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Date :  2006-09-08
langue :  Français
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Négritude

Négritude

Source :  Tanella Boni


La Négritude est un mouvement littéraire, esthétique et philosophique mais aussi une quête identitaire qui a permis de relier par les textes et par la pensée l’Afrique, l’Europe, l’Amérique et la Caraïbe. Le contexte dans lequel émerge le concept renvoie d’abord au récit de vie de trois étudiants, auxquels se joindront quelques autres. Aimé Césaire et Léon Gontran Damas, l’un Martiniquais et l’autre Guyanais, se connaissaient déjà au Lycée Schoelcher de Fort-de- France. Au début des années 1930, ils se retrouvent à Paris et, curieux de découvrir l’Afrique, se rapprochent de Léopold Sédar Senghor le Sénégalais qui incarnait à leurs yeux la dignité d’une culture qu’ils cherchaient à comprendre. La rencontre entre Antillais et Africains n’allait pas de soi : elle pouvait ressembler à un défi.

Au contact de la culture française qui les renvoie à leur différence — le fait d’être « nègre » — chacun entame sa propre quête identitaire. Mais il y a d’abord, comme dans un conte ou un mythe, une famille qui rassemble, sert de lien entre les membres d’un groupe. S’il y a les sœurs Nardal, musiciennes qui organisent des réunions informelles et artistiques ainsi que des débats littéraires, il y a aussi la famille Achille (1) : « L’appartement des Achille, situé non loin de la Sorbonne, dominait le jardin des plantes, ce qui était pratique aussi bien pour les étudiants que pour les voyageurs américains » (2). L’on y parle au moins deux langues, l’anglais et le français, et, en ce lieu, une autre rencontre de taille se joue : celle des inventeurs de la Négritude avec les œuvres (parfois les écrivains eux-mêmes ou les critiques) de la Renaissance de Harlem, du New Negro Movement et d’autres associations de défense des droits des Noirs. Ces auteurs noirs vivant aux États-Unis, Langston Hugues, Claude Mc Kay, Countee Cullen, Alain Locke et d’autres, sont tout aussi préoccupés par leur histoire, leurs droits, la question de la race. Le rôle essentiel de la Revue du monde noir, dédiée à la culture dès 1931, doit être mentionné. Paulette Nardal en est la secrétaire de rédaction. La revue publie des poèmes d’auteurs Noirs Américains, des textes de jeunes Antillais et des travaux d’ethnologues comme Maurice Delafosse et Léo Frobenius que citera plus tard Senghor dans ses essais, en parlant de « l’âme noire » et de la « négritude objective » (3). Mais le mot négritude apparaît à partir de septembre 1934 dans L’étudiant noir (4), revue dans laquelle Césaire est rédacteur en chef, Damas secrétaire de rédaction et Senghor collaborateur. Paulette Nardal et Gilbert Gratiant publient aussi dans L’Etudiant noir après avoir été de l’équipe de la Revue du Monde noir qui avait cessé de paraître après six numéros. D’une revue à l’autre, l’idée de négritude était en gestation jusqu’à l’invention du mot rassemblant une communauté de destin.

Le concept de « new negro » d’Alain Locke a dû marquer les esprits des trois fondateurs de la Négritude. Mais la vitalité d’un mouvement littéraire et d’un concept qui le fonde se mesure aussi à l’a une d’une réception passionnée des idées véhiculées. Dès le départ, les lecteurs font attention à ce mot « nègre » (5) contenu dans négritude, car « nègre », ce n’est pas seulement « noir », c’est toute une histoire : celle de l’esclavage et de la colonisation, celle d’une condition humaine particulière. Le mot n’est pas péjoratif, tout au contraire. Il dit un passé qui a envie d’être tu et dévoile un présent qui ne peut pas se cacher. Est-ce un hasard si les plus grands poètes et philosophes français ne restent pas indifférents? Desnos préface Pigments de Damas en 1937 (6) et Breton Les armes miraculeuses de Césaire publié en 1946, scellant la rencontre entre Surréalisme et Négritude. Sartre écrit Orphée noir pour présenter les poètes de L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Senghor en 1948. A partir de 1947, Alioune Diop fonde à Paris la revue Présence Africaine, qui sert de creuset et de lieu de diffusion des idées. La Négritude semble avoir résisté à l’épreuve du temps. Elle est encore vivante dans les débats, décriée ou galvaudée, comme le dit Césaire qui avoue ne pas « aimer tous les jours » ce mot qu’il a lui-même inventé (7).

Chez Césaire le concept renvoie à « une somme d’expériences vécues qui ont fini par définir et caractériser une des formes de l’humaine destinée telle que l’histoire l’a faite : c’est une des formes historiques de la condition humaine» (8). Cette condition est d’abord celle de groupes humains ayant subi toutes sortes de violences, oppressions et discriminations et qui, à un moment donné de leur histoire, prennent conscience de cette vérité dont le mode privilégié d’expression est la poésie, qui dit ce besoin profond de rattacher les expériences vécues les unes aux autres. Pour Damas, antimilitariste et antifasciste, il s’agit de résister à l’assimilation et de lutter contre le racisme, comme il le montre dans Pigments. Dans ses œuvres ultérieures, il parle aussi d’amour et aime le jazz. Chez Senghor, au-delà de la poésie qui est rythme, il y a l’esthétique et la philosophie de la Négritude. Il montre en quel sens l’art nègre a influencé cubistes et surréalistes. Le Nègre est sensuel et émotif. À la raison cartésienne nécessaire pour la clarté et la précision de la pensée, Senghor préfère la conception d’un homme intégral spirituel et sensuel qu’il trouve chez Bergson et Teilhard de Chardin. Le monde nègre est un tout ordonné, un cosmos dans lequel chaque être a sa place. Il s’agit donc de réhabiliter ces valeurs et ces repères bafoués par la traite négrière et la colonisation. Ainsi, la manière d’être nègre est pensée en rapport avec toutes les autres cultures. La Négritude n’est point enfermement mais ouverture, car l’homme noir apporte sa pierre à la construction de la civilisation de l’universel.

Les critiques contre la Négritude ne manquent pas, preuve que le mouvement a marqué son temps et continue d’interpeller. À ceux qui reprochent à ces poètes d’écrire en français, Senghor répond dans la postface à Ethiopiques (9): le seul empire acceptable, pense-t-il, est celui des valeurs nègres. Quant à la critique de Wole Soyinka, elle est célèbre : « le tigre ne proclame pas sa tigritude… » (10). En 2001, tout en reconnaissant le travail de réhabilitation de la mémoire fait par la Négritude, Soyinka affirme : « C’est qu’elle n’était pas suffisamment ancrée dans l’actualité… c’est comme regarder tout le temps son nombril pour voir d’où l’on est venu, alors que les problèmes sont immédiats » (11). Au fil du temps, d’autres critiques ont vu le jour comme celle de Stanislas Spéro Adotevi, incisive, dans Négritude et négrologues (12). Admirée ou décriée, la Négritude est un moment incontournable dans l’histoire de la pensée littéraire, esthétique et philosophique du « monde noir ». Elle pourrait être aussi analysée d’un point de vue politique, les trois fondateurs ayant joué un rôle politique décisif dans leurs pays respectifs.

Aujourd’hui, parce que les mondialisations en cours posent d’autres types de problèmes, on se demande si un « monde noir » existe et si un mouvement unitaire est possible. Les penseurs et les écrivains venant des Afriques, des Antilles et des Amériques restent des individualités, ont du mal à se rencontrer et à se connaître, malgré tous les colloques et les débats au cours desquels ils peuvent croiser leurs regards.




Notes:

(1) Louis T. Achille a été le professeur d’anglais de Damas. Sa fille, Isabelle Victoria V. Achille épouse Léon Gontran Damas en janvier 1949. En outre, les familles Achille et Nardal, Martiniquaises, ont des liens de parenté.
(2) Janet G. Vaillant, Vie de Léopold Sédar Senghor, Noir, Français et Africain, Trad. française, Paris, Khartala-Sephis, 2006, p. 124.
(3) L. S. Senghor, Liberté V, Le dialogue des cultures, Paris, Seuil, 1993, p. 17
(4) Un seul numéro de cette revue a été conservé, celui de mars 1935. Voir Janet G. Vaillant, op. cit, p. 142, note 39.
(5) Nègre je suis, nègre je resterai, tel est le titre du livre publié par Aimé Césaire en 2005 chez Albin Michel, à Paris. Entretiens avec Françoise Vergès.
(6) Date de la première édition à compte d’auteur, celle dans laquelle figure la préface de Robert Desnos.
(7) Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, suivi de Discours sur la négritude, Paris, Présence Africaine, réédition 2004, p. 80.
(8) Aimé Césaire, op. cit. p. 81.
(9) « Comme les lamantins vont boire à la source », Ethiopiques, (1956), postface. Voir L.S. Senghor, Œuvre poétique, Paris, Seuil, coll. Points, p. 155 sqq. Et Liberté I, Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964, p. 218 sqq.
(10) Cette phrase aurait été prononcée la première fois à Kampala, lors d’une rencontre littéraire en 1962. Senghor la rappelle plus d’une fois dans ses essais voir par exemple Liberté V, Le dialogue des cultures, Paris, Seuil, 1993, p. 14.
(11) Voir l’interview de Wole Soyinka, propos recueillis par Boniface Mongo- Mboussa, et Tanella Boni « Du droit de perdre l’espoir », Africultures, n° 39, juin 2001.
(12) Stanislas Spéro Adotevi, Négritude et négrologues, Paris, 10/18, 1972, réédition, le Castor Astral, 1998.




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