de l’avenir. C’est seulement si celle-ci est réalisée que la lutte pour l’hégémonie, et avec celle-ci, la violence dans des contextes internationaux, régionaux et locaux, peut être évitée. Mais comment peut avoir lieu une telle correction de la contrainte d’uniformisation de la dynamique d’européisation dans le cadre de la mondialisation ? Et comment peut-on éviter une prédominance de l’économique sur le politique ? En dernière conséquence, ceci relève du domaine de la politique internationale. Mais celle-ci, seule, n’est pas assez puissante. Ce qu’il faut, c’est une opinion publique véhiculant la conception d’une européisation différenciée consciente des conflits mondiaux. Les recherches des sciences culturelles jouent un rôle important dans la quête d’alternatives à l’européisation universalisante. Les médias et le système scolaire et éducatif occuperont une place prépondérante pour la prochaine génération car ils permettront l’ancrage des conceptions d’une Union européenne différenciée.


L’Européisation et la mondialisation : le défi de l’Autre

Dans cette dynamique universalisante, il s'agit de renforcer l'Autre, à savoir la particularité dans les diverses cultures. Au lieu de concevoir la culture comme une unité mentale de valeurs, il vaut mieux voir en elle un ensemble de différences profondes, une pluralité de modes d'appartenance et d'être, comme une multiplicité en profondeur. C'est une compréhension de la culture comme issue d'expériences de décentration du monde et de la fragmentation culturelle. Une telle manière de voir contribue à développer moins de réactions négatives et agressives à l'égard de l'étranger et de s'ouvrir à son altérité. La place faite à la différence est une condition préalable à la genèse d'une conscience interculturelle. La voie ne peut être ouverte à la compréhension, la sympathie et la coopération qu'une fois reconnue et acceptée la différence de l'Autre.
L'acceptation de l'Autre exige le dépassement de soi-même, dépassement qui, lui seul, permet l'expérience de l'Autre. Pouvoir vivre l'étrangeté de l'Autre présuppose que l’on soit disposé à faire en soi-même la connaissance de l'Autre. Aucun individu n'est une unité; chacun se compose de parts contradictoires dont chacune est source de désirs d'action. Rimbaud a formulé avec force cette condition de l'individu: "Je est un autre." En refoulant ses contradictions les plus immédiates, le moi tente certes de forger sa liberté, mais elle est sans cesse entravée par des pulsions hétérogènes et des injonctions normatives. L'intégration des parts bannies du moi à son auto-perception est donc une condition indispensable à l'acceptation de l'Autre.
La complexité du rapport entre moi et l'Autre tient à ce que le moi et l'Autre ne se font pas face comme deux entités fermées l'une à l'autre; bien plutôt, l'Autre concourt sous des formes multiples à la genèse du moi. L'Autre n'est pas seulement à l'extérieur, mais aussi à l'intérieur de l'individu. L'Autre intériorisé dans le moi rend plus difficile la relation avec l'Autre situé à l'extérieur. Cette constellation fait qu'il n'y a pas de point de vue ferme en-deçà ou au-delà de l'Autre. Dans de nombreuses expressions du moi, l'Autre est toujours-déjà inclus. Qui est l'Autre, et comment il est perçu, cela ne dépend pourtant pas que du moi. Les interprétations de soi que se donne l'Autre sont tout aussi importantes. Elles ne doivent pas nécessairement être homogènes, mais elles concourent à l'image que le moi se fait de l'Autre.
Si la question de l'Autre contient la question du soi et inversement, alors les processus de compréhension entre ces univers sont toujours des processus de thématisation du soi et d'auto-formation. S'ils réussissent, ils aboutissent à accepter la non-compréhension de l’Autre et induisent une étrangeté à soi. Au regard de la tendance des sociétés au désenchantement du monde et à la disparition de la dimension exotique, le risque existe qu'à l'avenir, dans leur monde, les êtres humains ne rencontrent plus que le même, et que leur manque la part étrangère grâce à laquelle, en termes de confrontation, ils peuvent s'épanouir. Si la perte de cette part étrangère fait peser un risque sur les potentialités du développement humain, alors sa préservation, c'est-à-dire l'étrangeté du familier et du soi, prend une grande importance. Les efforts visant à maintenir l'étranger dans l'intériorité de l'être et dans le monde extérieur seraient alors des contre-tendances nécessaires à un globalisme, facteur de nivellement des différences.
La conscience chez l'individu de sa non-identité constitue une prémisse importante de son ouverture à l'Autre. La confrontation avec des cultures étrangères, avec l'Autre dans la culture d'origine et avec l'étranger en soi-même doit permettre de développer la faculté de percevoir et de penser du point de vue de l'étranger ou de l'Autre. Changement de perspective où il s'agit d'éviter la réduction de l'autre à soi-même. C'est la tentative de mettre le soi entre parenthèses, de le voir et de le vivre du point de vue de l'Autre. L'objectif, c'est l'élaboration d'une pensée hétérologique, au cœur de laquelle se situe la relation entre le familier et l'étrange, le savoir et le non-savoir, la certitude et l'incertitude. Par suite du déclin des traditions, de l'individualisation, des tendances à la différenciation et à la mondialisation, beaucoup d'évidences premières de la vie quotidienne sont remises en question et exigent réflexion personnelle et sens de la décision. Pourtant, si cette évolution augmente les marges de manœuvre offertes à l'individu, elle ne lui assure pas plus de véritable liberté. L'individu n'a souvent d'espace de décision que là où il est sans pouvoir sur l'amont de la situation. C'est le cas, par exemple, dans les questions d'environnement où il peut sans doute prendre des décisions en fonction de sa conscience mais sans beaucoup d'influences sur les macrostructures sociales qui en réalité commandent la qualité de son environnement.
Dans ce monde qui devient de plus en plus impénétrable, l'insécurisation de l'individu s'accroît : il doit entretenir sa différence avec l'Autre - une situation qui fait de l'incertitude et l'insécurité des caractéristiques essentielles de la vie sociale. Celles-ci trouvent leur origine dans tout ce qui est extérieur à l'individu, d'une part, dans son monde intérieur, d'autre part, et, en fin de compte, dans l'interaction entre intériorité et extériorité. Face à cette situation, les tentatives ne manquent pas de proposer des pseudo-certitudes pour rendre supportable cet état d'incertitude. Elles ne sont pourtant d'aucun secours à ceux qui voudraient retrouver l'ancien sentiment de sécurité. Leur valeur est relative, ne s'affiche le plus souvent qu'à la suite d'interdits de toute alternative. Ces exclusions dépendent de la constitution psychosociale de l'individu, d'une part, et des structures sociales des rapports de forces, d'autre part, ainsi que, tels qu'ils en résultent, des processus de valorisation et de dévalorisation des valeurs, des normes, des idéologies et des discours.
Avec la pluralité des visions de la réalité des conceptions scientifiques, l'expérience de la différence devient un moment déterminant dans la production du savoir individuel et collectif et dans son utilisation. C'est elle seule qui permet l'expérience de l'Autre, sans laquelle aucune construction productive n'est possible dans les rapports avec des cultures étrangères. Dans ces expériences, la relation à la contingence joue un rôle décisif. Est contingent ce qui pourrait être autrement. Est contingent ce qui, dans la planification, est reconnu comme hors d'emprise, ce qui tient du hasard mais sur quoi l'agir peut peser. Par contingence, on désigne donc un champ de possibilités ouvertes. Espace où deviennent contingents ces événements qui surgissent parfois dans le sillage de nos actions sans que rien ne nous ait préalablement indiqué comment ni pourquoi ils se produisent ainsi et non pas autrement. Cette conception de la contingence peut être lue comme une description de l'expérience contemporaine de la réalité telle qu'elle inclut le rôle constitutif de l'Autre. Le vivre avec l'Autre est vivre avec des contingences, et ses limites de planification. Les résultats en sont partiellement aléatoires, et demeurent donc imprévisibles. Or c'est précisément de telles contingences qu'émergent de nouvelles possibilités d'expérience de l'autre et de soi ouvrant des horizons jusque-là insoupçonnés. Au cours de ces processus émerge une conscience des virtualités qui induit un nouveau type de relation avec l'Autre.
Le discours sur l'Autre rend attentif aux limites des approches psychologiques, épistémologiques et culturels qui coïncident avec l'égocentrisme, le logocentrisme et l'ethnocentrisme. Même s'il a semblé un moment possible de percer le mystère de l'Autre, ce sentiment ne s'est pas confirmé. Au sein même du quotidien bien connu et familier, les objets, les situations et les êtres nous deviennent étrangers. Les valeurs espérées de sécurité et de familiarité des conditions de vie deviennent problématiques. Sans doute la stratégie qui consistait à effacer l'Autre en voulant le comprendre a-t-elle contribué à mieux connaître beaucoup d'univers étrangers : des valeurs de sécurité et de familiarité se sont substituées à l'incertain et au menaçant. Mais cette sécurité n'est souvent qu'une apparence ; à son revers et sur ses marges, l'insécurité et le danger n'ont pas diminué. Le geste qui consiste à se rendre le monde familier n'a pas comblé les attentes fondées sur lui. Au fur et à mesure que s'étend le monde connu, l'inconnu prend de l'ampleur. L'extension du savoir ne permet pas de réduire la complexité des contextes de vie. Plus s'étend le savoir sur ces structures et ces phénomènes, plus s'accroît aussi le non-savoir, qui réapparaît toujours, désignant leurs limites aux savoirs et aux possibilités de souveraineté d'un agir humain fondé sur eux. L'Autre se trouve souvent réduit au Même, sans être pour autant dépassé. Il s'articule au cœur et aux limites du connu, exigeant d'être pris en considération.
Beaucoup d’auteurs ont décrit en détail les processus de construction du sujet moderne et l'émergence de l'égocentrisme. Des "technologies du soi" sont utilisées pour former des sujets. Beaucoup de ces stratégies se réfèrent à des représentations d'un soi clos sur lui-même, le sujet étant au centre de l'agir, susceptible de mener une vie et d’élaborer une biographie autonome. Les effets secondaires - et involontaires - de ces tendances à la construction d'un sujet autarcique sont multiples. Il n'est pas rare qu'en œuvrant à s'instaurer de lui-même, le sujet échoue dans cet acte même. L'autodétermination et le bonheur escomptés d'un agir autonome sont contrés par d'autres forces, rebelles à ces exigences. L'ambivalence de la construction du sujet se manifeste au niveau de l'égocentrisme qui lui est inhérent : il lui sert, à la fois, de stratégie de survie, d'appropriation, de pouvoir, et de stratégie de réduction, de nivellement. Centrée sur les forces du moi, la tentative de réduire l'Autre à l'utilitaire, à sa fonctionnalité et à sa pure disponibilité semble avoir, à la fois, réussi et échoué. Pour les relations à l'Autre, il en résulte un nouvel horizon, un nouveau champ d'investigation.
Le logocentrisme a poussé à percevoir et ré-élaborer dans l'Autre uniquement ce qui est adéquat à la raison. Ce qui n'est pas susceptible de raison et n'en épouse pas les formes, n'est pas pris en compte, se trouve exclu et dévalorisé. A raison le "comparse" de la raison. C'est également le cas pour la raison restreinte des rationalités fonctionnelles. Les adultes ont raison par rapport aux enfants, les civilisés aux primitifs, les bien-portants aux malades. En possession de la raison, ils revendiquent leur supériorité sur ceux qui, selon eux, disposent de proto-formes ou de formes aberrantes de la raison. Lorsque l'Autre se distingue du caractère universel de leur langue et de leur raison, il devient beaucoup plus difficile de l'approcher et de le comprendre. Nietzsche, Freud, Adorno et bien d'autres ont soumis à critique cette suffisance de la raison, et montré que les hommes et les femmes vivent aussi dans des contextes auxquels la raison n'a qu'un accès insuffisant.
L'ethnocentrisme a aussi contribué à pratiquer durablement l'asservissement de l'Autre. Beaucoup d’auteurs ont analysé les processus de destruction de cultures étrangères. Parmi eux : la colonisation de l'Amérique latine au nom du Christ et des rois chrétiens. L'anéantissement de ces cultures se confond avec la conquête du continent. Dès les premiers contacts, l'exigence leur est intimée de s'adapter et de s'assimiler, avec l'esclavage ou l'anéantissement comme alternatives. Dans un geste de dominateur, c'est l'identité du soi qui est imposée, comme si devait être créé un monde sans l'autre, sans l'étranger. Un entendement fondé sur une stratégie de pouvoir rend possible la destruction des peuples indigènes. Les indios ne saisissent pas que les Espagnols se comportent sans scrupules et dans un esprit calculateur ; qu'ils ne parlent que pour leurrer : les manifestations amicales n'expriment pas ce qu'elles donnent à croire; les promesses ne sont pas destinées à arrêter quelque engagement, mais à abuser l'Autre. Chaque action sert d'autres objectifs que ceux affichés. Une manière de traiter l'autre légitimée par les intérêts de la couronne, le mandat de missionnarisme de la chrétienté et l'infériorité des indigènes. La soif de l'or et les motifs économiques sont passés sous silence, évacués de l'image de soi et du monde.


Européisation différenciée ou les nouvelles formes de la transculturalité

La conception sur laquelle se base l’européisation universalisante est insuffisante. Considérer que les valeurs euro-centriques, normes, pratiques et styles de vie à la base même de ce concept pourraient être tout simplement mis à l’écart, n’est pas réaliste. Les valeurs et formes de vie euro-centriques initient bien plus des confrontations envers les cultures traditionnelles qui transforment dans ce contexte aussi bien les valeurs et formes de vie européenne que les cultures traditionnelles. Même si parfois tradition et modernité prennent des formes étranges de coexistence qui aboutissent à une cohabitation du différent et du contradictoire, la rencontre entre valeurs et formes de vie engendre pourtant souvent la violence. Celle-ci est d’autant plus intense que la dynamique de mondialisation et d’européisation ne tiennent pas compte des pratiques de vie et des valeurs d’autres cultures, ou bien tente de les niveler. Un concept de culture se basant sur une homogénéisation sociale, une consolidation des ethnies et une délimitation interculturelle n’est pas suffisant pour comprendre correctement ces processus d’assimilation culturelle. De même, une compréhension de la culture qui considère la « culture » selon le modèle de l’île et qui comprend par « éducation
interculturelle », un apprentissage entre des cultures fermées les unes aux autres ne suffit pas non plus. Au lieu de cela, on doit partir d’une conception de l’existence d’un réseau entre différentes cultures, réseau qui s’est développé historiquement, qui ne cesse de s’intensifier et qui rend aujourd’hui inopérante l’approche des cultures en termes nationaux ou ethniques. Les cultures du présent sont caractérisées par l’hybridation. On observe la tendance de chaque culture à considérer toutes les autres cultures comme des cultures analogues ou bien comme des satellites. Ceci est valable au niveau de la population, des marchandises et des informations. Dans le monte entier, vivent dans la plupart des pays des ressortissants de chaque pays du monde ; de plus en plus, les même articles (même ceux qui, à un moment donné, ont représenté l’exotisme par excellence) sont disponibles partout. En outre, les moyens de communication électronique rendent disponibles toutes informations de manière identique depuis n’importe quel point du globe . De même, il devient de plus en plus difficile de différencier clairement le propre de l’étranger. Ceci aboutit sur le fait que la plupart de nous prend part à plusieurs cultures qui nous marquent chacune d’une manière unique. Cette situation est aussi l’expression d’un écart croissant entre identité nationale et identité culturelle. Tout comme l’ont montré les réflexions sur l’Autre, il est important de percevoir ce qu'il y a d' "étranger" dans sa propre culture et ce que sa propre culture partage avec la culture étrangère, et de cette perception développer une perspective critique envers sa propre culture et la culture étrangère. Cette manière de voir permet également d’établir des connexions et des transitions entre différentes cultures. Vis-à-vis des limites que rencontre la compréhension entre différentes cultures, le développement de points communs pragmatiques entre les membres de différentes cultures gagne une grande importance. Jusqu’ici, on ne sait toujours pas si une mondialisation acceptant et encourageant les différences entraînerait à long terme une réduction de la diversité culturelle. Cependant, il est certain que de tels processus performatifs créant de nouvelles communautés contribuent aussi à une nouvelle diversité culturelle dans laquelle de nouvelles formes de points communs et de différences voient le jour.


Européisation et mondialisation : la critique de l’anthropologie historique culturelle

L’image de l’homme sur laquelle repose la mondialisation universalisante se base sur celle de « l’homme flexible » (Sennett). Flexibilité, mobilité, esprit d’équipe tout comme l’accélération et la capacité d’adaptation représentent les aspects de cette image de l’homme qui focalise l’individu et qui dépeint en grande partie les qualités de l’image de l’homme eurocentrique. La focalisation de l’économie et la réduction de l’importance d’aspects sociaux et culturels dans un soucis de rationalisation, d’augmentation de l’effectivité et l’optimisation du profit, s’inscrivent également dans un contexte eurocentrique. C’est également une raison pour laquelle ce développement universalisant rencontre des oppositions dans des cultures différentes et au sein desquelles l’adoption des normes inhérentes à la mondialisation est perçue comme « trahison » de la culture propre, entraînant alors le refus de ces normes mêmes. La soumission à une telle norme anthropologique abstraite n’est pas donnée au sein d’une culture, et encore moins, au sein de la société mondiale. C’est ce que révèlent aussi nos recherches en Anthropologie historique à Berlin, caractérisées par des efforts transdisciplinaires qui même après la "mort de l’homme" et la fin de la norme anthropologique, servent à analyser des phénomènes et des structures du monde des hommes. Cette anthropologie historique constitue un domaine capital du savoir culturel caractérisé aujourd’hui par le pluralisme et la diversité. Tout savoir anthropologique est pluriel et hétérogène. C’est pourquoi le savoir anthropologique est aussi un savoir relatif et fractal, provisoire et limité.
Ce savoir anthropologique fonctionne dans une double contextualité historique et culturelle: d’une part, pour celui qui produit la connaissance, et, d’autre part, pour celui qui, dans ses recherches, s’appuie sur ce savoir produit dans un contexte donné. Cette double historicité et culturalité relativise le contenu du savoir anthropologique. En même temps, ce rapport au temps crée une perspective nouvelle qui souligne le fait qu’il n’y a pas de vérité en soi et pour soi, mais que toute connaissance est à considérer dans son rapport au contexte. Bien plus, le savoir anthropologique crée de nouvelles questions, perspectives, et de nouveaux thèmes. La fin de l’époque où dominaient des systèmes anthropologiques refermés sur eux-mêmes offre de nouvelles occasions de produire de nouveaux objets. L’anthropologie devient une anthropologie historique et culturelle qui prend en compte l’historicité et la culturalité du chercheur ainsi que celles de son objet. L’anthropologie historique et culturelle essaie encore de mettre en relation les perspectives et les méthodes qui sont les siennes avec celles de son objet. Son objectif n’est plus la recherche sur l’homme comme être universel, mais sur des hommes et des enfants réels, dans des contextes historiques et sociaux déterminés. Dans cette perspective, l’idée d’ un concept totalisant de l’homme perd de sa valeur. L’anthropologie historique et culturelle de l’éducation ne se limite pas à certaines cultures ni à certaines époques. Dans la réflexion sur sa propre historicité et culturalité, elle peut en principe surmonter l’eurocentrisme des sciences humaines et l’intérêt purement historiciste de l’histoire, et s’engager dans les problèmes non résolus du présent et du futur.
L’anthropologie doit, dans sa propre compréhension, inclure une critique anthropologique qui thématise son champ de compétences et ses limites. Par exemple, la critique de l’anthropologie doit travailler sur les simplifications qui résultent des comparaisons homme/animal de l’anthropologie traditionnelle. Elle doit aussi prendre en compte les erreurs issues de la distinction populaire entre nature et culture. Elle doit encore s’attacher à éviter les réductions objectivistes de l’homme. La critique anthropologique examine les concepts centraux, les modèles, les procédés de l’anthropologie et réfléchit aux conditions de légitimité des connaissances de l´anthropologie.
L’anthropologie est plurielle et réflexive. C’est pourquoi elle se méfie des consolidations précipitées de son savoir et reste disponible pour accueillir le “différent”. Grâce à ce pluralisme (qui diverge d’une attitude qui met tout sur le même plan), une ouverture de principe pour le travail interdisciplinaire lui permet de s’intéresser à la complexité plutôt qu’à la réduction du savoir anthropologique. Le savoir anthropologique se constitue à partir des conditions spécifiques dictées par la culture et le langage, et ceci est d’autant plus vrai aujourd’hui qu’il se construit dans une conjoncture où l’international et l’interculturel prennent une place de plus en plus importante. Ceci signifie que plus le savoir augmente, et plus augmente le non-savoir. Certes, la complexité des liens conceptuels s’agrandit, mais avec celle-ci s’accroissent aussi les déficits du savoir. L’homme est un homo absconditus qui n’est pas en mesure de se comprendre de manière approprié lui-même, ni de comprendre ni les formes et pratiques de vie, ni les produits sociaux et culturels qui sont les siens.

Les difficultés rencontrées dans la mise en place de l’européisation et de la mondialisation universelle révèlent ainsi l’insuffisance de l’image de l’homme contenue dans leurs volontés universelles. Ces difficultés montrent à quel point l’élaboration d’une européisation et d’une mondialisation différenciées qui tiennent compte des différences existant dans la société européenne et mondiale est nécessaire. Ce point du vue vient renforcer les recherches de l’anthropologie historique culturelle dont il ressort qu’une anthropologie normative n’est pas possible dans le contexte européen, et donc encore moins à l’échelle de la société mondiale.



Références:

- Wulf, Christoph (ed.), Education in Europe. An Intercultural Task, Münster et al., Waxmann, 1995.
- Wulf, Christoph, Anthropologie de l’éducation, Paris, L’Harmattan, 1999.
- Wulf, Christoph/Christine Merkel (éds.), Globalisierung als Herausforderung der Erziehung. Theorien, Grundlagen, Fallstudien, Münster et al., Waxmann, 2002.
- Wulf, Christoph (dir.), Traité d’anthropologie historique. Histoires, cultures, philosophies, Paris, L’Harmattan, 2002.
- Wulf, Christoph et alii, Penser les pratiques sociales comme rituels. Ethnographie et genèse de communautés, Paris, L’Harmattan, 2004.
- Wulf, Christoph, Une anthropologie historique et culturelle. Rituels, mimésis sociale et performativité, Paris, Téraêdre, 2006.


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