LE vif débat soulevé par la déclaration de Jean-Marie Messier dressant l'avis de décès de "l'exception culturelle française" a valeur de symptôme. Il montre combien, à l'heure de la mondialisation, la culture est devenue un enjeu majeur dans notre société.
Sans avoir lu Gramsci, les dirigeants américains ont compris depuis longtemps que l'hégémonie culturelle fraie la voie à la domination économique et politique. Les accords Blum-Byrnes de 1946 conditionnaient déjà l'aide du plan Marshall à l'ouverture des marchés européens à la production cinématographique d'Hollywood. Tout au long du demi-siècle qui a suivi, les Etats-Unis n'ont eu de cesse, au nom du libre-échange, de démanteler les systèmes d'aide que certains pays européens - au premier rang desquels la France - avaient mis sur pied pour défendre leur création nationale. Là où ils y sont parvenus, cette création a périclité et le rouleau compresseur américain a tout emporté.
Aujourd'hui encore, les Etats-Unis usent de leur influence - qui n'est pas mince - pour inscrire le cinéma et l'audiovisuel dans les négociations de l'OMC sur la libéralisation des services. La fin de non-recevoir qu'ils ont essuyée, à l'initiative des Européens, aussi bien à Seattle qu'à Doha, n'a en rien découragé leurs efforts.
On comprend, dans ces conditions, que les propos du patron de Vivendi Universal aient suscité une certaine émotion. Dans cette affaire, le contexte et le moment ont joué autant, sinon plus, que le texte. C'est pourquoi les mises au point et les protestations de Jean-Marie Messier n'ont pas convaincu. Ses nombreuses acquisitions aux Etats-Unis, en 2000 et 2001, celles, également importantes, qui sont à venir, déplacent outre-Atlantique le centre de gravité de Vivendi Universal.
De là à déduire que J2M a adopté le credo de la Motion Picture Association of America (MPAA), puissant groupe de pression des grands studios hollywoodiens, dont il est membre, il n'y a qu'un pas que la plupart des commentateurs ont allégrement franchi. Comment concilier, en effet, la "défense de la diversité culturelle" et une "création de valeur pour les actionnaires" à deux chiffres ? "Sublime faux procès", comme l'affirme l'intéressé, ou anticipation lucide ? L'avenir proche nous le dira.
Notre responsabilité n'est pas de supputer la bonne ou la mauvaise foi, ni la vraie ou fausse conscience du patron de Vivendi Universal, mais de défendre et de consolider notre système d'aide au secteur culturel contre tous ceux qui veulent le soumettre aux lois du libre-échange. Le large consensus qui s'est exprimé à ce sujet, à gauche comme à droite, ne peut que nous réjouir.
Quand les conservateurs libéraux dénoncent les limites du marché et approuvent un système de quotas et de péréquation destiné à prémunir un secteur d'activités des dégâts du "laisser-faire", les socialistes ne peuvent que s'en féliciter. C'est ce qu'on appelle un hommage du vice rendu à la vertu.
Mais, il ne suffit pas de clamer que "non, décidément, l'exception culturelle n'est pas morte". Il faut encore préciser ce qu'on entend entreprendre pour la faire vivre et empêcher ceux qui veulent l'occire de perpétrer leur méfait. Trois objectifs doivent être poursuivis. Il faut tout d'abord gagner à ce principe un maximum de pays en Europe et dans le monde. L'exception culturelle n'est pas "française" mais universelle. Chaque peuple doit avoir le droit de défendre et de promouvoir sa culture, sans se voir opposer les sacro-saintes règles du libre commerce. Le meilleur moyen d'assurer la pérennité de notre système d'aide à la création et à l'innovation culturelles, c'est d'œ;uvrer à ce que le plus grand nombre possible de pays s'en inspirent et se dotent d'un système comparable. Après tout, dans les domaines du cinéma, de la musique, du livre, du spectacle vivant, il a fait ses preuves.
Réciproquement, nous pourrions utilement nous inspirer des "bonnes pratiques" inventées dans d'autres pays de l'Union européenne : les chaînes publiques de télévision sont beaucoup mieux financées en Grande-Bretagne et en Allemagne qu'en France, par exemple, et le dynamisme de l'industrie des programmes dans ces deux pays s'en ressent. Il y aurait beaucoup à apprendre aussi des actions de soutien mises en œ;uvre par les Anglais et les Allemands en faveur des arts plastiques.
La culture peut et doit être le ciment d'une Europe dotée d'un véritable projet de civilisation. Il faut promouvoir une charte européenne de la culture visant à européaniser notre système d'aide au cinéma, comme notre engagement à consacrer au moins 1 % du budget de la nation à la culture. Il faut assurer la montée en charge du plan Médias-Plus - 400 millions d'euros - pour favoriser la circulation des œ;uvres de chaque pays membre au sein de l'Union et dans le monde, créer un forum permanent des professionnels et créateurs européens, adapter le droit d'auteur au nouveau contexte des nouvelles technologies de l'information et de la communication.
L'UE ne doit pas se contenter d'une attitude purement défensive dans la lutte contre la déréglementation. Elle doit porter ce combat dans toutes les enceintes internationales - à commencer par l'Unesco - et constituer un véritable front international pour la défense des identités et de la diversité culturelles.
En deuxième lieu, il faut préserver un service public de l'audiovisuel fort : France Télévision, Radio France, ne sont pas "opéables", alors qu'aucune entreprise privée de ce secteur n'est à l'abri d'une fusion-acquisition, dont on voit bien le début, mais dont on ignore la fin. Le projet de privatisation de France 2 que défend la droite, après avoir privatisé TF1 en 1986, s'inscrit dans une politique de marginalisation du service public dangereuse et dommageable.
En troisième lieu, il faut promouvoir une véritable politique industrielle de la communication et de l'audiovisuel : inciter à la création de grands groupes transnationaux européens, capables de faire le poids face aux tycoons américains : les AOL Time Warner, News Corp, Walt Disney, Viacom,... engagés dans un processus de concentration et de mondialisation qui est loin d'être achevé. On doit regretter que les négociations engagées entre Videndi et Bertelsmann, au lendemain de la fusion AOL Time Warner, n'aient pas abouti et que J2M ait préféré l'aventure américaine avec Seagram plutôt que l'ambition européenne avec le géant d'outre-Rhin.
Ce mouvement de mondialisation et de concentration dans l'audiovisuel doit être maîtrisé et régulé. Il débouche en effet sur une redoutable centralisation du pouvoir culturel et médiatique, menaçant la diversité culturelle. Présents dans tous les secteurs - cinéma, télévision, musique, jeux, édition, Internet - et à toutes les étapes - production, programmation, distribution -, les grands groupes d'entertainment peuvent fonctionner en autarcie : diffuser en priorité leurs propres produits et produire essentiellement pour leurs propres circuits. Difficile, dans ces conditions, pour les créateurs indépendants, de se frayer la voie vers un large public. La législation contre les abus de position dominante devra être adaptée et renforcée, les obligations faites aux opérateurs privés de contribuer au financement et à la diffusion d'œ;uvres originales, françaises et européennes, devront être garanties. Les filiales des grands groupes transnationaux implantées dans notre pays respectent nos lois et notre droit. On ne voit pas pourquoi les grandes entreprises de la communication et des médias s'affranchiraient de nos lois audiovisuelles et des décisions du CSA chargé de les faire appliquer.
Grâce aux déclarations fracassantes du patron de Vivendi Universal, l'ambition culturelle a quelques chances de figurer en bonne place dans le débat des prochaines élections. Sur ce point au moins, on doit lui rendre hommage.
Henri Weber est secrétaire national du PS à la culture et aux médias, sénateur de la Seine-Maritime.
par Henri Weber