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Date :  2006-09-18
langue :  Français
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Dialogue entre gens du métier à propos d’une pièce de théâtre de Peter Handke

Lundi 18 septembre 2006 au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers

Intervention de Jack Ralite - sénateur, animateur des Etats Généraux de la Culture

Source :  Jack Ralite


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Chacune et chacun d’entre vous,

Votre présence est tonifiante étant donné l’objet du débat. Très grand merci à Didier Bezace de nous accueillir au Théâtre de la Commune.

Ici ou là on a pu dire « maintenant ce sujet est dépassé, à quoi bon en reparler ». Il n’est pas dépassé s’il n’est plus dans l’actualité immédiate. Les questions qu’il a soulevées demeurent, se sont même approfondies étant donné la distance qui opère un tricotage intime entre la mémoire et l’oubli.

Ce n’est pas une réunion facile. Parmi ceux qui vont ouvrir le débat, aucun n’est partisan de Milosevic, aucun ne sous-estime la grande qualité d’écrivain notamment d’écrivain de théâtre de Peter Handke. Pourtant ces personnes expriment une pluralité d’avis. Cela nous oblige à des réflexions, des pensées allant au-delà de ce qui fut publié dans la presse au printemps y compris par certains des intervenants. Je précise qu’il n’était pas possible, dans les interventions du début, de prendre tous ceux qui s’étaient exprimés en mai/juin. J’ai simplement eu le souci exigeant d’un vrai pluralisme des idées et des places occupées dans la société en insistant sur les artistes.

Un souhait : beaucoup sans doute parmi vous ont été légitimement choqués des conditions de renvoi de Marcel Bozonnet. Cela ne doit pas contrarier notre volonté de débattre comme viennent de le faire nos amis allemands. Vous savez que le prix Heinrich Heine avait été décerné à Peter Handke puis retiré par la ville de Düsseldorf, ville fondatrice du prix et le finançant, suite au déplacement de Peter Handke aux obsèques de Milosevic. C’est l’Académie des Arts à Berlin qui a tenu le 23 août dernier un de ses grands débats annuels à ce propos. La situation pour eux est à la fois plus complexe et plus simple étant donné les déclarations de Günter Grass et l’exposition à Schwerin, de travaux du sculpteur officiel de l’Allemagne nazie Arno Breker. En tout cas nous ne sommes pas là pour juger Marcel Bozonnet.

Oui, ce qui nous assemble est très important et n’a pas donné lieu à un débat jusqu’ici. Les articles que j’ai évoqués ont été plutôt une cohabitation de monologues comme d’ailleurs souvent aujourd’hui en France où on a du mal à faire vraiment société et où se développe sur tel ou tel sujet non pas une construction issue du débat démocratique et critique ce qui suppose la connaissance et la reconnaissance de l’autre, mais une ébauche même inconsciente de communautarisme. Le philosophe italien Massimo Cacciari qui fut maire de Venise disait dans un livre dense et profond sur l’Europe « le pluralisme serait un malheur si chacune de ses composantes n’avait pas d’hospitalité pour l’autre ». Il ne s’agit pas de renoncer à priori à son point de vue mais de confronter sa pensée à la pensée de l’autre, de sortir de l’enfermement que créé la bonne conscience surtout si elle est moralisatrice, bonne conscience qui ne connaît que le noir et blanc, le mal et le bien, c’est-à-dire la solution en apparence la plus commune, la plus simple comme si était épuisée toute possibilité de surprise, d’inédit, d’être ébranlé, dérouté, comme si n’apparaissaient pas de nouvelles ignorances dans le monde en dehors de soi, et par voie de conséquence dans son monde à soi. Ce que nous devrions prendre comme ligne de conduite, c’est de ne pas échanger des certitudes mais des informations, des convictions et surtout des interrogations. Julien Gracq a bien raison : « Il faudrait élaguer entre soi et le monde tout ce qui n’est pas heure d’écoute profonde ».

« Heure d’écoute profonde….. », l’expression est très forte et vaut particulièrement quand on considère un auteur et son œuvre. Ce problème existe depuis très longtemps. Dans le cas concret dont nous allons parler ce problème ne connaît-il pas une acuité particulière ? De ce point de vue, je me questionne, questionnons-nous. L’histoire a connu et connaît nombre d’auteurs dont l’œuvre et l’engagement ne concordent pas. Grand écart qui ne peut pas être sans conséquence. L’auteur peut très bien rester à quai alors que son œuvre gagne la haute mer. Cela peut paraître un désordre. Diderot disait déjà « méfiez-vous de celui qui veut mettre de l’ordre. Ordonner c’est toujours se rendre maître des autres en les gênant ». C’est aussi bouleverser la place du symbolique, de l’imaginaire, qui nous affrontent à l’inconnu et à l’altérité et là l’art est essentiel. Michaux dirait : « skieurs au fond d’un puit ». René Char : « l’inaccompli bourdonne d’essentiel ». Et Braque « l’art est une blessure qui devient une lumière ».

Il y a dans l’art, dans l’œuvre artistique comme un jet volcanique qui opère une rupture dans les profondeurs du partenaire. L’art disons le mot nous augmente. Cette question mérite d’être posée aussi à propos de Peter Handke.

J’ai été très engagé aux cotés du peuple bosniaque pendant la guerre que vous connaissez et je n’ai aucune faiblesse à l’égard de ceux qui ont soutenu Milosevic. J’étais encore jeudi 7 septembre à l’UNESCO à la présentation du beau film « Sarajevo mon amour » qui aborde notamment les viols des femmes, qui pour moi s’inscrivent comme l’a dit en 1995 Jean-Luc Nancy dans « l’exigence acharnée d’un seul sens, d’un sens unique et dominateur ».

Mais je n’oublie pas ce que j’ai dit lors de la déclaration d’Avignon, véritable tocsin, le 20 juillet 95 devant le Palais des Papes : « Il faut commencer à poser à partir ou au-delà de la question bosniaque la question de l’ex Yougoslavie. Comme à l’évidence les dirigeants des pays européens ont du mal -le veulent-ils d’ailleurs- à s’entendre sur l’urgence, peut-être faut-il à côté de cette urgence essentielle, incontournable, une autre initiative des artistes, en tout cas je l’appelle de mes vœux. Pourquoi n’organiseriez-vous pas cet automne une rencontre d’artistes, d’écrivains de l’ex Yougoslavie peut-être même des Balkans -et je vous accueillerai bien volontiers à Aubervilliers au Théâtre de la Commune- pour chercher, discuter, proposer et agir, dans l’esprit de Mandela à l’échelle de ce pays dont l’éclatement est un drame et qui a besoin à terme sous une forme à débattre, à inventer, de se retrouver. Et pourquoi pas dans un premier temps comme espace culturel. Ils ont bien une langue commune. C’est difficile et alors « si tu n’espère pas l’inespéré tu ne le trouveras pas ». C’était il y a dix ans.

Même si ce n’est pas l’ordre du jour de notre soirée, reprendre cette idée sous cette forme ou une autre ne devrait plus être une utopie. M’y encouragent notamment plusieurs intellectuels et artistes serbes qui ont combattu Milosevic et me disent avoir été entendus par Peter Handke. Ne pensez-vous pas d’ailleurs que Peter Handke devrait y avoir sa place ? Avec, je le cite, ce « contre monde » qu’il appelle de ses vœux, qui selon lui existe et est à découvrir, « contre-monde » qu’il oppose au « prétendu monde qui n’est pas le monde d’aujourd’hui ». « Contre monde », « prétendu monde », ce sont ses expressions.

Dans une intervention à l’Université de Klagenfurt, le 8 novembre 2002, l’auteur de « Par-delà les villages » évoque la découverte qu’il fit de l’œuvre de René Char : « Fureur et mystère » et dit l’influence décisive qu’elle a eue sur lui. J’ai relu « Fureur et mystère » et voici quelques incursions significatives dans cet ensemble de quelque cent poèmes :

« Sommes-nous voués à n’être que des débuts de vérité »

« Je suis homme des berges ne pouvant l’être toujours du torrent »

« Je n’écrirai pas le poème d’acquiescement. Comment m’entendez-vous. Je parle de si loin »

« L’espoir du poète vise à transformer les vieux ennemis en loyaux adversaires »


A méditer, surtout quand on sait que le grand résistant René Char a invité Heideger à tenir ses trois derniers séminaires au Thor près de l’Isle sur Sorgue en 1968, 1969, 1970.

Je suis en fureur contre Milosevic, en fureur contre Srebrenica et je bute contre le mystère Peter Handke, cet auteur si précieux, de distance et de résistance, de quotidien et de cet insignifiant souvent si important, oui, cet auteur-là présent à Pozarevac à l’enterrement de Milosevic. Comment vivre et penser ces contraires qui s’excluent, à moins que ce ne soit des contrastes qui se complètent dans une « salve d’avenir », l’expression est de Char.

Je bute là, sur l’idée de responsabilité de l’artiste que la Comédie Française a avancée et qui fut à l’ordre du jour de la rencontre de Berlin. Je cite : « Quel sérieux accorde-t-on aux engagements politiques des artistes quand ils s’écartent du courant dominant ou même prennent des voies opposées ? Pourquoi les perceptions artistiques du monde sont-elles différentes de l’image du monde transmise par les médias ? Le droit d’ingérence est-il bienvenu ? Quel rôle joue l’artiste dans la société des médias ? Il s’agit là de questions touchant l’art, la politique mais aussi le travail alimentaire et pour finir l’opportunisme, la prise en charge et le penchant à se laisser séduire. Existe-t-il une sorte d’indulgence (précisément de permise) accordée aux artistes ? L’œuvre artistique reconnue joue-t-elle le rôle d’une retraite comme sacro-sainte pour échapper à la nécessité de la responsabilité politique ? Dans l’absolu qu’en est-il de la responsabilité de l’artiste face à l’opinion publique ? ».

Notre débat est un travail inouï pour peu que l’on accepte de s’évader de l’entretien trivial, de la sorte d’espéranto qui a réussi dans les médias. Ce n’est pas un ouvre-boite, ni un passe-partout qui nous permettront d’approfondir, d’avancer, de construire, y compris en se chargeant des projectiles rencontrés chez Handke sans pour cela les cautionner, sachant aussi que Botho Strauss, ce féroce contempteur de la société a dit « je demande pour Handke le droit de faire une erreur », pour ma part je dirais plutôt qu’Handke utilise sacrilège et blasphème comme écho d’une souffrance d’un « pays perdu », l’Etat fédéral Yougoslave.

J’ai conscience d’avoir été long, ou court, surtout d’avoir été insuffisant. Mais nos invités forment un bouquet de pensées roboratives et avec le dialogue que vous ne manquerez pas d’avoir avec eux, entre vous aussi pourquoi pas, et eux entre eux, nous sortirons sans doute du Théâtre de la Commune sans alphabet et heureusement, mais aussi avec autre chose qu’une canne blanche ou une canne vengeresse, pour cheminer dans la grande complexité du sujet.

Pasternak me permettra de clore ce propos liminaire : « Incompatibilité de l’art nécessairement insoumis, avec l’utopie rationaliste qui prétend résoudre une fois pour toute les contradictions de la vie. L’art doit être l’extrême d’une époque et non sa résultante ».



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